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Le Champignon en littérature

Dernière mise à jour : 21 août


Comme mise en bouche, cet article d'Elaine Després sur "Les champignons dans la littérature" (in Jean Després (dir.), L'univers des champignons, Presses de l'Université de Montréal, 2012). :


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Poésie :


Denise Martin, dans un article intitulé "La Bretagne de Tristan Corbière". (In : Annales de Bretagne. Tome 79, numéro 3, 1972. pp. 695-721) nous confie :


Le plus souvent, Corbière traduit, pour leur valeur expressive, certaines expressions bretonnes :


- Les crapauds,

Petits chantres mélancoliques,

Empoisonnent de leurs coliques

Les champignons, leurs escabeaux. (Paysage mauvais, p. 123)


En breton le champignon se dit « Tog Tonsek », ce qui se traduit littéralement par « chapeau de crapaud ». Il y a toujours une relation entre le champignon et le crapaud. Selon la légende, les crapauds, par leurs pustules, auraient envenimé les champignons. Tristan est fidèle à la légende.

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Champignons


Sur la plaine, à petits bruits, Il a plu toute la nuit. Et maintenant, goutte à goutte, Le bois ruisselant s'égoutte.


Et voilà qu'en bataillons, S'éveillent les champignons. Mousserons et Chanterelles, Aux amusantes ombrelles.


Courons le long des halliers Et remplissons nos paniers. Ce soir, autour de la table, Goûtant leur chair délectable


Nous croirons, " Oh quel fumet !", Manger toute la forêt.


Raymond Richard, "Champignons" in A petits pas, Poèmes pour les tout-petits, 1945 (Éditions du Cep beaujolais)

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PAUVRES CHAMPIGNONS

Quand je vais dans la forêt

Je regarde les champignons

L’amanite elle a la grippe

La coulemelle n’est pas très très belle

La morille est mangée de chenilles

Le bolet n’est pas frais, frais, frais

La girolle fait un peu la folle

La langue de bœuf n’a plus le foie neuf

Le lactaire est très en colère

La clavaire ça c’est son affaire

Le cèpe de son côté perd la tête

Moi, je préfère les champignons de Paris

Eux, au moins, n’ont pas de maladies.


Pascale Pautrat

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Contes et légendes :


Léon de Laujon, dans "La Sœur du petit Poucet" (in Contes et légendes, 1862) met à l'honneur les champignons :


[...] Il y avait à quelque distance du palais, un beau lac dont l'eau était transparente comme du cristal. Fagotte aimait à se promener sur ses bords. Souvent elle regardait à travers l'eau les cailloux brillants qui tapissaient le fond du lac, et peu à peu sa vue devenait plus perçante. Alors elle voyait des fleurs qui se balançaient sous l'eau, des poissons qui avaient des écailles de toutes couleurs, et ce spectacle finissait par l'éblouir, au point qu'elle croyait voir des sourires dans l'eau.

L'intendant avait remarqué cela. Il avait aussi remarqué que la fée aimait beaucoup les champignons, et que Fagotte, pour lui faire plaisir, en cueillait souvent. Elle savait très-bien distinguer les bons des mauvais. Un jour, la fée dit : « Voilà bien longtemps que je n'ai mangé des champignons.

Fagotte ne perdit pas ce mot : l'intendant non plus. La nuit il se leva, alla au fond du jardin, fit trois cercles magiques autour de lui, creusa un trou dans la terre, et, y appliquant sa bouche, il cria de toutes ses forces :

« A moi, mes frères ! »

Aussitôt la terre du jardin se souleva de tous côtés en petits monceaux semblables à ceux que font les taupes ; puis, de chacune de ces taupinières, il sortit un petit homme haut comme le coude, bossu, difforme, avec une tête grosse comme une citrouille. C'étaient les gnomes, génies malfaisants qui habitent sous terre. Cette bande de nains se mit à danser en rond en poussant de petits cris aigus, et en faisant des contorsions et des grimaces de toute sorte. Puis ils se rassemblèrent autour de l'intendant, en disant tous ensemble :

« Notre frère nous a appelés ; nous voici, qu'il commande. »

Alors celui-ci mit à sa bouche une grande trompe qu'il tira de terre, et dont l'extrémité était si large, que tous les gnomes s'y blottirent pour écouter. Il leur parla à travers cet étrange porte-voix, et leur commanda de faire pousser des champignons vénéneux qui auraient l'apparence des bons. Puis tous disparurent sous terre.

Le lendemain, Fagotte, éveillée de bonne heure, courut à travers le jardin pour chercher des champignons, Elle n'en trouva point d'abord.

Mais arrivée à l'endroit où l'intendant avait fait ses cercles magiques, elle en vit une demi-douzaine qui avaient tous les caractères qui distinguent les bons. Au moment où elle se baissait pour les cueillir, un roitelet s'abattit en cet endroit, et se mit à becqueter les champignons. Fagotte, craignant qu'il ne les gâtât, se hâta de le chasser, et l'oiseau s'envola en poussant des cris plaintifs. Maîtresse de ses champignons, la petite fille les porta à la cuisine, où on les prépara. Le soir, la fée lui fit compliment en voyant servir son plat favori. Elle en mangea avec délices, et Fagotte eut la délicatesse de dire qu'elle n'avait plus faim, pour le laisser tout entier à sa maîtresse.

Mais une heure après, la fée fut prise de coliques affreuses, et bientôt elle sentit qu'elle était empoisonnée. L'intendant arriva aussitôt, déclara que les champignons étaient vénéneux, et que Fagotte les avait choisis exprès, afin d'empoisonner sa maîtresse, qui était trop bonne pour elle.

« La preuve qu'elle a voulu vous faire mourir, ajouta-t-il, c'est qu'elle a eu soin de ne pas manger de champignons. »

La pauvre enfant eut beau protester de son innocence ; tous les indices étaient contre elle. Aussitôt que la fée eut été rétablie au moyen d'herbes qu'elle connaissait, elle ordonna à son intendant de la délivrer de cette enfant perfide, lui laissant le soin de choisir lui-même le genre de mort de la victime.

Il ne se fit pas répéter cet ordre. Il s'empara de Fagotte, qui pleurait et qui disait :

« Bonne fée, je suis innocente et je vous aime. »

Et il l'emporta sur les bords du lac.

« Tu aimes bien ce pays, lui dit-il avec un rire affreux ; eh bien ! tu vas l'habiter pour toujours. »

En disant ces mots, il précipita l'enfant dans l'endroit le plus profond. [...]

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Léon Tolstoï nous propose un conte intitulé La petite fille et les champignons, (traduction par Ely Halpérine-Kaminsky in Contes et fables, Librairie Plon, 1888 (pp. 76-78) :


LA PETITE FILLE ET LES CHAMPIGNONS

HISTOIRE VRAIE


Deux petites filles s’en revenaient à la maison, rapportant des champignons.

Elles devaient traverser la voie ferrée, et, croyant la locomotive très-éloignée, elles grimpèrent sur le talus et s’engagèrent sur la voie. Soudain, on entendit le sifflet d’un train ; l’aînée revint en arrière, et la plus jeune courut en avant.

L’aînée alors lui cria :

— Ne retourne pas en arrière !

Mais la machine, en avançant, faisait tant de bruit, que la petite fille n’entendit pas ce que lui disait sa sœur ; elle comprit, au contraire, qu’elle lui ordonnait de revenir ; elle revint donc sur ses pas, et, trébuchant, elle tomba sur les rails, où elle éparpilla les champignons qu’elle voulut ensuite ramasser.

La machine approchait de plus en plus vite, et le mécanicien sifflait désespérément.

L’aînée cria :

— Laisse, laisse les champignons !

Mais la petite, croyant qu’elle lui disait de les ramasser, resta accroupie sur la voie.

Le mécanicien ne put arrêter la machine, et le train passa sur l’enfant.

L’aînée pleurait, criait, tous les voyageurs étaient aux portières, et le conducteur courut à la dernière voiture pour voir ce que la petite fille était devenue.

Quand le train fut passé, on la vit d’abord étendue immobile entre les rails, la tête inclinée.

Puis le train s’éloigna ; et l’enfant, relevant la tête, se mit à genoux, finit de ramasser ses champignons, et, après, courut vers sa sœur.

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Antoine de Saint-Exupéry, auteur de Le Petit Prince (1944) fait de la comparaison à un champignon une insulte mignonne :


Il me regarda stupéfiait.

- De choses sérieuses !

Il me voyait, mon marteau à la main, et les doigts noirs de cambouis, penché sur un objet qui lui semblait très laid.

- Tu parles comme les grandes personnes !

Ça me fit un peu honte. Mais, impitoyable, il ajouta :

- Tu confonds tout... tu mélanges tout !

Il était vraiment très irrité. Il secouait au vent des cheveux tout dorés :

- Je connais une planète où il y a un Monsieur cramoisi. Il n'a jamais respiré une fleur. Il n'a jamais regardé une étoile. Il n'a jamais aimé personne. Il n'a jamais rien fait d'autre que des additions. Et toute la journée il répète comme toi : "Je suis un homme sérieux ! Je suis un homme sérieux !" et ça le fait gonfler d'orgueil. Mais ce n'est pas un homme, c'est un champignon !

- Un quoi ?

- Un champignon !

Le petit prince était maintenant tout pâle de colère.

 

Dans un article intitulé "La perception des champignons selon les cultures", paru dans le n°6 du Mycologue

(2015), Guy Gaudreau donne quelques pistes relatives aux contes de champignons : =>



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Dans un article intitulé "Contes et légendes de l'Ariège : de l’Ariègeois, des champignons et des vipères", paru sur le site de La Dépêche.fr le 2 juin 2021 on peut découvrir un conte moderne :


Chaque semaine, le conteur Olivier De Robert livre une légende tirée des mémoires des anciens, des contes illustrés par les croquis de Chaymae Adnaoui. Aujourd’hui : "De l’Ariégeois, des champignons et des vipères", tiré de son livre aux éditions de Borée.


