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Suite de l'article posté en juillet 2015 et que vous pouvez lire ici.
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Symbolisme celte :
Dans le Dictionnaire des symboles (1969, édition revue et corrigée 1982) de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, on découvre que
"Les Celtes se réconfortaient avec du vin miellé et de l'hydromel. L'abeille, dont le miel servait à faire de l'hydromel ou liqueur d'immortalité, était l'objet, en Irlande, d'une étroite surveillance légale. Un texte juridique moyen-gallois dit que la noblesse des abeilles vient du paradis et c'est à cause du péché de l'homme qu'elles vinrent de là ; Dieu répandit sa grâce sur elles et c'est à cause de cela qu'on ne peut chanter la messe sans la cire. Même si ce texte est tardif et d'inspiration chrétienne, il confirme une tradition très ancienne dont le vocabulaire offre encore des traces (le gallois cwyraidd de cwyr "cire" signifie parfait, accompli et l'irlandais moderne céir-bheach, littéralement "cire d'abeille", désigne aussi la perfection.)
Le symbolisme de l'abeille évoque donc, chez les Celtes comme ailleurs, les notions de sagesse et d'immortalité de l'âme."
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Pour Philip et Stephanie Carr-Gomm, dans L'Oracle des Druides, Comment utiliser les animaux sacrés de la tradition druidique (édition originale 1994 ; traduction française Guy Trédaniel : 2006),
"La carte représente la reine des abeilles posée sur une pierre. A l'arrière-plan, nous voyons la maison du Cercle d'Hydromel, à Tara, comme elle devait être au temps de sa splendeur. Le soleil de midi brille intensément et la bruyère fleurit près du rocher où son nom, Ur, est gravé en ogham.
L'abeille vous invite à la fête, à célébrer les événements heureux, ou tout simplement l'existence mystérieuse et merveilleuse de la vie. Vous accepterez peut-être de partager un verre ou deux d'hydromel : s'il vient d'Écosse, il vous rappellera la bruyère et vous aidera à entre en communion avec l'esprit de la Haute-Écosse. La tradition druidique offre des occasions de fête tous les deux mois environ, car les êtres humains que nous sommes ont besoin de se réunir à certains moments pour apprécier la compagnie des autres. Aussi impossible que cela puisse paraître, l'abeille nous murmure qu'une vie harmonieuse en communauté existe. Nous devons, pour tendre vers elle, harmoniser nos relations avec la nature, rendre hommage au soleil et donner à l'esprit ou à la déesse la place primordiale qui leur revient.
Renversée, la carte signale peut-être que vous vous sentez isolé, incertain de votre rôle dans le monde. Le fonctionnement de la ruche est harmonieux car chaque abeille connaît la place et le rôle qu'elle doit y tenir. Ensemble, elles construisent une communauté qui est extrêmement productive et joue un rôle écologique majeur dan son environnement local. C'est ainsi qu'on qualifie de "ruche", un endroit où tout s'active dans un même but. Si vous n'êtes pas motivé ou si vous êtes isolé, vous avez peut-être besoin d'être soigné par l'abeille. Un guérisseur anglais utilise de nos jours les piqûres d'abeille pour soigner l'asthme et autres maladies ; si vous ne voulez pas vous laisser aiguillonner par les autres, il est peut-être temps de vous pousser tout seul à agir. Passez un moment à réfléchir sur votre rôle dans la vie, puis prenez les décisions qui s'imposent en fonction de vos buts et de vos priorités. Souvenez-vous que l'abeille sait s'organiser, rendre hommage au soleil et la déesse et travailler dur. Rappelez-vous aussi son invitation à fêter l'existence et comprendre intimement que nous faisons partie intégrante de la Création.
L'Abeille dans la Tradition
Demande à l'abeille les secrets des druides
Adage issu de l'ancien anglais.
Pour les Druides, l'abeille vient du monde paradisiaque du soleil et de l'esprit. En lien étroit avec la position du soleil dans le ciel, elle apporte au monde le don sacré de l'hydromel, cette boisson solaire.
L'hydromel est l'une des plus anciennes boissons alcoolisées du monde. Sa fabrication à partir de miel, d'eau, de malt et de levure, remonte au moins à six mille ans. On le consommait - et le consomme encore - lors des huit cérémonies druidiques annuelles, en le faisant passer autour du cercle des participants jusqu'à ce que la dernière goutte soit bue. On avait donc appelé la grande salle de réunion du palais royal de Tara Tech Midchuarta, c'est-à-dire la "Maison du Cercle d'Hydromel".
Le soleil, dans la tradition druidique, représente entre autre la manifestation de la déesse. Le mot gaélique désignant le soleil était à l'origine du genre féminin, et c'est encore le cas en Irlandais et en Écossais (Grian et Griene). Brighid est la déesse du soleil et du feu, autant que des sources et de l'eau. L'hydromel, cette eau de feu, est une boisson tout à fait appropriée pour la célébrer.
Les Dons faits par l'Abeille
L'abeille, outre le miel, nous amène aussi la cire servant à faire briller et sceller. Nous ne pouvons pas être certains que les Celtes connaissaient les qualités médicales du pollen et du propolis et même à l'heure actuelle, la science ne parvient pas à expliquer les qualités antiseptiques du propolis dont les abeilles enduisent leur ruche contre les infections.
On peut cependant avancer avec quasi certitude que les Celtes et les druides avaient étudié tous les aspects de la vie des abeilles et que rien ne leur avait échappé : Diodore de Sicile raconte que les Celtes buvaient l'eau qui avait servi à laver les rayons de miel, et qu'ils enduisaient la viande et le saumon d'un mélange de miel et de sel avant de les cuire.
Les Bardes racontent dans les Triades qu'on appelait la Grande-Bretagne l'"Île du miel". Ils célèbrent également les essaims d'abeilles d'Irlande et leur abondante production de miel. Un vieux texte irlandais compare le peuple du Munster aux abeilles et des linguistes ont avancé l'idée que le nom de la reine Medb du Connacht serait associé à l'enivrement causé par l'hydromel. Medb (Maeve ou Mab) étant aussi la reine des fées, on constate qu'il existe sans doute une association entre l'hydromel, bu à bon escient et la clairvoyance ou le voyage magique des druides.
