Le Bâton
- Anne
- 22 mai
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Dernière mise à jour : 24 mai
Étymologie :
ÉTYMOL. ET HIST. − 1. a) Ca 1100 bastun « long morceau de bois servant à frapper, à se déplacer » (Roland, éd. Bédier, 1825 : Ben le batirent a fuz e a bastuns) ; 1172-75 baston (Chr. de Troyes, Chevalier Lion, éd. W. Foerster, 4520) ; 1440 spéc. baton blanc « canne blanche faite d'une branche sans écorce, symbole des pèlerins, mendiants, aveugles » (Mist. du siege d'Orl., 19124 dans Gdf. Compl.) ; 1680 bâton de chaise (Rich. : Bâton de chaise. Morceau de bois épais de deux, ou trois pouces, et long de six, ou sept piez qu'on met dans les portans de la chaise pour la soulever et la porter par la vile) ; 1928 (Lar. 20e: Mener une vie de bâton de chaise, Mener une vie désordonnée, de plaisirs, de débauches probablement par allusion aux porteurs de chaises qu'on voyait traîner, avec leurs bâtons, dans toutes sortes de lieux) ; b) 1erquart xiiie s. « soutien » (G. de Cambrai, Barlaam et Josaphat, éd. C. Appel, 5528 dans T.-L. : Mes dous fils ieres et ma joie ... Et li bastons de ma vielleche) ; 2. p. ext. « tout ce qui rappelle la forme d'un bâton » fin xiiie s. hérald. « bande verticale dans un blason » (J. Bretel, Tournois Chauvency, éd. H. Delmotte, 2221, Ibid. : c'est cis as armes d'or, A celle bende troncenee, D'argent et d'azur est litee A deus bastons vermaus encoste) ; 1611 baston rompu, à bastons rompus « à la façon de bâtons entremêlés » (Cotgr.) ; d'où l'emploi fig. 1690 (Fur.) [l'expr. batterie à bâtons rompus (mus. milit.) qui serait à l'orig. du tour selon Littré ne semble pas attestée av. Lar. 19e] ; 1710 archit. (Rich.) ; 1771 mus. (Trév. : On appelle bâton de mesure, un bâton fort court, ou un simple rouleau de papier, dont le Maître de musique se sert pour battre la mesure) ; 3. ca 1100 « emblème d'autorité » (Roland, éd. Bédier, 247 : Livrez m'en ore le guant e le bastun) ; 1680 spéc. Bâton de Maréchal de France (Rich.). Du lat. vulg. basto, dér. du b. lat. bastun « bâton » (ive s., Aelius Lampridius, Comm., 13, 3 dans TLL s.v., 1783, 54), lui-même prob. subst. verbal du b. lat. bastare « porter » (baste* et bât*), prob. à rattacher au gr. β α σ τ α ́ ζ ε ι ν « porter » (Chantraine).
Lire également la définition du nom bâton afin d'amorcer la réflexion symbolique.
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Symbolisme :
Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, auteurs du Dictionnaire des symboles (Éditions Seghers, 1969) :
BATON : 1. Le bâton apparaît dans la symbolique sous divers aspects, mais essentiellement comme arme, et surtout comme arme magique ; comme soutien de la marche du pasteur et du pèlerin ; comme axe du monde.
Il revêt tous ces sens dans l'iconographie hindoue : arme entre les mains de plusieurs divinités, mais surtout de Yama, gardien du sud et du royaume des morts ; son danda joue un rôle de contrainte et de punition. En revanche, entre les mains de Vâmana, le Nain, avâtara de Vishnu, le danda est un bâton de pèlerin* ; nous dirons qu'il est axe entre celles du brahmane. Les bâtons de Ninurta frappent le monde et s'apparentent à la foudre.
La canne du pasteur se retrouve dans la crosse de l'évêque, dont Segalen souligne que le balancé de sa marche rituelle est la transcription splendide et périmée de celle des princes pasteurs, dans les pâturages anciens, la péremption seule pouvant appeler l'objection. Appui pour la marche, mais signe d'autorité : la houlette du berger et le bâton de commandement. Le Khakkhara du moine bouddhiste est appui pour la marche, arme de défense paisible, signal d'une présence : il est devenu symbole de l'état monastique et arme d'exorcisme ; il écarte les influences pernicieuses, libère les âmes de l'enfer, apprivoise les dragons et fait naître les sources : bâton du sorcier et baguette de la fée.