Il y a en Ariège un sujet plus sensible et plus propice aux conflits que l’ours, l’aéroport ou les poubelles réunis : celui des champignons… Sachez à présent que tout ce qui va suivre, je le tiens d’une longue et minutieuse enquête ethnologique menée dans un petit village des coteaux du Plantaurel. Et pour éviter une ruée vers le paradis de leurs forêts, j’ai promis de taire le nom du village et le lieu où il se trouve.

Aux premières lueurs de l’automne, l’Ariégeois se donne aux champignons. Il va alors sur des chemins connus de lui seul à la recherche de ce Graal à la tête brune né dans les feuilles mortes. Inutile pourtant d’essayer de le suivre à distance respectueuse : l’Ariégeois sait ce risque et les premiers jours, il s’en va dans les coins où il est certain de ne pas trouver la moindre petite girolle de bas étage. Et il y tourne, retourne, bref, il vous y perd… En automne, l’Ariégeois n’a ni ami ni frère ! Chacun son coin et le dieu des cèpes pour tous…

La quête du champignon est un art de vivre, un esthétisme gratuit pour les poètes des coteaux alors attention à la verbalisation si vous n’êtes pas en règle et en mesure de présenter le permis de ramassage ad hoc ! À l’entrée de la commune, un panneau attend les téméraires qui voudraient se risquer dans les bois, clamant haut et fort que le ramassage des champignons est interdit. Et les populations étant partie prenante de ce conflit civil, ne comptez pas sur elles pour simplifier la tâche : "N’y allez pas ! Il y a des vipères !", ah, les vipères ! Quel coup de génie, dans chaque forêt à champignons, on trouve, paraît-il, des vipères… Et des méchantes encore.

Mais le pays bruisse de mille histoires qui justifient aujourd’hui l’usage de toutes ces ruses accompagnées d’une justice expéditive. Venez donc compter aux premiers jours d’octobre le nombre de voitures hâtivement parquées sur les bas-côtés de nos routes forestières ! Leurs immatriculations trahissent leurs origines limitrophes et des ombres furtives se glissent entre les arbres, le panier à la main ! Normal que l’Ariégeois se dresse, prêt à défendre la terre sacrée de ses ancêtres. Chaque année à la même époque, c’est la guerre des champignons.

Mais si l’Ariégeois met tant de volonté à protéger ses champignons, c’est pour s’octroyer le luxe de vous les offrir dans les meilleures conditions possible. Et respecter ce désir-là, c’est comprendre les femmes et les hommes de cette terre.

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Littérature jeunesse :


Dans le roman intitulé Le 3e champignon (© Jennifer L. Holm, 2018 ; traduction française : Éditions Flammarion, 2019) de Jennifer L. Holm, le lecteur est plongé dans le vif du sujet dès les premières pages :


Mes parents eux-mêmes l'admettent : je n'ai jamais été difficile, sauf pour une chose.

Les champignons.

La première fois que j'ai goûté un champignon, j'étais à la maternelle. Mes parents sont divorcés, mais il s'entendent bien, et nous dînons en famille une fois par semaine.

Nous étions dans notre restaurant italien préféré et ma mère avait commandé un grand plat de raviolis pour trois. Comme j'adore les pâtes, j'étais heureuse.

Et puis, j'ai goûté.

Dans mes carrés de pâte tout mignons, au lieu d'une garniture au fromage fondant, j'ai trouvé, horrifiée, des morceaux brunâtres. Le goût était abominable. Ca sentait la terre.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? ai-je demandé.

- Des raviolis aux champignons. tu n'aimes pas ça ?

Muette, j'ai fait signe que non.

Mes parents semblaient un peu déçus.

La deuxième fois que j'ai essayé, c'était au restaurant chinois. Nous avions vu une pièce de théâtre, il était tard, j'avais faim. Mes parents en ont profité pour me convaincre de prendre un poulet aux champignons.

Essaie toujours de découvrir de nouvelles choses, m'ont répété mes parents.

Mais cette fois, les champignons avaient la texture du caoutchouc visqueux. Qu'est-ce que c'était que cette histoire, enfin ? Pourquoi manger quelque chose d'aussi dégoûtant ?

Je ne suis pas morte de faim, j'ai mangé le riz blanc et les petits gâteaux secs appelés fortune cookies. mais j'étais contrariée, à cause des champignons.

Ce jour-là, j'ai décidé que plus jamais je n'accepterai un seul champignon.

C'est là que la guerre des champignons a commencé.

Mes parents ont décidé que m'en faire manger serait leur challenge personnel. Ils ont commencé à en mettre partout. Dans le wok de légumes sautés, dans les lasagnes, dans la salade. Ils se sont imaginé que j'allais céder et les manger.

Mais je ne risquais pas de faire cette erreur une troisième fois.

A la fin, mes parents ont laissé tomber, et j'ai gagné la guerre des champignons. Ils se sont concentrés sur les choux de Bruxelles, qui ne méritent pas leur mauvaise réputation, selon moi.

Les années passant, il leur est parfois arrivé de servir des champignons. Chaque fois, je les ai repérés, sélectionnés et soigneusement déposés sur le rebord de mon assiette.

Au moins personne n'allait dire que j'avais de mauvaises manières à table.

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Romans :


Jules Verne dans Voyage au centre de la Terre (1864) décrit une forêt de champignons géants :


Mais en ce moment mon attention fut attirée par un spectacle inattendu. À cinq cents pas, au détour d’un haut promontoire, une forêt haute, touffue, épaisse, apparut à nos yeux. Elle était faite d’arbres de moyenne grandeur, taillés en parasols réguliers, à contours nets et géométriques ; les courants de l’atmosphère ne semblaient pas avoir prise sur leur feuillage, et, au milieu des souffles, ils demeuraient immobiles comme un massif de cèdres pétrifiés.

Je hâtais le pas. Je ne pouvais mettre un nom à ces essences singulières. Ne faisaient-elles point partie des deux cent mille espèces végétales connues jusqu’alors, et fallait-il leur accorder une place spéciale dans la flore des végétations lacustres ? Non. Quand nous arrivâmes sous leur ombrage, ma surprise ne fut plus que de l’admiration.

En effet, je me trouvais en présence de produits de la terre, mais taillés sur un patron gigantesque. Mon oncle les appela immédiatement de leur nom.

« Ce n’est qu’une forêt de champignons », dit-il.

Et il ne se trompait pas.

Que l’on juge du développement acquis par ces plantes chères aux milieux chauds et humides. Je savais que le « lycoperdon giganteum » atteint, suivant Bulliard, huit à neuf pieds de circonférence ; mais il s’agissait ici de champignons blancs, hauts de trente à quarante pieds, avec une calotte d’un diamètre égal. Ils étaient là par milliers ; la lumière ne parvenait pas à percer leur épais ombrage, et une obscurité complète régnait sous ces dômes juxtaposés comme les toits ronds d’une cité africaine.

Cependant je voulus pénétrer plus avant. Un froid mortel descendait de ces voûtes charnues. Pendant une demi-heure, nous errâmes dans ces humides ténèbres, et ce fut avec un véritable sentiment de bien-être que je retrouvai les bords de la mer.

Mais la végétation de cette contrée souterraine ne s’en tenait pas à ces champignons.

[...]

Après une marche d’un mille, apparut la lisière d’une forêt immense, mais non plus un de ces bois de champignons qui avoisinaient Port-Graüben.

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Lewis Carroll, dans Alice au pays des merveilles (1865) évoque discrètement les propriétés hallucinogènes des champignons :


Voyons… comment est-ce que je vais m’y prendre ? Je suppose que je devrais manger ou boire quelque chose ; mais la grande question est : quoi ? »

La grande question était certainement : quoi ? Alice regarda les fleurs et les brins d’herbe autour d’elle, sans rien voir qui ressemblât à la chose qu’il fallait manger ou boire, compte tenu des circonstances. Tout près d’elle se dressait un champignon à peu près de sa taille ; quand elle eut regardé sous le champignon, derrière le champignon, et des deux côtés du champignon, l’idée lui vint qu’elle pourrait également regarder ce qu’il y avait sur le dessus du champignon.

Elle se dressa sur la pointe des pieds, jeta un coup d’œil attentif, et son regard rencontra immédiatement celui d’une grosse chenille bleue, assise les bras croisés, fumant tranquillement un long narguilé, sans prêter la moindre attention à Alice ou à quoi que ce fût.

[...]

Au bout d’une ou deux minutes, la Chenille retira le narguilé de sa bouche, bâilla une ou deux fois, et se secoua. Puis, elle descendit du champignon et s’éloigna dans l’herbe en rampant, après avoir prononcé ces simples mots en guise d’adieu : « Un côté te fera grandir, l’autre côté te fera rapetisser. »

« Un côté de quoi ? L’autre côté de quoi ? » pensa Alice.

« Du champignon », dit la Chenille, exactement comme si Alice eût posé ses questions à haute voix ; après quoi, elle disparut.

Alice regarda pensivement le champignon pendant une bonne minute, en essayant de distinguer où se trouvaient les deux côtés ; mais, comme il était parfaitement rond, le problème lui parut bien difficile à résoudre. Néanmoins, elle finit par étendre les deux bras autour du champignon aussi loin qu’elle le put, et en détacha du bord, un morceau de chaque main.

« Et maintenant, lequel des deux est le bon ? » se dit-elle en grignotant un petit bout du morceau qu’elle tenait dans sa main droite, pour voir l’effet produit ; l’instant d’après, elle ressentit un coup violent sous le menton : il venait de heurter son pied !