Un barde irlandais écrivit au Xe siècle un panégyrique lyrique. The Hermit's Hut, sur les objets de son régal : "de la bière avec des herbes, quelques fraises, délicieuse abondance ; des baies d'aubépine et d'ifs, des noix et des noisettes. Une coupe de bon hydromel de noisetier, coulant à flots ; des glands, des brins d'églantiers et de bonnes mûres". Il décrit un monde qui n'avait pas encore séparé la spiritualité de la sensualité, ni l'âme du corps.
"Je suis la REINE DES RUCHES"
La Chanson d'Amergin
Pendant les après-midi d'été, le doux bourdonnement de l'abeille nous endort et nous conduit au pays des rêves, au paradis. En anglais, on appelle littéralement les abeilles et les bourdons : "abeille-tambourin" et "père-murmure". Dans la tradition galloise, la harpe a pour nom teillinn, qui vient de an t-seillean, signifiant "abeille". L'abeille est aussi liée au monde magique dans la légende galloise de Henwen, truie représentant la déesse, qui mit bas un louveteau, un aigle, un chaton, un grain de blé et une abeille.
Nous savons maintenant que les danses des abeilles, formant des volutes extrêmement précises, sont un moyen de communiquer aux membres de la ruche les renseignements sur la direction et l'éloignement des "champs de pollen". Les druides y voyaient plutôt une danse sacrée rendant hommage au soleil ou aux divinités solaires. Ils dansaient sans doute en imitant la danse des abeilles, comme ils imitaient celle des grues, pour célébrer les pouvoirs vitaux associés au soleil.
Les anciennes lois druidiques d'Irlande, connues sous le nom de Brehon Laws, protégeaient les abeilles et les ruches. Sur l'île de Man, voler des abeilles était puni de la peine capitale. La ruche, symbole, de l'organisation parfaite de la communauté, servit de modèle à la construction de tombes et salles d'initiation : Newsgrange et Dowth en Irlande, ainsi qu'en Espagne et au Portugal.
L'abeille et la ruche, centrées autour de la reine, symbolisaient donc la société idéale : rôles sociaux bien définis et répartis, productivité et efficacité remarquables, place essentielle de la déesse, danses sacrées en hommage au soleil et production de la divine substance ambrée tirée des fleurs des bois et des champs, qui nourrit et enivre."
Mots-clefs : Communauté - Fête - Organisation.
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Dans Animaux totems celtes, Un voyage chamanique à la rencontre de votre animal allié (2002, traduction française : Éditions Vega, 2015), John Matthews nous propose la fiche suivante :
"Abeille = irlandais : bech - gallois : gwenymen - gaélique : beach - langue de Cornouailles : gwenwenen - breton : gwenanenn.
Bien qu'il ne reste pratiquement aucune histoire faisant figurer de manière significative des abeilles, le patrimoine folklorique celte leur attribue d'être porteuses de sagesse. Aussi bien en Irlande qu'au Pays de Galles, la croyance dit qu'elles descendent des cieux, colportant de ce fait la sagesse des mondes d'en haut. La loi irlandaise Brehon considère comme délit capital de voler des abeilles, et prévoit des dispositions pour les protéger.
Il est dit que l'abeille produit un bourdonnement similaire à une harpe désaccordée - détail qui souligne la considération dont jouissait l'abeille auprès d'un peuple pour qui la harpe était un instrument magique, autant que musical.
C'est une alliée particulièrement précieuse pour les voyages vers les mondes célestes. La conservation des abeilles pour leur miel - constituant autrefois la seule source de douceur - était si importante, qu'il existait déjà des livres sur ce sujet.
Préceptes du totem :
Éclaireur : La distance ne fait pas obstacle à la vérité.
Protecteur : Avancer avec précaution réduit les risques.
Challenger : Quel chemin suis-tu réellement ?
Aide : La douceur est au cœur de ta vie.
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Pour Gilles Wurtz auteur de Chamanisme celtique, Animaux de pouvoir sauvages et mythiques de nos terres, (Éditions Véga, 2014),
"La population des abeilles est en chute libre depuis plus d'une dizaine d'années et rares sont les zones de notre planète où elles ne sont pas touchées. Cette diminution vertigineuse de leur nombre est due en grande partie aux pesticides. Selon les endroits, on recense entre 50% et 90% de disparition. Toute la vie et le développement de l'abeille sont structurées de façon à assurer le fonctionnement collectif de la ruche. Livrée à elle-même, une abeille ne peut pas survivre.
Les premiers jours de sa vie, l'abeille est nourrice, puis elle devient bâtisseuse et ensuite butineuse (de la troisième à la cinquième ou sixième semaine de sa vie). ensuite, chargée de ravitailler la ruche, elle sort survoler la nature environnante pour collecter les substances vitales : nectar, miellat, pollen, propolis et eau. Elle meurt d'épuisement, au travail ou dans son sommeil. D'autres ouvrières naissent au début de l'automne. Comme elles ont pour mission de protéger la reine et de générer une température suffisante pour que l'essaim puisse passer l'hiver, ces ouvrières-ci ont une durée de vie de cinq à six mois. La reine quant à elle se consacre exclusivement à la ponte (jusqu'à 2 000 œufs par jour...) : toutes les abeilles de la ruche sont nées d'elle. C'est en dansant que l'abeille éclaireuse indique l'emplacement de nectar aux autres abeilles. De retour à la ruche, elle communique les informations (direction, position, quantité et qualité des fleurs) aux butineuses par une gestuelle élaborée et bien précise.
Applications chamaniques celtiques de jadis : Pour les Celtes, les abeilles symbolisaient la structure et l’organisation du clan, du village, de la communauté. Elles montraient l'exemple à suivre. La ruche est un habitat très structuré, rien n'y est superflu et tout y agencé d'une manière optimale. Les Celtes consultaient souvent les abeilles pour connaître la meilleure structure à donner à une habitation, un village, une ferme, un camp provisoire lors des grands déplacements. Les abeilles montraient également l'importance capitale pour une communauté de placer des personnes expérimentées à tous les postes clés et d'assurer la retransmission de ces capacités à la jeunesse, afin d'asseoir le relais qui garantira la survie du groupe dans des conditions optimales.