2. Dans la Chine ancienne, le bâton, et notamment le bâton de bois de pêcher, jouait un rôle majeur : il servait, lors de l'avènement de l'année, à l'expulsion des influences néfastes. Yi l'Archer fut tué par un bâton de bois de pêcher. Le bâton, le bâton rouge notamment, servait à la punition des coupables. Tl existe toujours des bâtons rouges justiciers, dans la hiérarchie des sociétés secrètes. Chez les Taoïstes, les bâtons de bambou à 7 ou 9 nœuds {nombres des cieux) étaient d'usage rituel courant. On a pu dire que les nœuds correspondaient aux degrés d'initiation. Quoi qu'il en soit, ces bâtons rappellent le Brahma-danda hindou, dont les sept nœuds représentent les sept chakras, roues ou lotus, de la physiologie yoguiste, qui marquent les degrés de la réalisation spirituelle.
Les Maîtres célestes taoïstes sont souvent figurés tenant un bâton rouge dans la main. Ce bâton est noueux, car il doit représenter les sept ou les neuf nœuds symbolisant, en d'autres termes, les sept ou neuf ouvertures que l'initié doit franchir avant de pouvoir parvenir à la connaissance. Cette connaissance acquise, il lui sera alors possible de monter dans le ciel, par autant de degrés, assis sur ce bâton tenu par le bec d'une grue.
La légende des sorcières du Moyen Age, se rendant au Sabbat à cheval sur un manche à balai, n'est pas sans analogie avec ce voyage du Tao, bien que la différence soit immense dans le signe qui affecte ce même symbole. D'une façon générale, le bâton du chaman, du pèlerin, du maître, du magicien est un symbole de la monture invisible, véhicule de ses voyages à travers les plans et les mondes.
Le bâton est devenu, dans les légendes de sorcellerie, la baguette grâce à laquelle la bonne fée change la citrouille en carrosse et la méchante reine en crapaud.
3. Les bâtons relèvent aussi d'un symbolisme axial, au même titre que la lance. Autour du Brahma-danda. Axe du monde, s'enroulent en sens inverse deux lignes hélicoïdales, qui rappellent l'enroulement des deux nâdi tantriques autour de l'axe vertébral, de sushumnâ, et celui des deux serpents autour d'un autre bâton, dont Hermès fit le caducée. Ainsi s'exprime le développement des deux courants contraires de l'énergie cosmique. Il faut encore citer le bâton de Moïse (Exode, 7, 8 à 12) se transformant en serpent, puis redevenant bâton : Yahvé dit à Moïse et à Aaron : Si Pharaon vous enjoint d'accomplir quelque prodige, tu diras à Aaron : "Prends ton bâton, jette-le devant Pharaon et qu'il devienne serpent." Moïse et Aaron se rendirent chez Pharaon et agirent selon l'ordre de Yahvé, Aaron jeta devant Pharaon et ses courtisans son bâton qui se transforma en serpent. Pharaon à son tour convoqua les sages et les enchanteurs. Et les magiciens d'Egypte, eux aussi, accomplirent par leurs sortilèges le même prodige. Ils jetèrent chacun son bâton qui se changea en serpent, mais le bâton d'Aaron engloutit ceux des magiciens... C'est, selon certaines interprétations, la preuve de la suprématie du Dieu des Hébreux ; pour d'autres, le symbole de l'âme transfigurée par l'Esprit divin ; des auteurs ont également vu dans cette alternance bâton-serpent un symbole de l'alternance alchimique : solve et coagula (Burckhardt). Autres associations du bâton el du serpent : les bâtons d'Esculape et d'Hygie, emblèmes de la médecine, et qui figurent les courants du caducée, les courants de la vie physique et psychique. Ils évoquent l'autre bâton de Moïse, qui deviendra le serpent d'airain et une préfiguration de la Croix rédemptrice.
4. Le Bâton est encore considéré comme symbolisant le tuteur, le maître indispensable en initiation. Se servir du bâton, pour faire avancer la bête, ne signifie pas frapper- ce serait masquer le vrai sens du bâton - mais s'appuyer dessus : le disciple avance, en s'appuyant sur les conseils du maître.
Soutien, défense, guide, le bâton devient sceptre, symbole de souveraineté, de puissance et de commandement, tant dans l'ordre intellectuel et spirituel que dans la hiérarchie sociale. Le bâton, signe d'autorité et de commandement, n'était pas réservé seulement, en Grèce, aux juges et aux généraux, mais aussi, comme marque de dignité à certains maîtres de l'enseignement supérieur, car nous savons que les professeurs, chargés d'expliquer les textes d'Homère, portaient un bâton rouge (couleur réservée aux héros) quand Us interprétaient L'Iliade et un bâton jaune (en signe des voyages éthérés d'Ulysse sur la mer céleste), quand ils parlaient de L'Odyssée.
Le bâton de maréchal est le signe suprême du commandement : Le roi, déléguant son pouvoir, donne le bâton au maréchal de France ; le Grand Juge donne la verge à l'huissier ; le maître sa baguette au majordome ; les suisses d'un palais représentent leur seigneur par le bâton. Aux funérailles des rois de France, lorsque les obsèques étaient terminées, le Grand Maître des cérémonies criait par trois fois « le roi est mort » en brisant son bâton sur son genou.