Terrifiée par ce changement particulièrement soudain, elle comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, car elle rapetissait rapidement ; aussi, elle entreprit de manger un peu de l’autre morceau. Son menton était tellement comprimé contre son pied qu’elle avait à peine assez de place pour ouvrir la bouche ; mais elle finit par y arriver et parvint à avaler un fragment du morceau qu’elle tenait dans sa main gauche. [...]

Alice s’accroupit parmi les arbres non sans peine, car son cou s’empêtrait continuellement dans les branches, et, de temps en temps, elle était obligée de s’arrêter pour le dégager. Au bout d’un moment, elle se rappela qu’elle tenait encore dans ses mains les deux morceaux de champignon ; alors elle se mit prudemment à la besogne, grignotant tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois devenant plus grande, parfois devenant plus petite, jusqu’à ce qu’elle eût réussi à retrouver sa taille habituelle.

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On sait depuis les travaux de Gordon Wasson que les peuples slaves sont réputés mycophiles et mycophages, ce qui se confirme dans Anna Karénine (paru en feuilleton dans Le Messager en 1877) de Léon Tolstoï :

Le soleil disparaissait peu à peu derrière la forêt ; la rosée tombait déjà ; les faucheurs n’apercevaient plus le globe brillant que sur la hauteur, mais dans le ravin, d’où s’élevait une vapeur blanche, et sur le versant de la montagne, ils marchaient dans une ombre fraîche et imprégnée d’humidité. L’ouvrage avançait rapidement. L’herbe s’abattait en hautes rangées ; les faucheurs, un peu à l’étroit et pressés de tous côtés, faisaient résonner les ustensiles pendus à leurs ceintures, entre-choquaient leurs faux, sifflaient, s’interpellaient gaiement.

Levine marchait toujours entre ses deux compagnons. Le vieux avait mis sa veste de peau de mouton, et conservait son entrain et la liberté de ses mouvements. Dans le bois, on trouvait des champignons cachés sous l’herbe ; au lieu de les trancher avec la faux comme les autres, il se baissait dès qu’il en apercevait un, le ramassait et le cachait dans sa veste en disant : « Encore un petit cadeau pour la vieille. »

L’herbe tendre et douce se fauchait facilement, mais il était dur de monter et de descendre la pente souvent escarpée du ravin. Le vieux n’en laissait rien paraître, montant à petits pas énergiques, et maniant légèrement sa faux, quoiqu’il tremblât parfois de tout son corps. Il ne négligeait rien sur sa route, ni une herbe, ni un champignon, et ne cessait de plaisanter. Levine, derrière lui, croyait tomber à chaque instant, et se disait que jamais il ne gravirait, une faux à la main, ces hauteurs difficiles à escalader, même les mains libres, il n’en monta pas moins, et fit comme les autres. Une fièvre intérieure semblait le soutenir.

[...]

Les belles toilettes ôtées, on mit des robes ordinaires aux filles et de vieilles vestes aux garçons, on fit atteler le char à bancs, et l’on alla chercher des champignons au bois. Au milieu des cris de joie, les enfants remplirent une grande corbeille de champignons. Lili elle-même en trouva un. Autrefois, il fallait que miss Hull les lui cherchât ; ce jour-là, elle le découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme général. « Lili a trouvé un champignon ! »

La journée se termina par un bain à la rivière ; les chevaux furent attachés aux arbres, et le cocher Terenti, les laissant chasser les mouches de leurs queues, s’étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe, et s’amusa des rires et des cris joyeux qui partaient de la cabine.

[...]

« Venez nous montrer les bons endroits pour trouver des champignons. » La vieille hocha la tête en souriant. « On voudrait vous garder rancune qu’on ne le pourrait pas », semblait dire ce sourire.

[...]

Warinka parut très attrayante ce jour-là à Serge Ivanitch ; tout en marchant à ses côtés, il se rappela ce qu’il avait entendu dire de son passé et ce qu’il avait remarqué lui-même de bon et d’aimable en elle. Son cœur éprouvait un sentiment particulier, ressenti une seule fois, jadis, dans sa première jeunesse, et l’impression de joie causée par la présence de la jeune fille fut un instant si vive qu’en mettant dans le panier de celle-ci un champignon monstre qu’il venait de trouver, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard trop expressif.

« Je vais chercher des champignons avec indépendance, dit-il, craignant de succomber comme un enfant à l’entraînement du moment, car je m’aperçois que mes trouvailles passent inaperçues. » – « Pourquoi résisterais-je, pensa-t-il quittant la lisière du bois pour s’enfoncer dans la forêt, où, tout en allumant son cigare, il se livra à ses réflexions ? Le sentiment que j’éprouve n’est pas de la passion, c’est une inclination naturelle, à ce qu’il me semble, et qui n’entraverait ma vie en rien. Ma seule objection sérieuse au mariage est la promesse que je me suis faite, en perdant Marie, de rester fidèle à son souvenir. » [

« Barbe Andrevna, dans ma jeunesse je m’étais fait un idéal de la femme que je serais heureux d’avoir pour compagne ; ma vie s’est passée jusqu’ici sans la rencontrer, vous seule réalisez mon rêve. Je vous aime et vous offre mon nom. »

Ces paroles sur les lèvres, Serge Ivanitch regardait Warinka agenouillée dans l’herbe à dix pas de lui, et défendant un champignon contre les attaques de Gricha afin de le réserver aux plus petits.

« Par ici, par ici, il y en a des quantités, criait-elle de sa jolie voix bien timbrée. Elle ne se leva pas à l’approche de Kosnichef, mais tout, dans sa personne, témoignait de la joie de le revoir.

– Avez-vous trouvé quelque chose ? lui demanda-t-elle, tournant son aimable visage souriant vers lui.

– Rien du tout », répondit-il.

Après avoir indiqué les bons endroits aux enfants, elle se leva et rejoignit Serge ; ils firent silencieusement quelques pas ; Warinka, étouffée par l’émotion, se doutait de ce que Kosnichef avait sur le cœur. Tout à coup, quoiqu’elle n’eût guère envie de parler, elle rompit le silence pour dire presque involontairement :

« Si vous n’avez rien trouvé, c’est qu’il y a toujours moins de champignons dans l’intérieur du bois que sur la lisière. »

Kosnichef soupira sans répondre, cette phrase insignifiante lui déplaisait ; ils continuèrent à marcher, s’éloignant toujours plus des enfants. Le moment était propice pour une explication, et Serge Ivanitch, en voyant l’air troublé et les yeux baissés de la jeune fille, s’avoua même qu’il l’offensait en se taisant ; il s’efforça de se rappeler ses réflexions sur le mariage, mais, au lieu des paroles qu’il avait préparées, il demanda :

« Quelle différence y a-t-il entre un cèpe et un mousseron ? » [...]

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Dans L'Assommoir (1877), Emile Zola crée une comparaison étonnante mais parlante :


— Sont-ils indignes, ces crapules-là ! criait madame Boche. Vraiment, il faut que les gens aient bien peu de chose à faire, pour faire tant d’enfants… Et ça se plaint encore de n’avoir pas de pain !

Boche disait que les enfants poussaient sur la misère comme les champignons sur le fumier.

 

Sir Conan Doyle, auteur de Sir Nigel (1906) exprime toute la mycophobie dont la culture anglo-saxonne est empreinte :


La pluie s’arrêta enfin et ce fut un maladif soleil automnal qui se mit à briller sur une terre détrempée. Les feuilles en putréfaction empestaient le lourd brouillard qui s’élevait des bois. Les champs se couvraient de monstrueux champignons de teintes et de dimensions telles qu’on n’en avait jamais vu auparavant : ils étaient écarlates, mauves, livides ou noirs. Il semblait que la terre malade se fût couverte de pustules ; les moisissures et le lichen maculaient les murs et la Mort jaillit de la terre noyée. Les hommes périrent, ainsi que les femmes et les enfants, le baron dans son château, l’affranchi dans sa ferme, le moine dans son abbaye et le vilain dans sa cabane de clayonnage et de torchis. Tous respiraient le même air malsain et tous mouraient de la même mort. De ceux qui étaient frappés, aucun n’en réchappait et le mal était partout semblable : énormes furoncles, délire et pustules noires qui donnèrent son nom à la maladie. Durant tout l’hiver, des cadavres pourrirent sur les côtés des routes, ne trouvant personne pour les enterrer. Dans de nombreux villages, il ne resta pas âme qui vive. Le printemps enfin arriva, et avec lui le soleil, la santé et le rire ; c’était le printemps le plus vert, le plus doux et le plus tendre que l’Angleterre eût jamais connu. Mais la moitié seulement de l’Angleterre put en jouir, car l’autre avait disparu avec le grand nuage pourpre.

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Sacha Guitry, dans son unique roman intitulé Mémoires d'un tricheur (1935) raconte avec son humour habituel comment le narrateur perdit en une journée tous les membres de sa famille =>

 

Dans une nouvelle intitulée "Le papier peint jaune" (© des femmes-Antoinette Fouque, 1976 pour la traduction française), Charlotte Perkins Gilman évoque le motif d'une tapisserie étrange :


Le dessin superficiel est une sorte d'arabesque surchargée qui évoque un monstrueux champignon.

Essayez d'imaginer un champignon vénéneux, une interminable file de champignons vénéneux qui éclatent et prolifèrent en d'infinies circonvolutions. Eh bien ! c'est quelque chose comme ça...

C'est comme ça, parfois.

[...]

De nouvelles excroissances apparaissent tous les jours sur les champignons, et avec elles de nouvelles ombres jaunâtres. je ne réussis pas à en tenir le compte même lorsque je m'y emploie méthodiquement.

[...]

Le papier est véritablement soudé au mur et le motif s'en réjouit ! toutes ces têtes étranglées, ces yeux révulsés, ces champignons qui prolifèrent et s'agitent, hurlent leur dérision !