Les abeilles inspiraient cette organisation sans faille aux peuples celtiques, dont l'efficacité dans ce domaine impressionnait les étrangers.
C'est grâce aux abeilles aussi que les Celtes produisaient leur hydromel, breuvage fermenté à base de miel, dont ils étaient friands. L'hydromel était considéré comme une boisson d'immortalité et, à ce titre, il était souvent utilisé comme boisson sacrée lors de cérémonies et de rituels.
Applications chamaniques celtiques de nos jours : De nos jours, le sens aigu de la structure et de l'organisation de l'abeille n'a rien perdu de sa valeur d'exemple pour les différents groupes ou collectivités dans lesquelles nous évoluons.
Couple, famille, école, milieu professionnel... tout groupe, aussi restreint ou nombreux soit-il, peut aujourd'hui encore tirer de grands bénéfices d'un travail avec l'esprit de l'abeille pour assurer sa meilleure organisation interne, par et pour chacun des membres qui le compose.
Mots-clefs : La structure - L'organisation."
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Symbolisme onirique :
Selon Georges Romey, auteur du Dictionnaire de la Symbolique, le vocabulaire fondamental des rêves, Tome 1 : couleurs, minéraux, métaux, végétaux, animaux (Éditions Albin Michel, 1995),
En abordant l'étude du symbolisme de l'abeille, nous étions dans la disposition de recevoir des images lumineuses. Les abeilles d'or du manteau impérial, celles du blason des premiers rois de France et la résonance des mythes s'amalgamaient dans notre souvenir à quelques scènes oniriques d'insectes butinant joyeusement dans une lumière dorée.
L'observation approfondie de nombreux scénarios dans lesquels apparaît le symbole entraîne pourtant la révision de l'image vers une tonalité plus prosaïque. Il faudra beaucoup de persévérance pour dissiper partiellement le mystère dont s'enveloppe l'abeille imaginée. Les corrélations fourniront une aide précieuse mais il sera difficile de rassembler leurs éclairages dans une synthèse satisfaisante.
En dépit de notre intention d'éviter le plus possible la référence aux mythes, des correspondances subtiles entre ces lointaines racines culturelles et des images oniriques associées à l'abeille sont d'un intérêt trop évident pour que l'on se sente autorisé à les taire.
La mythologie occidentale attribue deux origines différentes aux abeilles. Hésiode rapporte la légende selon laquelle naît des feuilles des arbres. Un autre mythe veut que les abeilles sortent du cadavre d'un animal en putréfaction. Curieusement, ces deux versions, qui reposent sur le concept de la génération spontanée, trouvent des échos flagrants dans l'imagerie du rêve contemporain.
Gaspard et Rosine proposent des images qui associent l'abeille et des paires de feuilles. Gaspard commence un scénario par ces mots : "Je vois un trèfle à quatre feuilles, avec un grand pistil jaune, avec une abeille au corps jaune et noir, qui vient butiner, avec ses petites ailes transparentes... elle a deux petites mains... deux des feuilles de trèfle s'agrandissent et se mettent à tourner comme les hélices d'un avion... ça fait aussi penser aux oreilles d'un lapin..." Rosine, elle, voit une plante croître sous son regard : "... elle e des petites feuilles : quatre ! Deux de chaque côté de la tige, deux vers le haut, deux plus bas... j'ai l'impression qu'à la jonction des deux feuilles du haut il y a une sorte d'insecte... comme une abeille qui butine... comme si les deux feuilles du bas faisaient une deuxième paire d'ailes..."
D'autres séquences du même type confirment une association de forme, rendue évidente par le rapprochement de ces rêves et qui explique l'origine du mythe de l'abeille née des feuilles. Le jeu des corrélations formelles est resté identique à travers le temps. Il a inspiré les créateurs de mythes de la même manière qu'il suggère les images du rêveur contemporain.
La légende de l'abeille née du cadavre d'un animal mérite aussi l'attention car les productions imaginaires dans lesquelles le patient explicite clairement son hésitation entre l'image de la mouche et celle de l'abeille sont nombreuses. Entre le mythe et le rêve, le poète, en la circonstance Victor Hugo exilé, lance ces vers imprécateurs à l'adresse de Napoléon :
"Sur son manteau il faut qu'on mette,
Non les abeilles de l'Hymette
Mais l'essaim noire de Montfaucon...
... Acharnez-vous sur lui, farouches,
Et qu'il soit chassée par les mouches
Puisque les hommes en ont peur..."
Qu'en est-il exactement de cet insecte que les Grecs nommaient mélissa ? Pourquoi tant d'évocations de mouches, de cadavres, de squelettes, autour d'une image qui, ailleurs, attire celle du soleil, du rayon de soleil ? Comme tous les insectes, mélissa induit l'idée de la métamorphose, de la transformation magique, ce qui, en termes de dynamique thérapeutique, se traduit par une espérance de guérison exonérée de l'approfondissement analytique. Ceci est une constante du symbolisme des insectes et l'abeille n'échappe pas à la règle.
Les corrélations, regroupées autour de la toile d'araignée, de la fourmi, de la chouette, de la grenouille et de la chauve-souris, disent assez clairement que l'abeille n'est pas étrangère au monde obscur des enlisements névrotiques dans la ténèbre maternelle. Mélissa est-elle l'une des expressions les plus convaincantes de la transcendance, de la purification, ou dénonce-t-elle plus simplement un réflexe de refuge dans la sublimation ? Elle semble si proche à la fois de la putréfaction et de la glorieuse lumière solaire ! Bien de productions imaginaires laissent entrevoir que l'insecte d'or pourrait renvoyer au moment de l'enfance où s'est réalisée une inversion de l’œdipe. Mais tant de scènes différentes se jouent à proximité du symbole qu'il serait abusif de proposer sur ce point des conclusions plus précises.