Le bâton est de même le signe de l'autorité légitime, qui est confiée au chef élu d'un groupe. Le bâtonnier, dans l'ancien temps, était un chef élu qui portait aux processions le bâton ou la bannière d'une confrérie. De même, le bâtonnier de l'ordre des avocats, dans les cérémonies de la confrérie de saint Nicolas, confirmée par lettre de Philippe VI, d'avril 1342, portait le bâton de saint Nicolas. On ne rappellera ici que pour mémoire la crosse pastorale de l'évêque, transfiguration du bâton de berger.
5. La symbolique du bâton est également en rapport avec celle du feu, et, en conséquence, avec celle de la fertilité et de la régénération. Comme la lance et le pilon, le bâton a été comparé à un phallus ; des miniatures rajpoutes sont, à cet égard, particulièrement explicites. Le bâton fait mal, disent certains peuples, au sujet du désir masculin inassouvi. Le feu a jailli du bâton, selon la légende grecque. C'est Hermès qui aurait été l'inventeur du feu (pyreia), hormis celui que Prométhée apporta du ciel, en frottant deux bâtons de bois l'un contre l'autre, l'un de bois dur, l'autre de bois tendre. Ce feu terrestre serait de nature différente, chtonienne, de celle du feu céleste, ouranienne, dérobé aux dieux par Prométhée ; celui-ci ne serait devenu tellurique, selon l'épithète d'Eschyle, que pour être descendu de l'Olympe des Immortels parmi les hommes de cette terre.
Ce feu, celui de l'étincelle, de l'éclair, de la foudre est fertilisant : il fait pleuvoir ou jaillir les sources souterraines. D'un coup de bâton dans le rocher, Moïse découvre une source, où le peuple vient se désaltérer : Toute la communauté des enfants d'Israël leva le camp du désert de Sin, sur l'ordre de Yahvé, pour parcourir les étapes ultérieures ; et ils campèrent à Rephidim, où l'eau faisait défaut pour désaltérer le peuple. Celui-ci alors querella Moïse : donne-nous de l'eau, lui dirent-ils, que nous buvions ! Moïse leur répondit : Pourquoi me faites-vous querelle ? Pourquoi mettez-vous Yahvé à l'épreuve ? Le peuple, torturé par la soif en ce lieu, murmura contre Moïse et dit : Pourquoi nous as-tu fait sortir d'Egypte ? Est-ce pour nous faire mourir de soif, nous, nos enfants et nos bêtes ? Moïse implora Yahvé en ces termes : Comment me comporterai-je envers ce peuple qui va me lapider ? Yahvé répondit à Moïse : Porte-toi en tête du peuple, en compagnie de quelques anciens d'Israël ; prends en main le bâton dont tu frappas le Fleuve et va. Moi, je me tiendrai devant toi, là, sur le rocher, en Horeb, Tu frapperas le rocher, l'eau en jaillira et le peuple aura de quoi boire. Ainsi fit Moïse, au vu des anciens d'Israël {Exode, 17 1-6). Le prêtre de la déesse Démêler frappait le sol avec un bâton, rite destiné à promouvoir la fertilité ou à évoquer les puissances souterraines. Une nuit, le fantôme d'Agamemnon apparaît en songe à Clytemnestre. Il se dirige vers son sceptre, que son meurtrier, Egisthe, s'est approprié. Il s'en saisit et l'enfonce en terre comme un bâton. Aussitôt Clytemnestre voit s'élever du sommet de cette tige un arbre florissant, dont l'ombrage a couvert toute la contrée des Mycéniens (Sophocle, Electre, 413-415). Ce bâton qui reverdit et fleurit annonce le prochain retour du fils d'Agamemnon, le vengeur, II symbolise la vitalité de l'homme, la régénération et la résurrection.
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Dans Le Livre des superstitions, Mythes, croyances et légendes (Éditions Robert Laffont S.A.S., 1995, 2019) proposé par Éloïse Mozzani, on apprend :
Symbole de souveraineté et de puissance - sceptre royal, crosse pastorale de l'évêque qui est issue du bâton de berger, bâton de commandement du maréchal -, le bâton - arme des divinités hindoues (notamment de Yama, gardien du sud de l'univers et du royaume des morts) - est aussi une arme magique qui éloigne les mauvaises influences : le bâton, devenu dans de nombreuses traditions la baguette magique, symbolisait dès les temps les plus reculés le pouvoir surnaturel. Dans la Chine ancienne, le bâton, notamment en bois de pêcher, « servait, lors de l'avènement de l'année, à l'expulsion des influences néfastes. »
Chez les anciens Hébreux, le bâton du roi ou du prophète lui permettait de commander aux éléments : «Ainsi Moïse fit-il s'entrouvrir les flots de la mer Rouge ; ainsi fit Josué quand il arrêta le soleil pour provoquer la déroute des Philistins, œuvre qu'il paracheva en faisant tomber sur eux un orage de grêle et de pluie ; ainsi Elysée procura-t-il de l'eau pour l'armée du roi d'Israël, ainsi fit Elie, tout simplement, pour convaincre l'incrédule Achab de sa puissance ».