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Nathalie Kleczinski, dans un article intitulé "Dune : les champignons hallucinogènes auraient inspiré Frank Herbert (l’épice) pour son roman" (paru le 16 novembre 2021 sur le site Néozone) dévoile un secret, peut-être de polichinelle :


Dune est un livre de pure science-fiction sorti en 1965... Depuis il n'a cessé d'alimenter les rumeurs... Il se dit que l'auteur se serait inspiré de champignons magiques pour créer son œuvre désormais culte !


Connaissez-vous le roman Dune, écrit en 1965 par Frank Herbert ? Dans ce roman de pure science-fiction, l’histoire se déroule en 10191 après la fondation de la Guilde Spatiale… Cet univers est gouverné par l’empereur Padishah Shaddam IV, chef de la Maison Corrino. Et il exerce son pouvoir sur plusieurs planètes de l’Imperium… Un vaste empire qui nécessite de nombreux voyages interstellaires !

Cette année, un film, Dune, réalisé par Denis Villeneuve revient sur ce roman sous un angle différent. Et il apparaît dans le film que les fameux voyages interstellaires originels, auraient pu avoir pour sources des champignons hallucinogènes ! On vous explique tout ça !


Une « épice » qui fait grand bruit ! Si l’on remonte aux origines, du roman, son créateur Herbert, était connu pour avoir des affinités avec un produit psychédélique naturel appelé psilocybine. Ce composé est un mélange de plusieurs champignons naturels avec un pouvoir psychédélique. Dans le film de 2021, ce serait l’un des aspects de l’intrigue ! Derrière les voyages interstellaires se cacherait ce champignon magique issu de la planète Arrakis !

Dans le roman, les habitants essaient constamment de trouver ce qu’il appelle une « épice » ! Elle est la ressource la plus précieuse de la galaxie, et il lui profère un pouvoir de « carburant » ! Cette « épice » est également considérée comme un hallucinogène sacré ayant des bienfaits sur la santé des citoyens ! Mais elle provoque aussi une dépendance que l’on peut voir sur les habitants grâce à leurs yeux d’un bleu plus foncé que ceux des autres !


Dune serait-il une ode aux champignons magiques ? Dune a souvent été associé à l’usage de champignons hallucinogènes. Alejandro Jodorowsky, cinéaste mystique et surréaliste avait déjà imaginé un film sur le roman. Il “voulait faire un film qui donnerait aux personnes qui prenaient du LSD à l’époque les hallucinations que vous obtenez avec cette drogue, mais sans halluciner”. Ce roman a peut-être même inspiré le nom d’une drogue : La diméthyltryptamine ou DMT, substance psychotrope puissante. Et finalement ceux qui pensaient que le film faisait la part belle aux drogues psychédéliques n’avaient peut-être pas tort !


Les champignons, la passion d’Herbert ? Dans un article publié par le journal The Daily Grail, le spécialiste en mycologie, Paul Stamets déclarait que l’auteur du roman était un passionné de champignons… Il avait expliqué au mycologue, qu’il adorait ramasser des champignons dans sa propriété de Port Townsend à Washington. Et il a aussi confié à l’expert que son roman Dune s’inspirait de ses expériences personnelles avec les champignons magiques (ou hallucinogènes peut-être ?).

La nouvelle adaptation de Dune reste fidèle à la complexité du roman originel… Un schéma politique impressionnant et un monde construit de toutes pièces où les substances psychédéliques sont au cœur de l’Univers créé par Herbert.

Attendons-nous donc à voir Paul Atréides, le personnage central du film, à partir en quête de cette fameuse épice aux pouvoirs magiques ! Mais dans ce dernier volet, le champignon magique sera-t-il la seule substance psychotrope que l’on y trouvera ? Réponse dans le film ! Attention, si la science-fiction n’est pas un monde qui vous attire, les 2h36 de film vont vous sembler une éternité, même avec des champignons en guise d’amuse-gueules !

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Bohumil Hrabal dans La petite ville où le temps s'arrêta (Éditions Robert Laffont, 1993) raconte quelques souvenirs d'enfance liés à la cueillette des champignons :


[…] Franci fut obligé d’employer la ruse : avant leur première expédition en forêt, il avait acheté trois beaux cèpes, puis les deux frères prirent le train du matin, en constatant qu’ils voyageaient avec une centaine d’autres ramasseurs de champignons, et bien sûr, tout le monde descendit à Rozdalovice dans une grande bousculade, troupeau de gens furieux les uns contre les autres, et bientôt la forêt retentit de leurs cris et appels. Mais Franci avait l’art de repousser les concurrents qu’il croisait en chemin, juste à l’orée du bois il laissa tranquillement passer un ramasseur de champignons, puis il sortit de sa poche l’un des cèpes achetés d’avance. « Alors vous laissez des champignons derrière vous ? », cria-t-il en exhibant le cèpe dans le dos de l’homme pressé, qui s’arrêta comme foudroyé pendant que papa nettoyait délicatement son champignon avant de le déposer dans le petit panier de Pepi, et mon oncle le caressa du bout des doigts, le huma béatement... mon père put ainsi placer ses trois cèpes du commerce, pour éloigner les autres ramasseurs de champignons il leur cueillit dans le dos le deuxième puis le troisième cèpe et, chaque fois, l’homme qui se laissait surprendre de la sorte en était tellement dépité que, par la suite, il n’arrivait plus à chercher correctement. Ce qui permit aux deux frères de se balader à loisir dans la forêt, Franci aidant Pepi au passage des fourrés, à la fin ils s’assirent dans une clairière et mon oncle reprenait les cèpes un à un pour les humer de nouveau, sous les exclamations enthousiastes de mon père.

Mais par la suite, les ramasseurs de champignons venaient si nombreux à la gare de la petite ville où le temps s’arrêta que mon père estima préférable de ne partir qu’après le déjeuner, mais comme si tout le monde s’était donné le mot, ils étaient encore tous ensemble dans le train de l’après-midi, mon père décida donc de prendre l’autobus mais, de nouveau, tous les ramasseurs de champignons qui, d’habitude, prenaient le train, s’y donnèrent rendez-vous, une foule telle qu’il fallut affréter un bus supplémentaire, mon père se dit alors qu’il vaudrait mieux y aller en voiture, mais le lendemain toute une colonne de véhicules sortit à l’aube de la petite ville où le temps s’arrêta, qui en voiture, qui à moto ou à bicyclette mais tous dans la même direction, si bien qu’une fois de plus tout le monde se retrouva dans la forêt au coude à coude, à portée du regard et de la main des autres. En désespoir de cause, mon père résolut de ramasser aussi des champignons non comestibles voire suspects, suivant le livre du professeur Smotlacha qui fait autorité en mycologie tchèque.

Désormais, mon père partait avec Pepi en emportant un poêlon et une plaquette de beurre pour se livrer à leur mycologie expérimentale dès la fin du printemps jusque tard dans l’automne. Ils allumaient un feu dans une clairière et, après avoir fait revenir dans le beurre un oignon haché, ils jetaient dans leur poêlon une fausse oronge, des touffes de trompettes-de-la-mort, ajoutant quelques morilles ou une amanite panthère, selon la saison. Mon père faisait goûter d’abord cette friture insolite à tonton Pepi, puis il lui demandait au bout d’une demi-heure : « Dis donc, Joska, tu n’entends pas par hasard des tintements dans les oreilles ? » Pepi n’entendait rien, sinon le tintement d’une cloche d’église ou la sonnette d’une bicyclette, et Franci goûtait à son tour au plat de champignons, qui était excellent.

Une fois ils restèrent pourtant dans la forêt plus de cinq heures durant, paralysés des jambes parce que mon père avait ajouté un peu trop de mousseron marasme. Oncle Pepi se réjouissait déjà qu’il ne serait plus obligé de marcher du tout, on le pousserait dans une voiture d’infirme, mais il dut vite déchanter car, au bout de quelques heures, les deux frères retrouvèrent l’usage de leurs jambes, si bien qu’ils purent aller sans encombre jusqu’à la gare pour rentrer chez eux. À force de consommer des champignons suspects, mon père se sentit tellement en forme qu’il décida d’emmener aussi maman, à cette époque les deux frères osaient déjà aller très loin et leur plat du jour se composait d’hydnes bien coriaces, de lépiotes et de volvaires, agrémentés de quelques helvelles qui, selon le professeur Smotlacha, contiennent de l’acide helvellique... ils offrirent d’abord ce régal à maman puis, comme elle n’entendait aucun tintement au bout d’une demi-heure, ils y goûtèrent à leur tour, il restait encore des helvelles et maman en fit une conserve au vinaigre, il paraît que c’est exquis, bien meilleur que les cèpes.

Puis Franci eut l’idée de conserver ces helvelles dans du vinaigre à l’estragon avec quelques girolles, lactaires et fistulines, et ce mélange de champignons servi dans des coupes, juste arrosé de quelques gouttes de jus de citron, de tabasco et de sauce worcester, avait pour lui un goût aussi fin que la chair de la langouste ou les meilleurs fruits de mer... Un jour qu’ils étaient descendus à la gare de Trebestovice, Franci dit soudain : « Qu’est-ce que c’est que ces taches rougeâtres, là-bas ? » Ils y retournèrent – et tombèrent à genoux, tout ébahis : c’étaient de très beaux bolets dont ils purent ramasser tout un plein panier. Ils restèrent tout un moment là, assis sur un tas de sable, se chauffant au soleil près du petit bois, puis dans le train du retour, les ramasseurs de champignons qui ramenaient leur maigre récolte après toute une journée de recherche crièrent à la provocation, comme si Franci et Pepi avaient acheté tout cela Dieu sait où pour les narguer.