L'association entre l'abeille et la chauve-souris confirme que mélissa est bien un agent de liaison entre l'obscurité chtonienne et la lumière du ciel, entre la chute et l'envol. Une séquence du vingt-sixième rêve de Vincent illustrera les thèmes précédemment évoqués et assurera la transition vers ce qui constitue la caractéristique majeure du symbole : "... j'ai vu une araignée d'albâtre, toute blanche, qui se déplace sur un sol tout noir... là, j'aperçois soudain un crâne sur le sol... je donne un coup de pied dedans... dans cette tête de squelette... je rencontre d'autres crânes, moins polis, plus rudimentaires, d'une blancheur éclatante... je les enfile et j'accroche cette longue traîne à ma taille. Je suis une chauve-souris, là... les images viennent comme des éclairs... de chaque côté du chemin, des chauves-souris sont pendues à un fil à linge, calmes... il y en a tout du long... y en a une qui se pose sur mon épaule... des chauves-souris sortent de mes crânes... c'est une génération spontanée de chauves-souris... soudain, je suis face à face avec une énorme chauve-souris... je vois bien là ce qu'est une chauve-souris : le côté gros rat avec des ailes... je la touche, elle criaille... je vois bien qu'elle n'est pas libre de ses mouvements... elle est empêtrée par sa taille... elle me semble aussi impuissante qu'une reine des abeilles... là, elle me fait signe de boire dans un bol en bois qui se trouve là... le breuvage m'est complètement inconnu... c'est à la fois bon et amer... ça a sûrement un effet, mais lequel ? Que va-t-il m'arriver ? Eh, bien, je grandis... j'atteins une taille beaucoup plus grande que la pièce... et je grandis encore... ça brise le plafond... je grandis au-dehors... la chauve-souris géante est toute petite maintenant, à mes pieds... je la prends, délicatement... et maintenant je retrouve ma taille habituelle...."
La remarque de Vincent concernant "le côté gros rat avec des ailes" renvoie sans ambiguïté à l'ambivalence terre/ciel qui provoque l'association mouche/abeille. Le noir et le blanc accentuent la tonalité d'angoisse existentielle qui accompagne ces images.
Il est intéressant de relever aussi le fait qu'une superposition de la chauve-souris et de l'abeille suffit à déclencher l'expression de "génération spontanée". Qu'est-ce qu'une génération spontanée si ce n'est un fantasme de naissance sans la mère ?
Mais l'intérêt principal de cette séquence est d'attirer l'attention sur le phénomène le plus courant observé autour de l'abeille imaginée : le rapport de tailles. Dans 93% des rêves pris en référence pour cette étude, à proximité de l'abeille, s'accumulent les images qui placent le rêveur ou la rêveuse en position de géant ou - plus souvent encore - le réduisent à une dimension minuscule.
Dans l'article consacré à la fourmi, nous développons les particularités de ce qu'on pourrait appeler un complexe de Gulliver et qui place le rêveur dans un rapport inhabituel de taille à son environnement. Agrandissement, réduction de taille, souvent plusieurs fois alternés dans le même rêve, font écho à l'aventure d'Alice au Pays des Merveilles. Le lecteur se rapportera utilement à cet article dans lequel figurent bien des éléments qui, repris au sujet de l'abeille, seraient opportuns mais sans doute jugés redondants.
L'abeille du rêve s'apparente à la fourmi par son aptitude à permettre la représentation d'une petite personne. De nombreux rêveurs insistent sur les petites mains de l'abeille que leur imaginaire met en scène. Mais la fourmi est terrestre, elle exprime un flux qui s'écoule au long du sol. L'abeille, par ses ailes transparentes, a par ailleurs des affinités avec la libellule. Autour de mélissa, flotte l'image vaporeuse de la fée-libellule. Le huitième scénario d'Anne n'est que l'un des exemples qui s'offrent pour la démonstration : « … là, c'est un hangar, pleine de toiles d'araignées... je vois une chouette et, tout à coup, dehors, je vois une princesse qui descend d'un carrosse, en robe bleu et blanc... je n'aime pas cette princesse... ah ! Elle est tombée dans un trou... je la vois tomber, longtemps, dans ce trou... elle devient de plus en plus petite... maintenant, elle réapparaît sous une forme éthérée... c'est une fée... oui ! C'est une fée, avec de grandes ailes transparentes, de grands yeux, de grands cils... je ne sais pas si c'est une fée ou une libellule ! Maintenant, c'est comme si elle était au centre d'une fleur et que la lumière jaillissait tout autour de la corolle... je la vois danser au cœur de la fleur... tantôt liseron, tantôt marguerite... un cœur jaune d'or... je vois une abeille qui vient s'approcher d'elle... la fée lui caresse la tête... c'est doux !... Proportionnellement, l'abeille est plus grosse que la fée... elles se regardent... tout à coup, la fleur s'envole, avec la fée et l'abeille dessus... on se retrouve devant la maison de ma grand-mère... la fleur a maintenant un visage de femme... très lumineux... et, maintenant, c'est une petite fille, habillée en marron, c'est Cosette !... C'est le jardin où habitait ma grand-mère maternelle... et la petite fille c'est moi ! »
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Ainsi l'abeille renvoie fréquemment la rêveuse - les deux tiers des images d'abeille sont produits par les femmes - à un moment de l'enfance où, placée dans une situation intolérable, la personne a fait appel à un processus de sublimation qui s'est intégré durablement au système de défense.
L'abeille est l'une des possibles représentations de l'âme, de l'anima.
Dans son rapport à la fleur nourricière, mélissa figure souvent la rêveuse - ou le rêveur - dans la relation à l'image maternelle.
Le praticien avisé conservera ces propositions à l'esprit et orientera son investigation pour découvrir ce qui a pu conduire une psychologie menacée à s'évader dans la sublimation systématique. L'image de l'abeille est un guide compétent pour ramener à ces sources impures de la problématique qu'il est indispensable de reconnaître pour en dissoudre les séquelles.
On n'écartera pas l'hypothèse dans laquelle l'abeille apparaîtrait comme le symbole d'une réelle transcendance, d'un élan purificateur. Mais, si haut que s'élève l'insecte, si belle soit la lumière d'or qui le baigne, il faudra se rappeler que l'on ne purifie que ce qui fut souillé.
Dans le jeu de l'imaginaire, l'abeille, étroitement associée à la réduction de taille est à considérer, par là même, comme l'un des indices d'authenticité de la dynamique de transformation.