Le bâton, qui était le signe distinctif des augures romains (ils s'en servaient pour délimiter la partie du ciel dans laquelle ils observaient les présages), ainsi que celui du chaman, du maître ou du magicien, « est symbole de la Monture invisible, véhicule de ses voyages à travers les plans et les mondes ».
Dans l'Orient ancien, en Chine et également chez les Germains existait une divination, appelée palomancie, qui s'effectuait à l'aide de petits bâtons ou de baguettes : elle pouvait se pratiquer, entre autres, en prenant deux bâtons, l'un ayant un sens favorable, l'autre défavorable, et en les faisant tomber : celui qui se plaçait sur l'autre délivrait l'oracle.
Pour savoir de quelle tribu d'Israël serait issu le chef de ce peuple, Moïse plaça dans le tabernacle douze bâtons, portant chacun le nom d'une tribu : celui qui fleurirait désignerait le chef : et ce fut le bâton d'Aaron (Nombres, 17).
Le bâton, qui fut comparé à un phallus est aussi associé à la fertilité et à la régénération D'après la légende grecque, Hermès créa le feu en frottant deux bâtons de bois l'un contre l'autre. En frappant le sol avec un bâton, le prêtre de la déesse Déméter voulait appeler la fertilité ou évoquer les puissances souterraines. C'est aussi avec un coup de bâton dans un rocher que Moïse découvre une source (Exode, 17,1 et suivantes). N'est-ce pas avec une baguette divinatoire qu'on fait jaillir, dès le XVIIe siècle, les sources souterraines ? Le mythe du bâton des saints qui, fiché en terre, refleurit et devient arbre participe du même symbolisme.
L'aspect phallique du bâton (qui est d'ailleurs avant tout l'instrument de l'homme, jusqu'à la baguette du chef d'orchestre) se retrouve dans celui que les sorcières utilisaient, comme substitut du balai,, pour aller au sabbat : « Le bâton était tenu à la main comme le bourdon du pèlerin, ou serré entre les cuisses. On peut se demander à ce propos si l'on n'a pas fait parfois usage d'un bâton enduit d'un produit hallucinogène afin de provoquer un orgasme suivi d'hallucinations. Selon une expression argotique qui trouverait alors toute sa valeur et sa saveur, la sorcière se serait alors vraiment "envoyée en l'air" » (Raymond Christinger, Le Voyage dans l'imaginaire, 1981).
Au sabbat, le maître des cérémonies ou gouverneur du sabbat tient le bâton de commandement qu'il remet au diable après la dissolution de l'assemblée.
On appelle bâton du voyageur, que certains considèrent comme la survivance du « bâton de commandement », symbole du pouvoir, un bâton qui, selon une croyance ancestrale, protège le voyageur de nombreux dangers. Voici comment on le fabrique :
Cueillez, le lendemain de la Toussaint, une forte branche de sureau, que vous aurez soin de ferrer par le bas ; ôtez-en la moelle : mettez à la place les yeux d'un jeune loup, la langue et le cœur d'un chien, trois lézards verts et trois cœurs d'hirondelle, le tout réduit en poudre par la chaleur du soleil, entre deux papiers saupoudrés de salpêtre ; placez par-dessus, dans le cœur du bâton, sept feuilles de verveine, cueillies la veille de la Saint-Jean-Baptiste, avec une pierre de diverses couleurs, qui se trouve dans le nid de la huppe ; bouchez ensuite le bout du bâton avec une pomme à votre fantaisie et soyez assuré que le bâton vous garantira des brigands, des chiens enragés, des bêtes féroces, des animaux venimeux, des périls et vous procurera aussi la bienveillance de ceux chez qui vous logerez.
En plein XIXe siècle, on cherchait encore, dit-on, à se procurer le bâton du voyageur : il était courant en Lozère. Suspendu à la porte d'une maison, un bâton du voyageur attirait la chance et chassait les mauvais esprits.
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Muriel Levet, autrice d'un ouvrage intitulé Objets chamaniques et leurs pouvoirs (Éditions Trajectoires, 2009) décrit les nombreuses natures du bâton pour le chamane :
Bâtons, battoirs et cannes : Le bâton est un accessoire indispensable au chamane. On le retrouve chez tous les peuples pratiquant le chamanisme. Chaque chamane en possède au moins un. Le bâton est très souvent le support d'un esprit, mais plus souvent encore le support de plusieurs esprits. Ses fonctions sont donc généralement multiples.