Le soir, maman put préparer pour la première fois depuis bien longtemps un plat classique de champignons comestibles, après quoi tous les trois furent pris de vomissements et Pepi perdit même connaissance, il eut aussi la diarrhée, une soif inextinguible et une nouvelle crise de vomissements suivie de violents maux de tête, puis des crampes dans les mollets et des troubles de la vision, le tout accompagné d’un tintement persistant dans les oreilles. Toute la famille, paralysée des jambes pendant près de six heures, fut transportée à l’hôpital où le chef de clinique diagnostiqua une intoxication alimentaire par champignons comestibles, phénomène assez rare, le dernier cas connu étant celui du professeur Smotlacha, retrouvé dans le coma après avoir mangé un plat de cèpes. [...]

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Dans Les Vents de Neptune (Éditions Viviane Hamy, 2004) Fred Vargas fait du champignon une métaphore de la vérité :


"Adamsberg ouvrit son bagage et lui tendit le pot de sirop d'érable.

- Je vous ai rapporté ça du Québec. Ça se mange avec du yaourt, du pain, des crêpes. Ça ira bien avec vos galettes.

- Ben c'est gentil. Avec tous vos ennuis, ça me fait quelque chose. Il est joli, le pot. C'est de leurs arbres que ça coule ?

- Oui. Dans cette histoire, c'est encore le pot qui est le plus difficile à faire. Pour le reste, ils fendent les troncs et ils recueillent le sirop.

- Ben c'est pratique. SI on pouvait faire ça avec les côtes de porc.

- Ou avec la vérité.

- La langue de bœuf n’a plus le foie, ça se déniche. La vérité, ça se calfeutre comme les champignons, et personne sait pourquoi.

- Et comment ça se déniche, Clémentine ?

- Ben exactement comme les champignons. Faut soulever les feuilles une par une dans les endroits sombres. C'est long des foyes.

[...]

Il s'arrêta et passa ses doigts sur ses yeux. Feuille après feuille dans les zones d'ombre, avait recommandé Clémentine, pour débusquer les champignons de la vérité. Pour le moment, il devait suivre pas à pas cette oreille déformée. Un peu en forme de champignon, en effet. Il devait rester attentif, s'efforcer que les nuages plombés de ses pensées ne viennent pas obscurcir le tracé de sa route étroite."

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Dans Le Fait du prince (Éditions Albin Michel, 2008), Amélie Nothomb évoque avec humour la lyophilisation des champignons :


Je me laissai ramollir dans l’eau chaude. J’étais heureux comme un champignon séché mis à tremper dans du bouillon : retrouver mon volume d’antan était délectable. J’ai toujours eu pitié des légumes lyophilisés : à quelle vie prétendre quand on a perdu son humidité. Sur le paquet, on affirme que le produit sec a conservé toutes ses propriétés : si on interrogeait le végétal cartonneux, nul doute que son opinion divergerait. L’imputrescibilité, quel ennui !

 

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Thierry Dimanche propose Cercles de feu (Éditions Le Quartanier, 2019). Voilà la présentation de son éditeur :


Trois hommes marchent dans un brûlé de pins gris. Ils cherchent des morilles de feu, ces champignons élusifs qui font l’objet d’une intense convoitise et fructifient là où un an plus tôt rageaient des brasiers dévastateurs. Loin dans le nord du Québec ou de l’Ontario, ils ratissent d’immenses territoires désolés en guettant dans la suie les signes du mycélium. Quand enfin surgissent les mille têtes argentées, ils se consacrent des jours durant au labeur pénible et exaltant de la cueillette. Ils aimeraient se croire seuls ; ils ne le sont pas. Car ici se croisent une faune de petits criminels et d’ermites, attirés par l’illusion de la vie sauvage ou l’appât du gain. Très vite les forces de l’entropie se manifestent. Cartes et GPS égarent les hommes et les rejettent contre des barrières d’épinettes noires, des torrents, des marécages. L’épuisement et les blessures les guettent. Pour échapper au désastre, ils devront comprendre une fois pour toutes que nulle créature n’est autosuffisante.

Œuvre sur la puissance de la nature et les dérives d’hommes livrés à leurs obsessions, Cercles de feu tient du western nordique et du road novel. Thierry Dimanche puise à même son expérience de la mycologie et de la forêt et fait résonner, dans ce roman qui évoque Le trésor de la Sierra Madre et La bête lumineuse, les voix de trois compagnons d’infortune à la poursuite d’un objet qui se dérobe pour mieux les révéler.

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Fred Vargas dans Sur la Dalle (Éditions Flammarion, 2023) décrit un personnage qui aime les champignons d'étrange manière :


- Tiens, il a oublié son son panier de champignons sur le comptoir de Johan.

- Il ne l'a pas oublié, il n'en mange jamais. Il les donne. A Catherine, à Johan, à qui veut.

- Il va souvent en cueillir ?

- Mais presque tous les jours. Pendant huit mois, tout le temps de la saison.

Adamsberg posa sa fourchette et jeta un regard au panier, qu'il voyait d'un œil neuf.

- Tu essaies de me dire qu'il part dans les bois presque chaque matin pour remplir son panier alors qu'il n'aime pas les champignons ?

- C'est cela, dit Matthieu en avalant une gorgée. Il n'aime pas non plus la forêt. Une fois la saison achevée, il n'y met plus les pieds.

- Mais comment explique-t-il cela ?

- Il ne l'explique pas. Quand on le questionne, il fait un geste d'ignorance et voilà tout. Personne ne l'explique.

- Mais ça n'a pas de sens. Surtout que cela prend du temps et exige des connaissances.

- Disons que c'est assez cinglé, oui. Chacun y va de son interprétation. Ce serait un vœu, une promesse, un souvenir... Moi, je dis que c'est tout bonnement cinglé. Ou bien il aime à vagabonder sans but, les champignons n'étant qu'un prétexte : ce serait la touche de romantisme hérité de son aïeul.

- Il vagabonde pour rêver, peut-être. Cela m'arrive souvent, dit Adamsberg.

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Théâtre :


Charles Richon, auteur d'un Atlas des champignons comestibles et vénéneux de la France et des pays circonvoisins. (Doin Éditeurs, 1888) recense les références au champignons chez le latin Plaute :


PLAUTE, dans ses comédies qui datent d'environ deux cents ans avant l'ère chrétienne, nous a laissé un tableau fort pittoresque des coutumes de son époque. Nous y trouvons des preuves certaines de l'intérêt que le peuple romain attachait aux Champignons.

Ainsi , dans le Trimumus, ou l'Homme aux trois deniers, il fait dire à part au vieux Charmidès qui, sans être vu, voit arriver le sycophante avec un chapeau à larges bords (807° vers) :

« Par Pollux, il est de l'espèce des Champignons, sa tête le couvre tout entier » (Trad. Naudet).

Dans le Stichus, l'esclave Sagarinus termine la pièce en disant (752° vers) :

« Maintenant (dansons) tous les deux ensemble. Je défie tous les baladins mignons ; nous triompherons d'eux, comme le Champignon de la pluie » (Trad. id.).

Dans les Bacchis, il fait dire au quatrième acte par l'esclave Chrysale, en se moquant, à son vieux maître Nicobule (771° vers) :

« Que fait (Nicobule) sur la terre ? fardeau incommode, il n'a ni sens ni raison. Il ne vaut ni plus ni moins qu’un Champignon pourri » (Trad. id .).

Alors que le vieux Nicobule, au deuxième acte, s'était exclamé sur le compte de Chrysale par ces mots (248° vers) :

« Bélitre que j'étais, d'avoir eu confiance en lui " ! » (Trad. id.), ou, plus littéralement : « Étais-je assez champignon ! » comme on dirait de nos jours, dans la langue populaire : « Étais-je assez cornichon ! » ... locution familière qui, dans tous les cas, nous apprend l'extension qu'avait déjà prise à Rome le mot Fungus, dont le sens devait être le même que celui de notre mot Champignon.

Enfin, nous trouvons dans l'édition de Lemaire, traduction Naudet, que Plaute, dans le Curculio, fait lancer cette apostrophe au Parasite par le militaire Therapontigonus (618° vers) : « Va te faire pendre avec les cornichons et les concombres ! » Mais ce qui, mot à mot, d'après le texte latin, se traduirait de la sorte : « Va te faire pendre avec les Oronges et les Oignons ! » Il est à regretter seulement que tous les auteurs ne soient pas d'accord sur ce vers de Plaute, dont le texte varie suivant les éditions. Celle de Robert-Estienne, de 1530, porte : cum bolis, cum bullis... ; celle de Lambin, de 1576, cum boletis, cum bulbis ..., version adoptée par Naudet. Si le doute ne s'imposait pas, en effet, dans cette circonstance, nous aurions pu conclure de l'emploi par Plaute de ce mot boletus, synonyme de l'Oronge comme nous le verrons plus loin, que l'Oronge était connue chez les Romains antérieurement à l'ère chrétienne.

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Georges Courteline a choisi comme patronyme "Champignon" pour les protagonistes de sa pièce intitulé L'Affaire Champignon (1899) : =>

 

Eugène Ionesco propose en 1954 une pièce intitulée Amédée ou Comment s'en débarrasser :


Amédée est un écrivain qui n’arrive pas, depuis quinze ans, à écrire une ligne. Il vit avec sa femme Madeleine dans un petit appartement où ils ne perçoivent du monde que les bruits de l’immeuble. Madeleine fait vivre Amédée et le lui reproche aigrement. Elle est standardiste et travaille sur un petit standard installé dans l’appartement. Un cadavre vit avec eux, image de l’obstruction à l’amour qui pouvait être entre eux. Ce cadavre a la « maladie incurable des morts » : la progression géométrique. Durant les trois actes il grandira jusqu’à pousser les portes, les meubles, envahir l’appartement. Tandis que, symboles de la décomposition, des champignons pousseront partout.

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Sur le site Espacego.com on peut lire la présentation de la pièce de Stéphane Crête, intitulée Mycologie, créée en 2009 :


MYCOLOGIE est un conte symbolique qui gravite autour du monde du champignon. Morale immorale, message sur la beauté du monde et le mystère de vivre, ce récit initiatique questionne notre soif d’absolu et les moyens que l’on prend pour l’étancher, que ce soit par la foi, la science ou l’usage de stupéfiants.