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Contes et légendes :
La princesse de pierre
Conte des frères Grimm
Deux princes, un jour, partirent à l'aventure vers de lointaines contrées. Comme ils s'amusaient beaucoup à faire les quatre cents coups, ils décidèrent de ne plus rentrer au château. Leur petit frère, qui s'inquiétait de leur sort, décida de partir à leur recherche. Lorsqu'il les trouva enfin, ils se moquèrent de lui : "Oh! Une chance que tu sois venu, petit frère. Car nous n'aurions jamais pu nous débrouiller seuls ; tu es tellement plus intelligent que nous."
Ils acceptèrent cependant de l'emmener avec eux.
Ils continuèrent leur chemin et arrivèrent au bord d'un lac sur lequel barbotaient un très grand nombre de canards. Les deux plus vieux voulurent en attraper quelques-uns et les faire cuire, mais le plus jeune ne les laissa pas faire et leur dit : "Laissez donc les animaux en paix, je ne peux pas supporter qu'on les tue !"
Plus tard, ils trouvèrent une ruche d'abeilles qui était tellement remplie de miel, qu'elle en débordait. Les deux frères voulurent faire un feu sous la ruche, afin d'enfumer les abeilles et leur voler leur miel. Mais le plus jeune les en empêcha encore et leur dit : "Laissez donc les animaux en paix, je ne peux pas supporter qu'on les brûle !"
Finalement, les trois frères arrivèrent à un château ensorcelé. Une méchante sorcière avait transformé en pierre toutes les plantes, tous les animaux et tous les gens de ce château, à l'exception du roi. Elle avait épargné le roi car elle voulait qu'il souffre de voir ses trois filles dormir d'un sommeil de pierre. Les trois princes se dirigèrent vers la porte du château et regardèrent à l'intérieur par un petit trou. Là, ils virent un homme gris et triste comme la pierre assis à une table : c'était le roi. Ils l'appelèrent une fois, puis une seconde fois, mais le roi ne les entendit pas. Ils l'appelèrent à nouveau. Là, il se leva, ouvrit la porte et, sans prononcer un seul mot, les conduisit à une table couverte de victuailles.
Lorsque les trois princes eurent mangé et bu, qu'ils furent rassasiés et repus, le roi leur montra leur chambre et ils allèrent dormir.
Le lendemain matin, le roi vint auprès du plus vieux des princes, lui fit signe de le suivre et le conduisit à une tablette de pierre. Sur cette tablette se trouvaient trois inscriptions, chacune décrivant une épreuve qui devait être accomplie pour que le château soit délivré de son mauvais sort. La première disait : "Dans la forêt, sous la mousse, gisent les mille perles des princesses. Avant le coucher du soleil, elles doivent toutes être retrouvées. S'il en manquait ne serait-ce qu'une seule, celui qui les aurait recherchées serait changé en pierre."
Le prince partit donc dans la forêt et chercha durant toute la journée. Mais lorsque la nuit tomba, il en avait seulement trouvé une centaine. Il arriva ce qui était écrit sur la tablette : il fut changé en pierre.
Le jour suivant, le second prince entreprit à son tour de retrouver les perles. Mais il ne fit pas beaucoup mieux que son frère aîné même s'il en avait trouvé deux cents et il fut, lui aussi, changé en pierre. Puis, ce fut au tour du plus jeune de chercher les perles. Mais c'était tellement difficile et cela prenait tellement de temps, qu'il se découragea. Il s'assit sur une roche et se mit à pleurer. À ce moment, la reine des fourmis, à qui il avait un jour porté secours, surgit avec cinq mille autres fourmis.
Les petites bêtes cherchèrent les perles et cela ne leur prit guère de temps pour qu'elles les retrouvent toutes et qu'elles les rassemblent en un petit tas.
Fort de son succès, le jeune prince s'attaqua à la seconde épreuve : "La clé de la chambre des princesses gît au fond du lac. Avant le coucher du soleil, elle doit être retrouvée. Si ce n'est pas le cas, celui qui l'aurait recherchée serait changé en pierre." Lorsqu'il arriva au bord du lac, les canards, qu'il avait un jour sauvés, barbotaient encore. Ceux-ci plongèrent dans les profondeurs du lac et rapportèrent la clé au prince.
La dernière épreuve était la plus difficile de toutes : "Parmi les trois filles du roi, il en est une qui est plus jeune et plus gentille que les autres. Avant le coucher su soleil, elle doit être reconnue. Celui qui ne le pourrait serait changé en pierre."
Mais les trois princesses se ressemblaient toutes comme des gouttes d'eau. La seule chose qui permettait de les distinguer était qu'avant d'être changées en pierre elles avaient mangé chacune une sucrerie différente: l'aînée avait mangé un morceau de sucre; la deuxième, un peu de sirop; la plus jeune, une cuillerée de miel. C'est alors qu'arriva la reine des abeilles dont la ruche avait un jour été sauvée par le jeune prince. Elle se posa sur les lèvres de chacune des princesses pour y goûter les cristaux de sucre qui s'y trouvaient collés. Finalement, elle s'arrêta sur les lèvres de la troisième, car elles avaient le goût du miel. C'est ainsi que le jeune prince pu reconnaître la plus jeune des princesses.
À ce moment, le sort fut levé : toutes les plantes, tous les animaux et tous ceux qui avaient été changé en pierre reprirent vie, et les trois princesses se réveillèrent. Le jeune prince épousa la plus jeune et devint le roi après la mort de son père, tandis que ses frères marièrent chacun une des deux autres princesses.
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En ouverture de son roman intitulé La Danse de l'ours (Éditions originale 1983 ; traduction française : Éditions Gallmeister, 2018), James Crumley rapporte un conte benniwah :
... Et souvenez-vous, mes chers petits enfants, dans l'ancien temps, il y avait plus d'ours que d'Indiens - des ours noirs et des ours bruns, des ours cannelle et aussi les grands grizzlys - et on n'avait pas de miel, rien de doux ni de sucré dans les tipis, et Sœur Abeille était toujours en colère, à voleter en tous sens pour piquer les Indiens. Les ours trouvaient toujours les arbres à abeilles avant les Indiens ; ils les éventraient, mangeaient les rayons de miel, et volaient le miel avec leurs griffes pointues et leurs langues râpeuses. Et les abeilles étaient toujours en colère, parce que les ours, ces pauvres âmes, ne connaissaient pas le secret de la fumée sacrée qui rend les abeilles amicales, et les ours ne connaissaient pas les chants d'action de grâce qui auraient pu pousser les abeilles à leur pardonner, mais pire que tout, les ours souffraient de cupidité et ils prenaient toujours tout le miel, sans rien laisser aux abeilles. Les ours connaissaient le miel mais ils ne connaissaient pas les abeilles, et voilà pourquoi les Indiens n'avaient aucune douceur dans leurs tipis.