Certains bâtons sont spécifiquement destinés à remplir telle ou telle fonction. Le chamane népalais, par exemple utilise un bâton spécifique pour faire tomber la pluie. Mais le plus souvent, les fonctions du bâton sont multiples. Le battoir de tambour du chamane sibérien était également considéré comme un objet divinatoire. De même, les bâtons des chamanes amérindiens de la côte nord-ouest seraient d'instruments de percussion au cours des danses chamaniques, mais aidaient également le chamane à détecter les sorciers qui avaient jeté un sort au malade.
En gros, on peut dire que le bâton remplit au moins une des fonctions suivantes :
Il s'agit d'un signe distinctif et d'un instrument de pouvoir, un moyen pour le chamane de démontrer sa puissance.
C'est aussi un instrument musical, qui est agité comme un hochet ou utilisé pour frapper le tambour ou le sol. Il permet donc d'induire la transe.
Il peut avoir une fonction divinatoire : aider le chamane à prédire l'avenir.
Il peut avoir une fonction thérapeutique : permettre au chamane de soigner en chassant les mauvais esprits.
Il peut influencer les éléments.
Bâton de pouvoir : En Sibérie, le bâton était le premier instrument que recevait le jeune chamane, parfois des mois avant le tambour. Beffa et Delaby relatent un mythe evenk :
Amaka créa tous les oiseaux. Le méchant Xargi fit seulement le plongeon. Il lâcha le plongeon sur l'eau et le fanfaronna devant le bon Amaka :
- Que sont les oiseaux ? De la merde à côté de mon plongeon. Personne ne rattrapera mon plongeon sur l'eau. Même ton homme ne pourra s'en saisir.
Sur quoi, Amaka dit à Xargi :
- Je donnerai à l'homme un bâton à deux fourchons, et tu verras comme il attrapera ton plongeon.
- Qu'importe ton bâton à mon plongeon ? Il plonge mieux que tous les canards.
Amaka donna le bâton à l'Evenk, s'assit avec lui dans la barque en écorce de bouleau et se lança à la poursuite du subtil plongeon. Ils le rattrapèrent. Le plongeon était fatigué. [L'Evenk] le harponna à la queue avec le bâton, l'empêchant de plonger plus profond. Le plongeon empalé au bâton tourna la tête de tous côtés et cria :
- L'Evenk sera chamane ! Et l'Ostiak ! Et le Iakoute !
C'est depuis ce temps-là qu'il y a des chamanes.
Le bâton, objet donné par ne divinité bienfaisante, est donc à l'origine du pouvoir du chamane. C'est en effet parce que le plongeon a été chassé par l'homme à l'aide de ce bâton qu'il le choisit et fait de lui un chamane en devenant son esprit électeur. Le bâton symbolise donc le pouvoir de ce chamane, un homme ayant été choisi, élu par un esprit qui lui permet de voyager dans les autres niveaux de réalité du monde.
Et il ne faut pas oublier que le bâton est un objet de bois, ce qui, bien sûr, n'est pas sans évoquer l'Arbre Cosmique. Tout comme le tambour, le bâton est une représentation miniature du monde tel que le conçoit le chamane. Il est un Arbre Cosmique miniature, le centre de l'univers, l'axis mundi autour duquel tout s'articule et autour duquel s'organiseront les séances. Mais en tant qu'évocation de l'Arbre Cosmique, il est également une échelle symbolique qui permet au chamane d'atteindre le monde supérieur ou de descendre dans l'inframonde. Or, c'est justement cette capacité à voyager dans le monde des esprits qui fait toute la puissance du chamane.
Ainsi, les chamanes népalais utilisent parfois un certain type de bâton appelé « bâton de pouvoir ». Ces bâtons richement sculptés sont souvent surmontés par la représentation d'un personnage (l'esprit électeur du chamane ?) en ronde-bosse ou en bas-relief. Ou bien des pendants avec des représentations d'esprits y sont accrochés. Leur pied est taillé en forme de pointe. Le chamane, pendant le rituel, plante son bâton de pouvoir dans le sol. Le bâton est à la fois le centre autour duquel tout s'articuler, l'Arbre Cosmique et l'échelle qui permet au chamane d'accéder à ses différents niveaux. Ce bâton, qui représente la capacité de l'homme élu à accéder à ces différents niveaux de réalité, est le signe distinctif du chamane, la marque de sa puissance.