Il y sera question de délires hallucinogènes, de perte d’identité, de sacrifice humain, de priapisme, de chamanisme et de magie. On y parlera aussi recettes culinaires, médecine, philosophie, érotisme et croissance personnelle.

Bref, un spectacle nourrissant.

Avec cette nouvelle création, Stéphane Crête cherche une fois de plus à repousser les limites du connu et à créer des liens entre la science et le théâtre.

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Cyrille Royer propose une pièce intitulée tout simplement Les Champignons (écrite en 2010) :



Argument : "Par un malheureux concours de circonstances, les champignons hallucinogènes du fiston se retrouvent dans l’omelette familiale. Toute la famille – Edouard, Ghislaine, Théodule et Sibylle – se retrouve embarquée dans une grande aventure à la poursuite d’un frigo fugueur, guidée par Nanabozo le Grand Lapin. Un délire collectif où l’ordre établi au sein de la famille sera quelque peu chamboulé."

 

Émilie Génaédig, autrice de Les Champignons

de Paris (2010) utilise le champignon comme métaphore du danger nucléaire =>


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Flore Garcin-Marrou dans un article intitulé "Théâtrologie des plantes ou le plant turn du théâtre contemporain" (in : Thaêtre, Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019) s'interroge sur une nouvelle manière de jouer en lien avec le champignon :


[..] C’est aussi l’expérience qu’Anna Tsing fait du champignon Matsutake qui pousse sur des territoires désolés. Ce sont des lieux où se trament des choses intrigantes, qui exigent des modes d’observation particuliers et des façons de raconter plus spécifiques. Ce que démontre Tsing, c’est que le Matsutake ne participe pas seulement à une écologie de la forêt, mais dit quelque chose de la métamorphose du capitalisme. En suivant la piste du champignon, Tsing le raconte à travers divers pays, diverses histoires. Les gens, les arbres, les champignons qu’elle rencontre font histoire les uns avec les autres, dans des régimes d’inter-relation. La rationalisation du monde capitaliste a rêvé de monocultures hors sol, indépendantes des « caprices de la nature », donc séparées de la possibilité de faire histoire, note Isabelle Stengers dans son introduction. Le champignon propose une alternative « située », car il pousse dans des territoires spécifiques et sa récolte pallie la précarité humaine propre à la vie dans des territoires en ruines. Le champignon permet des réinventions d’agencements existentiels, qui font que la vie est de nouveau viable. La viabilité n’est pas l’adaptation d’un vivant à un environnement dont il s’est emparé, grâce à des avantages sélectifs. Elle vient de ce que les vivants et la matière composent, tissent ensemble de nouvelles possibilités de vie. La viabilité, écrit Isabelle Stengers, est là quand « cela tient », dans un agencement où personne n’a une partie déterminante à jouer, mais seulement une partie prenante. Par analogie avec ce type de scène de l’existence, ce qui se passe sur la scène de l’éco-drame est aussi ce qui est viable, ce qui fonctionne, ce qui tient de manière précaire grâce à une confiance renouvelée dans l’invention d’agencements entre gestes, mots, actions…

Par analogie, l’éco-drame, théâtre de signes et non de métaphores, n’est pas un théâtre qui vise à rendre compte du monde par imitation, mais à mettre tous les acteurs et actants (les spectateurs en font partie, de même que la matière, les non-humains) dans une disposition où il faut être attentif à ce qui se produit en marge, à ce qui est flottant, ébauché, suggéré. L’éco-drame ne fait pas œuvre, mais tient ensemble des séries de métamorphoses que le théâtre s’active à monter ou remonter, le but étant de toujours perturber la matière théâtrale, de bricoler, d’entretenir un rapport dynamique entre les actants. Ce sont souvent les termes qu’utilisent les marionnettistes et les théoriciens de la marionnette pour décrire le type de drame que la marionnette induit : selon Roman Paska, le théâtre de marionnettes est non-aristotélicien. Le drame ne se réduit pas à un texte, mais tient par l’assemblage de « mouvements, gestes, couleurs et formes ». Le théâtre de marionnettes « n’est pas censé dépeindre, décrire ou copier la réalité, mais jouer sur notre idée même de ce que la réalité peut être ». Le théâtre de marionnettes, comme l’éco-drame, ne cherche pas à représenter le monde, mais à mettre en mouvement la matière pour que de nouvelles possibilités d’interaction entre les acteurs, actants, non-humains se tissent.


S’ouvrir à d’autres méthodes de jeu de l’acteur

Au sein de la représentation indicielle de l’éco-drame, l’acteur expérimente un autre corps, porteur de gestes d’une autre qualité, partageant la scène avec d’autres actants, d’autres natures. Si le retour à l’animalité a toujours fait partie de la formation de l’acteur (dans tous les cours de travail, on travaille son devenir-chien, son devenir-oiseau : par exemple dans les ateliers de Jacques Lecoq), car il permet de travailler une autre voie que l’approche psychologique du personnage en sollicitant les instincts, la forme animale maintient l’acteur dans une conception de la corporéité dualiste. En effet, l’animal, comme nous les humains, est structuré par une binarisation gauche-droite, ainsi que par une structure ventrale-dorsale.

Faire expérimenter à l’acteur un devenir-plante lui permet de faire apparaître des problèmes nouveaux. La proximité de l’acteur avec le végétal est plus singulière. La différence de l’existence végétale par rapport au monde animal résiderait dans les contraintes météorologiques et saisonnières de la reproduction, dans leur capacité à convertir directement l’énergie solaire, dans le fait que les plantes ne sortent ni un son ni un mot, qu’elles changent d’états au lieu de fuir, qu’elles sont des êtres d’une pièce (n’ayant ni intérieur ni extérieur), qu’elles vivent comme des non-lieux dans un état d’existence non divisé, non limité, non centré, qu’elles ont une diversité de systèmes sexuels par la présence de parties mâles et femelles sur le même organisme…

Les expérimentations du professeur de théâtre d’Helsinki, Esa Kirkkopelto, entraînant sa troupe à explorer des devenirs-champignons, des devenirs-germinations, des devenirs-montagnes, sont destinées à développer de nouvelles formes de théâtre, de nouveaux trainings d’acteur. Kirkkopelto nomme ces séances des « Secret Retraining Camps » (Camps d’entraînement secrets) où les participants ont l’opportunité d’essayer des exercices dans un environnement protégé et dirigé. Ces séances ne sont pas de la performance, mais des séances d’exercices libres, qui ne cherchent aucun effet spectaculaire, qui ne jouent sur une aucune dialectique du regardé et du regardant, mais qui visent une production de gestes simples, la formation de constellations d’humains et non-humains, partant du principe que le monde qui ne se voudrait qu’humain aujourd’hui serait le symptôme d’un état d’épuisement. Le théâtre qui ne se voudrait aujourd’hui qu’humain serait touché par le même symptôme.

Le devenir-champignon de l’acteur kirkkopeltien ne se contente pas de « passer par la ressemblance », mais pullule, instaure un agencement, une « circulation d’affects impersonnels, un courant alternatif, qui bouleverse les projets signifiants comme les sentiments subjectifs, et constitue une sexualité non humaine – une irrésistible déterritorialisation, qui annule d’avance les tentatives de reterritorialisation œdipienne, conjugale ou professionnelle », pour reprendre les mots de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le plateau consacré aux devenirs-moléculaires. Ce qui se joue ici, c’est la manière d’aborder le jeu de l’acteur autrement en vue de créer des dispositifs ouverts, de dialoguer avec ce qui nous est éloigné, de « moléculariser les certitudes ou les formes qui voudraient se figer ; de convoyer la joie du décentrement ». Le devenir-plante nous met en contact avec des « parts informulées » de nous-mêmes et du monde, en activant des dimensions fluides qui œuvrent dans l’inter-relation et non dans un dispositif frontal. Le devenir-champignon de l’acteur ne vise pas à représenter, mais à passer en dessous de la représentation afin de faire circuler des affects, de l’inconscient, de l’imaginaire, des liens, du possible de manière aléatoire et incertaine. De cette manière, l’éco-drame auquel participe ce type d’acteur participe d’une dramaturgie du non-sens, ou d’un autre sens saisi dans l’expérience réelle sensori-motrice sans jamais avoir l’intention de signifier. Ces nouvelles formes de vie, qui surgissent d’expériences inédites sensorielles, permettent d’inventer de nouvelles manières d’être à la scène et d’être au monde.

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Littérature d'idées :


Alain Schifres et Alain Bouldouyre, auteurs du Dictionnaire amoureux du bonheur. (Éditions Plon, 2011) rendent hommage aux champignons :


Champignons : Il n'y a pas de bonheur plus grand que d'aller tôt le matin, quand la brume se déchire, parmi les forêts et les prés, froissant les fougères et rabattant les graminées, respirant le parfum de l'humus et l'odeur des bois pourrissants, à la découverte des girolles et des cèpes, des mousserons délicats et des craterelles funèbres, et je n'oublie pas la lépiote pudique des lisières (coulemelle rougissante pour les familiers), non, il n'y a pas de plus belle joie, m'a-t-on dit. Car, pour ma part, je ne trouve rien. Jamais. Nulle part. C'est le drame des gens qui ont de mauvais yeux et qui sont daltoniens. Ces végétaux étranges, fils de la pluie et de l'orage, qui poussent en une nuit contre tout bon sens, se terrent ou s'enfuient à mon approche.


J'essaierais bien de les prendre par derrière, comme Sigmund. Son biographe Jones prétend que Freud s'approchait doucement des champignons par-derrière et les capturait avec son chapeau avant qu'ils ne s'envolent. Encore faudrait-il que je les visse et, une fois vissés, que je les attrapasse. Combien de fois ai-je aperçu, le cœur battant, une superbe girolle et qui n'était qu'un non-champignon hallucinogène, c'est-à-dire une feuille morte ?