Mais un jour, mes chers petits-enfants, un jeune homme de paix, Chil-a-ma-cho, L'Homme-Qui-Rêve-Éveillé, trouva un arbre à abeilles saccagé. Bien qu'il n'y eût là aucun miel qu'il pût prendre, et en dépit de la colère des abeilles, il fuma son calumet avec les abeilles et chanté les chants d'action de grâce pour toutes les bonnes choses de la terre. Et lorsque les abeilles sentirent la fumée sacrée et entendirent les chants, elles se calmèrent et se remirent à leurs occupations. En échange, la Grand-Mère Abeille offrit une vision à Chil-a-ma-cho.
Lorsqu'il se réveilla de son rêve, il bénit la Grand-Mère Abeille pour sa sagesse puis il suivit les traces de Frère Ours dans toute la montagne jusqu'à l'orée d'un fourré d'aronias, près des prairies où nous allions jadis déterrer les bulbes de carnassia, sans jamais cesser de chanter ses chants d'action de grâce et ses chants de tristesse. Dans le fourré, il trouva Frère Ours assoupi, l'haleine encore sucrée de son festin de miel, et Chil-a-ma-cho fit une prière à l'esprit de Frère Ours pour qu'il lui accorde son pardon, puis il lui enfonça sa lance dans la gorge. De nouveau, comme nous devrions toujours le faire, mes chers petits-enfants, Chil-a-ma-cho fit une prière de pardon pour avoir tué une des précieuses bêtes de notre Mère la Terre. Puis il préleva la toison de Frère Ours, mangea son foie et son cœur trempés dans la bile, racla la graisse de la toison, la conserva, puis travailla la peau pendant trois jours et trois nuits en la frottant avec la cervelle jusqu'à ce qu'elle fût aussi douce qu'une veste en daim. Pendant encore trois jours et trois nuits, il se purifia par le feu et le jeûne, et se baigna jusqu'à perdre toute odeur humaine. Puis il se frotta le corps avec la graisse de Frère Ours et endossa la toison.
Lorsque la lune atteignit son zénith au-dessus des prairies, mes chers petits-enfants, Chil-a-ma-cho sortit à découvert en marchant à quatre pattes, grognant, reniflant, parlant la langue des ours que la Grand-Mère Abeille lui avait offerte en présent. Lorsque les autres ours des environs vinrent accueillir leur nouveau frère, Chil-a-ma-cho se mit à danser selon les pas que Grand-Mère Abeille lui avait enseignés. Le premier soir, les autres ours pensèrent que leur nouveau frère devait venir d'un lieu lointain, au-delà des montagnes, où les ours étaient fous, alors ils entrèrent à l'intérieur du pin tordu pour l'observer. Le deuxième soir quelques ours dansèrent avec lui pour se montrer polis, comme on doit l'être à l'égard de nos frères d'au-delà des montagnes, et le troisième soir tous les ours entrèrent dans la danse. Ils dansèrent et dansèrent dans le cercle sacré jusqu'à ce qu'ls se fussent tous effondrés d'épuisement.
Le lendemain, alors que les ours dormaient, Chil-a-ma-cho guida les Indiens benniwah à la suite des abeilles, qui volaient avec leurs pattes chargées de pollen, jusqu'aux arbres des abeilles au miel. Les Hommes étaient heureux et avaient hâte de manger le miel, mais Chil-a-ma-cho leur fit faire la fumée amicale, leur fit laisser la moitié du miel pour les abeilles, leur fit chanter les chants d'action de grâce. Les abeilles pardonnèrent aux Benniwah, et cessèrent de passer leur temps à piquer tout le monde.
Après cela nous eûmes de la douceur dans nos logis - sauf Chil-a-ma-cho, qui se consacra à la danse et aux ours et ne mangea jamais de miel ; et c'est en sa mémoire que les Benniwah décidèrent de s'abstenir de manger du miel pendant les jours de la Danse de l'Ours, avant que nous récoltions le miel avec la fumée sacrée en chantant les chants de pardon pour la douceur de nos logis.
Bien sûr, comme vous le savez, mes chers petits-enfants, quelque temps plus tard l'homme blanc apparut, et aujourd'hui il ne reste plus beaucoup d'Indiens et encore moins d'ours, et même Sœur Abeille, béni soit son esprit, vit dans une petite maison carrée et travaille pour l'homme blanc. Depuis, il n'y a plus beaucoup de douceur en ce monde, ni dans le prochain, et plus beaucoup de danse non plus. Même L'Homme-Qui-Rêve-Éveillé, Chil-a-ma-cho, s'est endormi.
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Pierre Malrieu, auteur d'un ouvrage intitulé Le bestiaire insolite : l'animal dans la tradition, le mythe, le rêve (Éditions La Duraulié, collection "Les Fêtes de l'irréel", 1987) rapporte un conte venu du Morbihan :
Quand Jésus monta sur la croix, il pleura et les abeilles naquirent de ses larmes. Pas une ne tomba sur la terre mais toutes s'envolèrent pour porter, de la part du Sauveur, le message du Christ et quelques douceurs aux hommes.
Alors, les hommes les vénérèrent et leur construisirent des palais dorés. Et tous ceux qui osèrent y toucher furent piqués par les abeilles et moururent, car en ce temps-là leur piqûre était mortelle. Mais Dieu, voyant qu'elles étaient devenues orgueilleuses et malfaisantes, leur dit :
- Désormais, vous habiterez dans des maisons de paille ou des paniers enduits de bouse de vache et toute personne que vous piquerez s'en ressentira, mais après l'avoir piquée, c'est vous qui mourrez....
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Littérature :
L'enfant et l'abeille
A un élève qu’il avait fallu châtier et qu’on encourageait ensuite affectueusement à bien faire.
Un jour, dans la belle saison,
Au temps où les zéphyrs caressent la verdure
Et contraignent les fleurs de briser leur prison,
Pour s’embellir de leur noble parure,
Un jeune Enfant chassait au papillon ;
Aux insectes plutôt, dans un riant vallon.