Bâton à sonnailles, cannes chevalines et bâton de danse : Au Népal et en Sibérie, un autre type de bâton est utilisé pour jouer du tambour. On parle alors plus spécifiquement de battoir à tambour (même si la fonction de ce bâton, comme on le verra, n'est pas exclusivement musicale). Mais comme le bâton était généralement acquis avant le tambour, il était parfois orné de sonnailles. Avant ou après avoir reçu son tambour, le chamane pouvait donc agiter son bâton à sonnailles pour marquer le rythme de sa danse, et, ainsi, induire la transe.
Les bâtons à sonnailles allaient souvent par paires. Leurs extrémités étaient alors sculptées en forme de têtes de chevaux stylisés. Les chamanes bouriates, qui ne possédaient pas toujours de tambours, utilisaient ces bâtons à sonnailles, que l'on appelle « cannes chevalines », pour garder leur équilibre durant les danses frénétiques, mais aussi pour frapper le sol rythmiquement, et de cette façon, induire la transe.
Chez les Bouriates, comme chez quelques autres peuples asiatiques, c'était l'esprit du cheval, plus que du cerf, qui guidait le chamane dans son voyage à travers le monde des esprits. Mircea Eliade relate le sacrifice d'un cheval, abattu cruellement. L'âme du cheval montait alors directement au paradis, apportant avec elle les vœux et les prières du chamane. L'image du cheval volant, qui guide le chamane dans le monde des esprits, est ainsi très présente dans les mythologies des peuples de Sibérie, en particulier bouriates, où elle tend à remplacer celle du cerf.
Les cannes représentaient ainsi ces chevaux, qui servaient de monture au chamane au cours de son vol magique. Le chamane bouriate leur donnait à boire tous les jours en les penchant au-dessus d'un récipient plein d'eau. Pendant la transe lorsque l'un des chevaux était fatigué il utilisait l'autre. Ce type de cannes a été repris par certains chamanes evenks, qui les utilisaient comme battoirs de tambour.
Très souvent, le bâton est donc associé à la musique et à la transe, et plus particulièrement encore lorsque le chamane n'utilise pas de tambour. En Amérique, où les tambours, sont assez peu utilisés par les chamanes, qui leur préfèrent les hochets, le bâton, pourtant démuni de sonnailles, garde une fonction musicale, de percussion. Tout comme les chamanes bouriates, les chamanes amérindiens frappent souvent le sol de leur bâton pour induire la transe et garder leur équilibre au cours des danses. En Amérique du Sud, on parle d'ailleurs de « bâton de danse ». Comme les bâtons de pouvoir des chamanes népalais, ces bâtons sont souvent surmontés d'une sculpture en ronde-bosse représentant un esprit.
En Amérique du nord-ouest, les bâtons, très divers, peuvent être ornés de sculptures anthropomorphes ou zoomorphes en bas-relief, surmontés d'une sculpture en ronde-bosse représentant un esprit, ornés de sculptures en haut-relief représentant des personnages qui semblent s'accrocher au bâton... Il arrive même que le bâton soit entièrement sculpté afin de lui donner l'apparence d'un animal allongé (loutre ou loup).
Battoir de tambour et bâton de divination : Les battoirs de tambour à proprement parler ont bien sûr une fonction musicale et sont liés à la transe et au voyage du chamane dans la surnature. Ils sont donc très souvent le réceptacle d'un esprit, qui guidera le chamane au cours de son vol. Ainsi, le manche du battoir notamment chez les Evenks de Sibérie, se termine par la représentation de la tête d'un esprit, qui prend le plus souvent la forme d'un cerf. Le manche peut également être décoré de lanières de cuir ou de coton de couleurs évoquant des plumes.
Très souvent, l'une des faces du battoir (celle destinée à frapper le tambour) est recouverte de la fourrure d'un autre animal, c'est-à-dire d'un autre esprit qui accompagnera le chamane lors de son voyage. Le type de fourrure utilisé diffère selon les peuples, mais aussi selon l'endroit où le chamane souhaite se rendre. Ainsi, le chamane évenk utilisait un battoir recouvert d'une peau d'ours pour se rendre dans le monde des morts et un battoir recouvert du velours de bois de cervidés s'il souhaitait s'élever dans le monde supérieur.
Mais la présence de cette fourrure laisse aussi penser que le battoir de tambour était à l'origine une patte d'animal, dont la fonction était essentiellement divinatoire. Le chamane la tenait dans sa main tandis qu'il prédisait l'avenir.
Cela étant, en Sibérie, de façon générale, les objets divinatoires sont plus volontiers ornés de représentations d'esprits anthropomorphes. C'es le cas par exemple de fines baguettes que les chamanes evenks tenaient également dans leur main tandis qu'ils prédisaient l'avenir. Elles étaient ornées de la représentation d'un esprit anthropomorphe ayant la réputation d'être clairvoyant.