Avantage du non-champignon : il augmente mon désir de champignons. Aussi n'ai-je pas renoncé à mes explorations, mais, chaque fois qu'il est possible, je me fais accompagner d'un radin. Il faut toujours avoir un radin dans ses relations. Il donne d'excellents conseils pour économiser le chauffage, trouve les meilleures affaires dans les soldes et, à l'idée d'avoir pour rien des cèpes à trente euros le kilo, il frétille comme un chien truffier. Muni de son bon vieux panier (tous les manuels le recommandent, de préférence au panier jeune) ou d'un vulgaire sac de chez Auchan (le radin les collectionne), il faut le voir renifler les mousses et fouetter les halliers, puis se jeter sur sa proie dans un cri.

Il va de soi que le radin connaît les coins à champignon. Car le champignon ne pousse pas n'importe où, mais seulement dans les coins. Au reste, des endroits un peu dangereux, à cause des indigènes. Les indigènes du coin ont pour les coins une passion dévorante, vous pouvez très bien retrouver vos pneus tailladés avec leurs bons vieux couteaux.


C'est exagéré de dire que je ne vois jamais de champignons. J'en vois, mais des mauvais. Qui ressemblent à des éponges. Ou encore à des langues de veau. Et, ce qu'il y a de pire, c'est que certains de ces mauvais, sous leur sale gueule, dissimulent un bon fond. C'est là qu'intervient le connaisseur. Quand je n'ai pas de radin sous la main, je prends un connaisseur. Un connaisseur radin est évidemment idéal : il s'intéresse aussi aux girolles et aux cèpes, alors que le simple connaisseur tient absolument à vous faire manger le sparassus crêpu, la volvaire soyeuse, le gomphide laiteux et autres variétés répugnantes.


Tel est le paradoxe du champignon. Vous en avez qui se cuisinent et qui ressemblent à des cauchemars. D'autres sont nuisibles, mais tellement jolis qu'ils figurent dans les films d'animation et les bandes dessinées. Alors qu'il s'agit d'amanites tue-mouche, de galères marginées ou d'inocybes de patouillard. Mon garçon, méfie-toi de Walt Disney et sache que ce qui est bon pour un Schtroumpf ne l'est pas pour un homme. A l'inverse, si tu vois une tête de mort dessinée à côté d'un champignon, apprends que ce n'est pas une plaisanterie, que « mortel » n'est pas forcément un compliment.

Le problème avec les têtes de mort, c'est que les bambins pensent aussitôt à Halloween. Mieux vaut recourir à ces bonnes vieilles planches coloriées de l'école primaire. (Pour peu qu'on soit amateur de ces planches, pour moi un régal). Car le champignon est éminemment pédagogique. On en parle plus souvent aux gamins que du danger des voitures. Comme s'ils n'avaient rien de si pressé à la sortie de l'école que de faire dix kilomètres à pied, se jeter dans les bois et s'empiffrer d'amanites phalloïdes. Je ne disais plus le « bon miam-miam » depuis moins d'un an que je savais déjà le mot « comestible ».


Ces petites créatures sont des trésors d'adjectifs. Elles montrent aux enfants, et à pas mal d'adultes, qu'il n'y a pas que « nul », « génial » et « sympa » dans la vie. L'entolome est livide et la clavaire jolie. La nonette voilée, n'est-ce pas délicieux ? Que dire de l'hélébonne petit-gâteau ou du cortinaire très beau ? Sinon que ce dernier vous explose les reins, au contraire du cortinaire majestueux qui, selon mon connaisseur du moment, se farcit comme une tomate. Vous ne me verrez jamais cueillir un cortinaire très beau. Non plus qu'un de ces bolets Satan qu'on écrasera sous le pied, libérant des couleurs infernales et des senteurs abominables. (Il ne sera pas inutile de brandir un de ces bons vieux crucifix). Pour les handicapés dans mon genre, il y a, outre celui de les cuisiner, un bonheur sémantique des champignons.

Comment je me les procure ? En forêt, si j'ai sous la main mon radin ou mon connaisseur. Faute de quoi, je suis une bonne vieille coutume qui est de les acheter. Ou alors mais c'est rare, j'en cueille au hasard, pour le plaisir de les montrer au pharmacien. Quand j'étais enfant, à la campagne, le pharmacien était surtout à mes yeux un maniaque des champignons et un type qui soignait les piqûres de guêpes. Le pharmacien peut remplacer agréablement le connaisseur, quand on va aux champignons. Surtout le pharmacien radin. Fare attention cependant à ne pas le confondre avec un parapharmacien. Ils sont de plus en plus difficiles à distinguer. Si ce type, qui a toute l'apparence d'un marchand d'huiles solaires, consent à trier votre bon vieux panier, c'est que vous êtes tombé sur un vrai. Cherchez-vous un pharmacien comestible ? Consultez vos champignons.

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Peter Handke consacre un essai aux champignons à travers l'évocation d'un de ses amis, essai qui s'intitule : Essai sur le fou de champignons, Une histoire en soi (Éditions Gallimard, 2017). En voici le début :


Très tôt déjà mon ami a été un fou de champignons, même si c’était dans un autre sens que plus tard ou sur le tard. C’est à ce moment, alors qu’il avançait en âge, qu’une histoire où il était le fou prit de l’importance. Les histoires sur les fous de champignons sont légion, écrites en règle générale, ou même exclusivement ?, par les fous eux-mêmes qui parlent d’eux comme de « chasseurs » ou en tout cas de pisteurs, de cueilleurs et de naturalistes. Qu’il existe non seulement une littérature sur les champignons avec tous ces livres sur les champignons, mais une littérature où quelqu’un parle des champignons en relation avec sa propre existence, voilà qui semble assez récent, peut-être depuis la fin des deux Guerres mondiales. Dans la littérature du dix-neuvième siècle, les champignons ne jouent presque aucun rôle, et quand c’est le cas, ce rôle est réduit, noté comme en passant et sans rapport avec un quelconque héros, ils sont là solitaires, un peu comme chez les Russes, Dostoïevski, Tchekhov.

J’ai à l’esprit une seule histoire où quelqu’un, bien que ce ne soit que le temps d’un épisode, se retrouve mêlé à l’univers des champignons, sans qu’il y soit pour quelque chose, à son corps défendant même, c’est en effet ce qui arrive dans le roman Far from the Madding Crowd de Thomas Hardy – Angleterre, fin du dix-neuvième siècle – à la belle jeune héroïne qui, une nuit, s’égare dans la campagne, glisse dans une fosse remplie de gigantesques champignons et reste jusqu’à l’aube prisonnière dans cette fosse, encerclée par ces formes inquiétantes qui semblent grandir et se multiplier à vue d’œil (tel est du moins le lointain souvenir que j’en ai gardé).

Et maintenant, en cette toute nouvelle époque, comment dit-on ?, à « notre » époque, il semble qu’abondent les récits où les champignons obéissent davantage au rôle qu’ils jouent dans les fantasmagories du commun des mortels, soit comme instruments de meurtre, soit comme moyens, comment dit-on déjà ?, d’« expansion de la conscience ».

Rien de tout cela ne sera raconté dans l’« Essai sur le fou de champignons », ni le chercheur de champignons comme héros, ni comme rêveur du meurtre parfait, ni comme précurseur d’une autre conscience de soi. Ou sous forme d’ébauches peut-être ? Quoi qu’il en soit: une histoire comme la sienne, telle qu’elle est arrivée et telle qu’il m’est arrivé de la voir parfois de très près, une telle histoire n’a encore jamais été écrite.

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Journal intime :

Yves Paccalet, dans son magnifique "Journal de nature" intitulé L'Odeur du soleil dans l'herbe (Éditions Robert Laffont S. A., 1992) évoque la magie des champignons :

18 juin

(Fontaine-la-Verte)


Une colonie de cèpes à chapeau pâle paraît entre les genêts et les hêtres. Sur la mousse, un tas de doublons d'or : girolles. L'extrémité d'un arc-en-ciel, conformément à la légende, a-t-elle déposé là cette marmite au trésor ?

La golmotte a le chapeau de l'amanite panthère ; son pied lie-de-vin semble souillé de terre comme un genou d'enfant. Entre les fougères paléozoïques s'ouvre le parapluie brun pâle d'un cortinaire poissé de brume. Les champignons de la folie fructifient dans ma tête : automne prématuré.

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Critique littéraire :


Raphaël Larrère, auteur d'un article intitulé « Champignons sauvages : initiations et savoirs », (Ethnologie française, vol. 34, n°3, 2004, pp. 463-469) évoque la fascination qui a conduit deux auteurs à mettre en scène le champignon :


Ces champignons si étranges peuvent introduire à un monde mystérieux. Comme il se trouve que certains d’entre eux ont des vertus psychotropes, il est tentant d’en faire les agents d’un voyage dans l’au-delà du rationnel. On peut, à l’inverse, s’investir dans le savoir, partir non point pour un voyage psychédélique, mais à la découverte d’un monde mystérieux. Comme le monde à découvrir est immense et qu’il réserve à chaque pas des surprises, le savoir fera appel à l’imagination plus qu’à l’imaginaire, à la gamberge plus qu’au rêve. De ces deux attitudes témoignent deux œuvres littéraires. La première, britannique, écrite en 1865, demeure un best-seller : Alice au pays des merveilles (que Lewis Caroll avait voulu intituler Alice Underground). La seconde, plus discrète (comme le sont les champignons), est un ouvrage d’André Dhôtel intitulé Rhétorique fabuleuse (1983).