Au sein d’une rose vermeille,
Travaillait une active Abeille.
Le petit conquérant, charmé de ce butin,
(Peut-être ignorait-il le dard et sa piqûre),
Doucement vient, se penche, étend la main,
Saisit l’Abeille ; mais soudain
La rejette : le dard a creusé sa blessure,
Et puis, voilà des cris, des pleurs.
— Mouette maudite, je le jure,
Mouche qui fais tant de douleurs,
Je te rendrai bien ton injure !
— J’ai puni ta témérité,
Reprit-elle à son tour ; mais que l’expérience
De ce châtiment mérité
Guérisse ta folle imprudence.
Si j’ai mon dard contre mes ennemis ;
Suis-moi : là-bas, vers la fontaine,
Mon miel, dans le creux d’un vieux chêne,
Coule à flots d’or pour mes amis. —
Ne murmurons jamais alors qu’on nous châtie.
La main qui quelquefois nous arrache des pleurs,
Pour corriger nos travers et nos mœurs,
Avec sagesse à notre vie
Sait préparer de réelles douceurs.
Abbé Louis-Maximilien Duru, « L'Enfant et l'Abeille », Fables nouvelles, ou Leçons d’un maître à ses élèves, 1855.
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Dans la lettre du 13 novembre 1925 à Witold von Hulewicz, le traducteur polonais des Élégies de Duino, Rainer Maria Rilke définit ainsi le sens des Élégies :
« Dans les Élégies, l'affirmation de la vie et de la mort se révèlent ne faire qu'un. Reconnaître l'une sans l'autre serait, telle est l'expérience ici fêtée, une limitation qui exclurait finalement tout infini. La mort est la face de la vie détournée de nous, non éclairée par nous. [...] Nous sommes encadrés d'invisible et notre tâche est d'imprimer en nous cette terre provisoire et caduque, si profondément, si douloureusement et passionnément que son essence resurgit invisiblement en nous. Nous sommes les abeilles de l'invisible. Nous butinons éperdument le miel du Visible pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'invisible. »
[cette phrase est en français dans le texte]
Yves Paccalet, dans son magnifique "Journal de nature" intitulé L'Odeur du soleil dans l'herbe (Éditions Robert Laffont S. A., 1992) évoque brièvement l'abeille :
23 mai
(Fontaine-la-Verte)
Diaprures violettes sur un noyau de bouillie : abeille charbonnière.
L'insecte explore en vol les colombages de la maison. Il s'arrête devant chaque trou, mais ne se pose pour une visite circonstanciée que lorsqu'il détecte un tunnel assez profond. Les variations d'intensité du bourdonnement de ses ailes me suggèrent que, pour évaluer cette dimension cachée, il dispose d'un sens de l'écholocation analogue à celui de la chauve-souris ou du dauphin. Qui veut étudier cette hypothèse ?
[...] 11 juillet
(Fontaine-la-Verte)
Un essaim d'abeilles a élu domicile dans les fissures des colombages de la maison. La société de ces hyménoptères est admirable, mais nous avons un problème de voisinage. Je dois les chasser.
Le paysan voisin propose de les noyer sous un déluge d'insecticide. Cette rage empoisonneuse me rappelle qu'il y a quinze jours, à Tincave, les villageois se sont affolés devant une invasion de « doryphores ». J'examine les pommes de terre dans les champs. Rien que des coccinelles. Je le dis : personne ne me croit. Je montre les larves de la bête à Bon Dieu, la nymphe, l'imago : peine perdue. J'apporte des livres, des photographies : inutile. On « traite ». Parce que « ça ne peut pas faire de mal ». Sur les rosiers du voisinage, les pucerons s'empiffrent.
L'anecdote est exemplaire. On ne m'a pas cru, quoique je sois du village, que j'aie fait des études et qu'on me sache un vernis naturaliste. Les mises en garde des écologistes ne seront entendues. On trouve, dans les drogueries, des rayons entiers de bombes chimiques en vente libre.
L'abeille
Pleure des larmes
De lindane
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Dans Le Parme convient à Laviolette (Éditions Denoël, 2000), roman policier écrit par Pierre Magnan, on peut lire cette description des ruches et des abeilles :
"L'inconnu prêta l'oreille. A travers le vacarme assourdissant des cigales qui crépitaient par tout le plateau et la crécelle intermittente de la vaisselle bousculée, à soixante mètres de là, dans la maison aux fenêtres ouvertes, une autre sonorité plus basse et plus compacte s'établissait sous ce niveau aigu et lui servait de basse continue. Presque au pied du figuier, bien orientées vers le levant, s'alignaient trois ruches toutes bruissantes d'un travail sans relâche. Leur vacarme à l'unisson retentissait sous le feuillage. Invisibles parmi les frondaisons obscures de l'arbre, les abeilles sautaient parfois dans le soleil quand quelque rayon parvenait à transpercer le figuier. Alors on voyait jouer autour d'elles l'auréole bleue d'une poussière de pollen qui explosait en une myriade de particules dans l'atmosphère. Les ouvrières grondaient en chœur à l'entrée du rucher, avides d'aller débarrasser leurs corps de la récolte qui les alourdissait.
L'homme en deuil admirait la tenue irréprochable de ces ruches que le sybarite soignait avec amour. Elles étaient d'une couleur de cire et chacune était briquée comme une boîte à coucou dans un chalet suisse. On avait la sensation fort vive que, sous le toit de bardeaux, l'oiseau couleur du temps allait bientôt surgir pour l'annoncer.
C'étaient des ruches d'amateur éclairé, des ruches aussi vénérées qu'un meuble d'ancêtre dans une maison bien tenue. Les abords en étaient constamment sarclés. Il y avait de beaux numéros bleus sur des pancartes, au bout de piquets plantés en terre, lesquels eux-mêmes étaient soigneusement calibrés et ressemblaient autant que possible à des objets d'art. [...]
Il ne perdait pas de vue non plus les ruches vrombissantes où les éclairs dorés des abeilles fulguraient sous le figuier parmi les rayons tamisés du soleil.