Bâton de guérison : Les bâtons des chamanes sibériens pouvaient donc cumuler plusieurs fonctions : ils étaient le symbole du pouvoir chamanique, un instrument de musique, utilisé avec ou sans tambour, qui permettait d'induire la transe, et parfois un objet de divination. Le chamane, on le rappelle, remplit trois rôles principaux dans sa communauté : prédire l'avenir, guérir et protéger sa communauté, et influencer l'aléatoire. Si le bâton peut l'aider à prédire l'avenir, il peut également l'aider à remplir ses deux autres missions.
Ainsi, en Sibérie, le bâton était souvent considéré comme un prolongement du corps du chamane, un instrument qui permettait au chamane de transmettre les esprits présents dans son corps, qui pouvaient, comme un flux d'énergie, passer par ce bâton. Les chamanes kètes de Sibérie occidentale avaient, par exemple, pour coutume de tapoter de leur bâton la tête et le dos des malades pour les soigner, ou de se servir de leur bâton pour masser le ventre des femmes qui allaient accoucher.
Pour les Amérindiens du nord-ouest, comme pour la plupart des peuples pratiquant le chamanisme, quand la maladie n'était pas due à la perte de l'âme ou à un mauvais esprit, c'était qu'elle avait été provoquée par un sorcier. Et là encore, c'est à l'aide d'un bâton particulier que le chamane réussissait à trouver le coupable le bâton, habité par les esprits, se pointait tout seul sur le membre de la communauté qui était responsable de la maladie. Ces bâtons, légèrement courbes et à l'extrémité inférieure pointue, étaient souvent richement sculptés. Leurs sculptures en bas-reliefs, représentations de sujets anthropomorphes et zoomorphes, rappellent celles des amulettes.
Les bâtons utilisés pour la danse, de même que ceux utilisés pour détecter les sorciers, avaient également pour fonction d'effrayer les mauvais esprits, potentiellement présents dans le monde des hommes au cours du déroulement de la séance, mais aussi les esprits de la surnature, que le chamane pouvait rencontrer lors de son voyage en particulier dans l'inframonde. Le bâton était donc également considéré comme une sorte d'arme qui permettait de se protéger des influences maléfiques.
Bâton de pluie : Enfin, il faut rappeler que le chamane a également pour fonction d'influencer l'aléatoire, en faisant en sorte que le gibier soit abondant chez les peuples de chasseurs ou en influençant directement le climat chez les peuples de cultivateurs.
On pense alors immédiatement au bâton de pluie, cet instrument de musique de type idiophone, qui est utilisé en Amérique latine et en Afrique. fait d'un tube en cactus séché ou en bambou dans lequel sont plantés de petits bâtons qui forment une spirale à l'intérieur du tube, cet instrument est rempli de petits cailloux ou de graines séchées. Lorsqu'on le retourne, le son qu'émettent les graines en tombant rappelle celui de la pluie.
En Amérique, il semblerait que cet instrument soit d'origine diaguita (on appelle Diaguita un ensemble de peuples ayant habité les Andes entre le VIII et le XVIe siècle). Mais on n'est pas sûr que les bâtons de pluie aient été utilisés par des chamanes et aucune preuve ne permet d'affirmer qu'ils étaient utilisés pour influencer le climat, et non à d'autres fins.
En revanche, il faut mentionner que les chamanes népalais utilisaient un type de bâton particulier pour influencer le climat. Ces bâtons leur servaient à tracer des cercles magiques sur la terre, afin de faire tomber la pluie. Tout aussi richement sculptés que les bâtons de pouvoir, les bâtons de pluie népalais se distinguent par leur extrémité inférieure très effilée, en forme de stylet.
[...]
Il arrive donc parfois au chamane de tenir dans sa main une arme de chasse pour lutter contre les mauvais esprits. Le couteau et le trident peuvent bien sûr, faire partie de cette catégorie d'armes, mais il existe bien d'autres possibilités. En Amérique du nord-ouest, et notamment chez les Tlingits, cette arme prend le plus souvent la forme d'un « bâton à jeter », utilisé de façon traditionnelle comme projectile pour chasser le lapin ou le cerf. Cette arme primitive, à mi-chemin entre la lance et le boomerang, présente des sculptures en bas-relief typiques de l'iconographie chamanique : représentations de chamanes en transe et d'esprits anthropomorphes et zoomorphes, avec, très souvent, plusieurs sujets sur le même bâton.
[...]
Dans un contexte non chamanique, la plupart de ces armes peuvent être utilisées pour la chasse, mais aussi pour la guerre. On trouve d'ailleurs une connotation guerrière plus marquée dans certains bâtons tlingits, qui prennent la forme d'une « pioche de guerre », arme qui était utilisée par les guerriers pour combattre leurs ennemis.