Alice in wonderland


Rappelons qu’Alice, après avoir suivi le lapin blanc dans le terrier, absorbe différentes substances (une boisson, un gâteau) qui la font changer de taille à une vitesse vertigineuse. Comme toute petite fille, Alice est curieuse, mais, petite personne rationnelle confrontée à ces brusques changements d’échelle, elle passe bien vite de la curiosité à la détresse. C’est alors qu’elle rencontre une chenille, qui lui apprend les vertus respectives des deux côtés du champignon sur lequel elle est assise. Vers la fin du chapitre V, Alice va retrouver sa taille normale en dosant elle-même sa consommation du champignon, équilibrant sa croissance et son rapetissement. Il suffit de lire les descriptions que donne Roger Heim [1983] des hallucinations dues à l’ingestion d’amanites tue-mouches, pour saisir que le récit d’Alice est celui d’un voyage initiatique. Dans un article des Temps Modernes, qu’il fit paraître en 1975, Robert Peccoud voit dans le lapin blanc la figure du dealer, et celle du guru dans la chenille. Or, remarque-t-il, cette invitation au voyage psychédélique a été « délibérément » mise entre toutes les mains des petits anglophones. L’influence considérable de ce conte (qui n’a d’équivalent en France que celle des contes de Perrault), relayée par la version qu’en a donnée Walt Disney (lequel éprouvait un malin plaisir à faire dessiner des amanites tue-mouches) expliquerait, selon Robert Peccoud [1975 : 643-661], l’intérêt des Britanniques et des Américains du Nord pour les vertus hallucinogènes des champignons. Il signale, à ce sujet, l’hommage à Alice de la chanteuse d’acid rock Grace Slick dans une chanson intitulée « White rabbitt ». Le terrain était donc favorable pour que la contre-culture américaine adopte les champignons hallucinogènes. L’intérêt que les contestataires portaient aux Amérindiens et la circulation de récits sur les utilisations rituelles de champignons hallucinogènes par les indiens du Mexique ont fait le reste.


■ Dhôtel ou le « démon de la connaissance »


C’est à un autre voyage et à une autre initiation que nous invite André Dhôtel dans le chapitre de sa Rhétorique fabuleuse consacré au « vrai mystère des champignons ». Le voyage est celui qui conduit au savoir, et à un art de distinguer. « Avant d’étudier les champignons, je suppose qu’il faut lire plusieurs traités sur les pèlerinages. Contrairement à ce que l’on croit, un pèlerinage est un voyage où l’on ne se propose pas un but, mais une absence de but. Le pèlerin se rend dans un lieu, avec la conviction qu’un tel lieu est en dehors de tous les lieux. Dès qu’il a placé ses premiers pas sur la route, il sait déjà qu’il se perd dans le monde et qu’à mesure qu’il avancera il se perdra de mieux en mieux. Une science subtile de l’égarement illuminera les plus humbles choses » [Dhôtel, 1983 : 61]. Non, il ne s’agit pas du pèlerinage à Katmandou, et l’on est loin de l’univers d’Alice : l’inatteignable but est la connaissance et le chemin est celui que doit suivre tout mycologue : sort étrange du pèlerin, il n’y a pas de routes à suivre ou à ne pas suivre, mais des routes qui se subdivisent à l’infini ; « il lui faut donc apprendre à vivre dans l’intervalle du savoir et de la vision et faire les pas précis qui l’emportent vers la vérité » [Dhôtel, 1983 : 71].

Si l’on peut aussi facilement s’égarer dans la quête mycologique, c’est que les champignons, non contents de ne pas ressembler aux illustrations et aux photographies des atlas, « s’ingénient à ne pas ressembler à eux-mêmes » [Dhôtel, 1983 : 84]. Distinguer le semblable du dissemblable requiert un art de saisir l’insaisissable et, en dépit de l’expérience acquise, on se dit toujours que ce champignon que l’on vient de cueillir est celui-là, mais qu’il peut être un autre. « Ce chapeau, dit un livre, “varie du jaune citron au jaune vert ou violet, parfois panaché d’olivâtre sombre ou de vert plus foncé, avec aussi des plages carmin violacé, violacé livide, plus rarement lilacin ou rosâtre, brunâtre sale”. Qu’est-ce à dire ? Jaune citron ou brun sale ? Enfin peut-on être plus malhonnête dans le choix des déguisements ? » Loin de nous inviter à l’égarement dans des rêves, « les champignons nous rappellent à la réalité », celle de notre ignorance et de notre désir de savoir. Le démon qui se cache dans les cryptogames n’est pas celui des rêves hallucinatoires, c’est le « démon de la connaissance », celui qui vous invite à un voyage qui ne s’achèvera jamais et qui, au lieu de vous « perdre dans des merveilles », vous fera découvrir, pas à pas, l’infinie variété des formes, des couleurs, des odeurs d’un règne qui n’est ni celui des végétaux ni celui des animaux [Dhôtel, 1983 ; 84 et sq.]. Telle me semble être, par opposition à celle des enfants d’Alice, notre culture (mycophage et mycologue) des champignons. Pour valider ou nuancer cette hypothèse, je vais tenter d’interroger brièvement les mœurs et les représentations des deux tribus qui se passionnent pour ces cryptogames : les cueilleurs et les mycologues.

[...] Cet étrange ensemble de recherches présente un double caractère. D’une part, il permet une avancée importante dans la connaissance des vertus psychotropes de différentes espèces de champignons et de leurs usages traditionnels. D’autre part, il ouvre à des interprétations poétiques des troubles occasionnés par l’utilisation de ces champignons (ou de leurs principes actifs) et, en un sens, invite à des expériences autocentrées (comme en témoigne le livre d’Henri Michaux (qui a participé à ces expériences) : La connaissance par les gouffres. Les descriptions de visions somptueuses et d’orgies de couleurs, la découverte de souvenirs enfouis dans l’inconscient contribuent, en effet, à ne plus s’intéresser aux champignons pour eux-mêmes, mais pour les effets des substances psychotropes qu’ils contiennent. On quitte alors la quête du savoir mycologique pour la quête de soi.

S’il a, en tant que mycologue, le plus grand respect pour l’aspect scientifique des recherches impulsées par Roger Heim, c’est à la dérive onirique que s’attaque Dhôtel. « Les peintres à qui l’on fait exécuter des peintures sous psilocybine (admirable expression technique !) choisissent, pour rendre “cette brillance, cette intensité, cette profondeur, ce relief jusqu’ici inconnu de nos yeux... des couleurs ternes, pâles, pauvres, des jaunes fades, des blancs sales d’où sortiront des mélanges empâtés”. La “levée des inhibitions” qui permet des “illusions colorées” aboutit à l’expression la plus trouble qui soit » [Dhôtel, 1983 : 92]. C’est que le monde auquel introduit la psilocybine est celui de l’inconscient, et que la luminosité et la coloration que la substance prête à ce monde obscur sont tout simplement illusoires. Aussi Dhôtel engage-t-il le poète (songe-t-il à Michaux ?) à délaisser ces tristes expériences de recherche de soi par le truchement de substances chimiques extraites des champignons, pour retrouver le gai savoir ; à abandonner les fulgurances colorées de l’hallucination pour les nuances de couleurs que doit maîtriser le mycologue ; à chercher enfin son inspiration dans l’univers mystérieux des cryptogames, et non dans les expressions ambiguës de son propre inconscient. En invitant de la sorte à rechercher la poésie dans la quête mycologique et à mettre ses talents poétiques au service de l’identification et de la description des champignons, Dhôtel exprime ce que fut la stratégie inconsciente des mycologues : connaître les vertus hallucinogènes de certains champignons, mais les considérer comme anecdotiques et, maintenant une certaine confusion entre toxicité et vertus stupéfiantes, focaliser l’attention sur l’identification et la distinction entre ce qui peut se manger sans précaution et ce qu’il est prudent de ne pas avaler. Ce faisant, il rejoint aussi la « sagesse » des cueilleurs, et si Dhôtel ne parle pas de plats et de cuisine, son appétit de connaissance a quelque chose de gourmand. ■

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Selon Laure-Adrienne Rochat, autrice de “« LA PIERRE » : Enjeux Poétiques d’un Paysage.” (In : Continent Cendrars, no. 14, 2010, pp. 137–147) :


2. L'écriture comme « sur-vie ». La traversée de la Faille comme figuration du processus poétique.


L'abandon d'une lecture « référentielle » d'ordre autobiographique, au profit d'une lecture symbolique du récit de la traversée de la faille prend tout son intérêt dès lors qu'on l'envisage dans son contexte. La position du paysage de La Pierre dans le cadre plus large du chapitre où elle prend place nous semble, en effet, illustrer une conception de l'écriture comme « sur-vie » - une poétique qui se définit tout autant par son fondement « vital » que par le mouvement même par lequel elle s'en éloigne.

La thématique qui permet le mieux de mettre en évidence ce double mouvement est sans doute celle de la sexualité. En tant que pulsion vitale qui garantit la perpétuation de l'espèce, la sexualité est au cœur du questionnement de Cendrars. Elle est thématisée au cœur de notre description, puis articulée à l'acte d'écrire. Cendrars, en effet, écrit avoir rencontré lors de son étrange épopée deux champignons qui font figure de symboles inquiétants des deux sexes. Tandis que le premier - une « vesse-de-loup » (TADA, 5, 230) géante - nous semble symboliser l'indissociabilité des pulsions de vie et e mort dans la sexualité (il est comparé à un « œuf » blanc, mais il est également semblable à un « crâne »), la description de l'autre - un champignon appelé « phallus nauséeux » que le narrateur qualifie de « congestionné » - rappelle un passage d'Une Nuit dans la forêt associant la « maladie qu'est la vie » à de la « pourriture vivante » (TADA 3, 195). Or, à cet « amour » qui relève d'un cycle de création et de destruction vient s'opposer l'inspiration poétique, comme forme d'amour sublimé, délivré de l'emprise du devenir.

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