C'était l'heure où le jour de juillet oscille sur son sommet, où le silence est à son comble chez les travailleurs, où ils s'épargnent et courbent l'échine, subissant la canicule, n'osant s'agiter, s'ils le peuvent, à cause des ruisseaux de sueur qu'ils vont tirer de leurs membres au moindre effort.
Autour d'eux cependant, l'énergie de la matière est aussi à son comble. Les insectes grouillent dans la chaleur qui les fustige et accélère leur rythme de vie comme il ralentir celui des travailleurs. Les oiseaux, les lézards, les grenouilles des mares taries, tous immobiles, à l'affût, guettent leur proie pour des bombances d'arthropodes dont on entend craquer les squelettes sous les mâchoires des prédateurs.
Les fleurs sont béantes, pâmées à force de vide désirant l'abeille par amour et pour se perpétuer. Sur tout le plateau de Puimoisson et celui de Valensole, l'abeille est seule, maîtresse du monde, ayant ce privilège d'être dédaignée par les prédateurs parce que, insecte parfait, elle n'est pas comestible.
Invisible au ras du sol, elle pompe les godets mauves de la sauge officinale ou les amphores de la fleur de lavande. Mais qui, à part les abeilles, s'est jamais penché sur les cinquante amphores d'une fleur de lavande ? Quelque bigre peut-être, hissant comme un colporteur les ruches sur les tilleuls en fleur, quand le nectar de celles des champs est épuisé, quand les mandibules des ouvrières claquent sur le squelette des étamines au lieu de se refermer sur le velours du pollen.
Le vol d'une abeille qui butine est une école buissonnière : elle prend conscience de la vie, du beau temps qu'il fait. Devant une corolle toute fraîche et née du matin, elle vrombit de bonheur avant de l'investir. Tâter le pistil d'une fleur est pour une abeille le comble du désir exacerbé. (Asseyez-vous au bord d'un orne par trente-cinq degrés à l'ombre pour écouter ces ouvrières enamourées si vous ne me croyez pas.) On ne sait pas, à cet instant, car il n'a jamais été dit ni écrit nulle part qu’Éros est une exclusivité humaine, quelle est la part de l'érotisme dans le comportement de l'abeille et celle de la fonction grégaire qui est de rapporter au bercail une parcelle de la nourriture collective.
Une abeille qui travaille fait durer longuement son plaisir, le tâte, l'apprivoise, y ajoute quelque fantaisie, quelque arabesque, quelque mystère. Une abeille qui travaille, si l'on prend soin de l'observer, ne ressemble à aucune de ses voisines, il y a chez elle mille manières de recueillir et de rapporter à la ruche la moisson d'un périple parfois long de cinq kilomètres.
Un seul impératif tient l'abeille enchaînée au rucher quand l'heure est venue : c'est la soif. Tenant entre ses mains, la bassine vide, l'homme en deuil était maître de la soif des abeilles. Celles qui œuvraient tranquillement dans les parages de ces trois ruches sous le figuier comptaient ferment sur cette bassine autour de laquelle elles s'amasseraient tout à l'heure pour effleurer l'eau.
Il s'agissait d'orienter le récipient de manière que les ouvrières ne puissent éviter la chaise longue où dormait le sybarite. Car si l'abeille qui butine est une promeneuse, l'abeille qui a soif se transforme en coup de fusil, elle n'a pas de temps à perdre, son vol est une trajectoire. Rapide comme une balle, elle ne tient pas compte des obstacles, si l'on en dresse un entre elle et le point d'eau, elle s'écrase contre plutôt que de l'éviter. Une abeille affolée par la soif a des réflexes d'individu, peut-être les seuls, elle se rue vers l'eau comme la limaille de fer vers l'aimant. Chaque soir, des dizaines de cadavres d'abeilles jonchent les points d'eau préparés pour elles tant le délire de la soif leur tient lieu de raison. Il ne faut pas se fier à la sérénité de la nature, elle ne cesse jamais de tuer ni de faire naître.
L'homme en deuil connaissait bien les mœurs des abeilles et c'est pourquoi il calculait au plus juste l'emplacement exact où il fallait reposer la bassine.
[...] Alors, comme s'ils pardonnaient au monde d'avoir été si ardents, les rayons du soleil abaissèrent ensemble leurs faisceaux. L'Estrop au lointain redevint visible, le Serre de Montdenier se mit à scintiller tout blanc comme il serait l'hiver prochain lorsque la neige le couvrirait.
Et soudain, sans un signe d'avertissement, les abeilles des trois ruches se lancèrent dans une noria sauvage qui avait pour cible la bassine verte. C'étaient des flèches horizontales à peine visibles, accompagnées de bourdonnements exaspérés comparables aux huées d'une foule qui refuse de faire quartier. Cette attaque frontale qui ne souffrait pas de déviation passait au-dessus de la chaise longue du dormeur, mais le gros de la troupe s'écrasait de plein fouet contre l'obstacle, obstiné, aveugle, comme la ruée de combattants à l'assaut.
Le sybarite n'eût peut-être pas succombé au grand nombre s'il n'avait d'abord été foudroyé par une attaque involontaire ; la trajectoire d'une ouvrière passa au-dessus de la bouche ouverte qui aspirait une grande goulée d'air. L'insecte tourbillonna dans ce maelström. Le dormeur referma la bouche, on ne sut jamais s'il avait ressenti quelque piqûre.
L'homme en deuil horrifié vit sa victime se dresser toute raide comme un fantôme sans yeux. L’œdème de Quincke avait déjà transformé en une horrible citrouille ce qui avait été une tête d'homme.
Le sybarite parcourut en trombe les soixante mètres qui le séparaient de la villa. Il surgit dans la cuisine en bousculant la vaisselle. Il mourut la tête dans l'eau de l'évier comme l'avait tant rêvé son épouse. Celle-ci eut juste le temps de lu arracher du veston cette page d'agenda que retenait une épingle à linge.
Il n'y avait plus que quelques abeilles parsemant son visage et son cou et qui achevaient elles aussi de mourir, le dard emportant les entrailles arrachées au corps.
Mais c'était là petit détail. Le reste des avettes fusait toujours entre les ruches et la bassine, ayant anéanti l'obstacle.
Leur trajectoire continue tendait dans l'air du soir comme une portée musicale et le bourdon de leur allégresse s'inscrivait au crépuscule en do majeur."
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