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Dans La Splendeur escamotée de frère Cheval ou Le secret des grottes ornées (Éditions Grasset et Fasquelle, 2018), Jean Rouaud propose au lecteur une reconstitution de la manière de penser des hommes vivant à l'époque du Paléolithique.
"Que le monde soit pensé comme un empilement de couches, un bâton sculpté nous l'enseigne, qui présente à son sommet un oiseau, sous l'oiseau un renne, et sous le renne un poisson. Ce sont les trois étages animés du monde. Et perceptible, dans sa partie située sous le niveau du sol, grâce à la transparence de l'eau qui est figurée comme un effet du courant sur les poissons de l'os gravé de Chaffaud. L'oiseau, le renne, le poisson, l'ordinaire du garde-manger, concluent les tenants de la chasse qui mesurent l'activité humaine à l'aune d'un lancer de flèche ou de harpon. Au lieu que cet empilement acrobatique accroché au bâton dépasse in simple état figuré des lieux. A travers l'oiseau, le renne et le poisson, on reconnaît les trois élément fondamentaux : l'air, la terre et l'eau. [...]
On peut opposer que les éléments sont quatre. Il en manquerait donc un sur le bâton ? Mais non, il est là le quatrième élément, que nous ne voyons pas parce que nous nous attendons à ce qu'on le figure sous la forme de flammes léchant le bâton. Il est le bâton lui-même qui est un bâton-feu. Si le bois s'embrase, c'est la preuve qu'il héberge en lui ce foyer potentiel. Les pierres, on a beau les frotter l'une contre l'autre, on obtient quelques étincelles et puis rien. Preuve qu'elles n'ont pas le feu en elles. Mais ce bâton, ce n'est pas du bois, c'est de l'os ? Pas du bois ? Bois des cerfs, bois des arbres, c'est tout un. Aujourd'hui, mais hier ? Vous parlez le magdalénien ? Sur le bout de la langue poétique.
Les mains d'or ont bien remarqué que les "bois" des cervidés poussent et tombent. Ils tombent en hiver et repoussent au printemps. Comme l'herbe, comme les feuilles. Ce qui fait des cervidés des animaux-arbres, en somme, une variété de "boqueteaux trottinant". Leur appellation, peut-être, ou quelque chose de cet ordre. Ce n'est pas non plus un hasard si les ramures des cervidés sont représentées comme des flammes et même, à Lascaux, sur la tête de l'un d'eux, comme un buisson ardent. Inutile d'en chercher de semblables dans la nature. Il ne s'agit pas d'une coiffe dont l'exubérance si peu réaliste ne devrait qu'à la seule fantaisie de l'artiste. La coiffe, du cerf comme du sorcier ou du chef, signe pour la fonction. Ici, ce cerf signale une nature de "feu". Ce cerf-arbre donne sa "langue" au feu. [...]
Ce genre de bâton sculpté, on le devine, ne servait pas à jouer au croquet ou à se gratter le dos, de même qu'il n'était certainement pas mis dans toutes les mains. On attribuait à celui qui le brandissait ce pouvoir de relier à la fois les éléments et les couches superposées du monde. Par moi, par mes invocations, par la puissance de mon esprit, ces empilements disparates, hétérogènes, demeurent dans la disposition qui nous convient pour que le renne traverse la terre, et l'oiseau le ciel, et le poisson la rivière, et que le feu nous réchauffe et nous éclaire. L'eau seule nous noie, la terre seule nous étouffe, l'air seul dérobe le sol sous nos pieds, et le feu seul nous consume. C'est à la conjonction de ces quatre éléments que nous devons d'être en vie. D'où la prière que nous adressons au firmament et à la terre-mère pour qu'ils demeurent soudés et dans cet étagement qui nous convient.
Celui-là devait être respecté et redouté, qui commandait aux quatre forces de l'univers. Car si de lui dépendait que tout demeurât en l'état, peut-être avait-il aussi ce pouvoir de les désunir, ces quatre forces élémentaires, de les désarticuler, d'amener le monde au chaos. Et redoutant ce chaos d'un monde disloqué, est-ce à dire qu'on envisageait qu'il pût retourner à un état originel brouillé, entre mêlé ? Autrement dit, l'homme au bâton était-il le garant d'un certain ordre des choses et la perspective d'un monde chaotique la terreur du groupe ? Quel grand savoir avait cet homme, dont dépendait par ses imprécations qu'il convainque le monde de renoncer à ses forces centrifuges dévastatrices. On en retrouve la trace jusque dans l'imaginaire élisabéthain chez ce Prospero qui, dans la pièce de Shakespeare, commande à Ariel, le génie de l'air, et au monstre Caliban, qui viendrait d'un mot rom et voudrait dire noirceur, ténèbres. Où l'on constate encore une fois que tout ne s'est pas perdu en cours de route."
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