Le Rocher
- Anne

- 3 juin 2017
- 53 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 déc.
Étymologie :
ROC, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1. Ca 1470 « rocher » (George Chastellain, Chronique, éd. Kervyn de Lettenhove, t. 1, p. 278) ; 2. fig. 1626 « se dit d'une personne insensible » (Hardy, Triomphe d'amour, 180 ds IGLF). Forme masc. de roche*.
ROCHE, subst. fém.
Étymol. et Hist. 1. a) Fin xe s. « bloc considérable de pierre très dure, en masse ou isolée » (Passion, éd. d'Arco Silvio Avalle, 323) ; b) 1553 « appui, refuge (terme biblique) » (Bible de l'imprimerie Gérard, Samuel, 22, 3) ; c) av. 1573 cœur de roche « dur, insensible » (Jodelle, Œuvres, I, 168 ds IGLF) ; 1587 [éd.] « chose ferme, inébranlable » (Malherbe, Les Larmes de Saint Pierre imitées du Transille, 74 ds Œuvres, éd. L. Lalanne, t. 1, p. 7 : cette roche de foi) ; d) 1690 eau de roche (Fur., s.v. eau) ; 1690 fig. clair comme de l'eau de roche (Fur.) ; 2. a) 1178 « pierre (matériau utilisé dans la construction d'un mur) » (Renart, éd. M. Roques, 3326) ; b) ca 1210 « caverne, grotte » (Guiot de Provins, Bible, 1885 ds T.-L.) ; c) ca 1245 roce « château fort bâti sur une roche, citadelle » (Philippe Mousket, Chronique, éd. Reiffenberg, 17039) ; d) 1269 roke « carrière de pierres » (doc. de Tournai ds Gdf.) ; 3. a) 1677 cristal de roche (Miege) ; b) 1683 turquoise de vieille roche (Inventaire gén. du mobilier de la Couronne sous Louis XIV, éd. J.-J. Guiffrey, t. 1, p. 198) ; 1690 « matière pierreuse contenant des pierres fines » (Fur.) ; d'où fig. 1653 Dieu de la vieille roche (Scarron, Virgile travesti, VII, 287a ds Richardson) ; c) 1690 « borax impur » (Fur.) ; d) 1691 roche de feu (Ozanam) ; 1736 roche à feu (Aubin) ; e) 1749 « substances minérales considérées en masse (terme de minér.) » (Buffon, Théorie de la terre ds Hist. nat. t. 1, p. 330) ; 1776 « granit » (Valm.) ; 1779 « pierre la plus dure d'une carrière » (Saussure, Voyages dans les Alpes, t. 1, p. 98 ds Brunot t. 6, p. 602) ; 1835 pierre de roche (Ac.). Représente un type rocca, d'orig. inc., sans doute prélat. (d'où aussi l'ital. dialectal rocca, le cat. et l'esp. roca et l'it. roccia empr. au fr.).
ROCHER, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1140 rochier « masse de pierre à fleur de terre » (Geffrei Gaimar, Hist. des Anglais, éd. A. Bell, 5616) ; b) av. 1558 estre un rocher de foy et de constance (Mellin de Saint-Gelais, Œuvres, éd. P. Blanchemain, t. 1, p. 211) ; 1601 ferme comme un rocher (en parlant d'un homme) (Montchrestien, Hector ds Tragédies, éd. L. Petit de Julleville, p. 15) ; c) 1560 littér. le rocher de mon cœur (J. Grevin, L'Olympe ds Théâtre complet et poés. choisies, éd. L. Pinvert, p. 290 et 304) ; 1579 cœur de rocher « personne dure, insensible » (Garnier, La Troade, 1601 ds Tragédies, éd. W. Foerster, II, p. 135) ; 1583 estre un rocher « se dit d'un homme dur, insensible » (Id., Les Juifves, 977, ibid., III, p. 132) ; 1694 parler aux rochers « s'adresser à des gens insensibles » (Ac.) ; d) 1560 « appui, refuge (terme biblique) » (Bible de l'imprimerie Rebul, Psaumes, 144, 1) ; 2. a) av. 1577 « écueil, récif » (R. Belleau, Œuvres, II, 373 ds IGLF); b) alpin. 1883 « paroi rocheuse » (Annuaire du Club alpin fr. Année 1882, p. 127 ds Quem. DDL t. 27); 1897 faire du rocher « escalader des parois de pierre (p. oppos. aux escalades qui se font dans la neige ou sur la glace) » (R. alpine, loc. cit.) ; 3. a) 1599 « décoration de table simulant une montagne » (Havard) ; b) 1690 rocher de confiture « filets d'écorce de citrons ou d'oranges confits, disposés pour imiter une rocaille » (Fur.) ; 1904 pâtiss. (Nouv. Lar. ill.) ; c) 1694 rocher d'eau « fontaine imitant un rocher d'où sort une source » (Corneille) ; d) 1721 rocher des philosophes « fourneau chimique » (Trév.) ; e) 1765 anat. (Encyclop.) ; f) 1765 « masse de mousse qui s'étend sur la bière quand elle commence à fermenter » (ibid.). Dér. de roche*.
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Croyances populaires :
Charles Thuriet, auteur de Traditions populaires du Doubs (Librairie historique des Provinces, Emile Lechevalier, 1891) rapporte une légende locale :
LE MOINE DE CLÉRON (Canton d'Amancey)
En descendant d’Amancey à Cléron, on aperçoit sur le flanc droit du vallon de Norvaux une énorme aiguille de rocher qui n'a pas moins de quarante mètres d'élévation et qui, plantée perpendiculairement à mi-côte, affecte à l'œil la forme grossière et gigantesque d'un moine avec une couronne de cheveux autour de la tête et une cordelière autour des reins. Les gens de la contrée disent : c'est le Moine ou la Poupée des vignes (1). Une tradition locale rapporte qu'un esprit s'était chargé de porter, d'un côté à l'autre de la vallée, l'énorme monolithe et qu'arrivé devant la corniche de rocher qui, sous le nom de curons, couronne la montagne de toute cette région, il fut impuissant à terminer son entreprise et tomba emprisonné sous sa charge.
Note : 1) On connaît encore en Franche-Comté le Moine de Mouthier, l'Homme de pierre sur la Valouse et le Géant de pierre qui vire à Poligny.
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Symbolisme :
D'après Annie Pazzogna, auteure de Totem, animaux, arbres et pierres, mes frères, Enseignement des Indiens de Plaines, (Le Mercure Dauphinois, 2008, 2012 et 2015),
"Dans son inertie, le Rocher (Inyan) représente la sagesse de celui qui ne déplore pas le passé, n'aspire pas à l'avenir mais vit le présent en plénitude.
Inyan est la primordialité, la source de tout être, et à ce titre est révéré comme le Grand-Père de tous les Grands-Pères, Tunkasila.
Dans les tout premiers instants, l'immense Roc flotta, tout doux, dans l'Univers. Wi, le jeune Soleil souffla un vent de particules qui l'arracha à son élément primitif.
Un feu intérieur anima le Rocher, qui, par des fissures et des éruptions volcaniques cracha de l'hydrogène, de l'oxyde de carbone, de l'azote et constitua, de ce fait, une nouvelle atmosphère.
Un brutal refroidissement apporta une condensation formatrice d'océan, "Inyan perdit son fluide, son énergie première. Il devint dur pour Maka la Terre."
Le rayonnement ultra-violet, les impacts des météorites "les messagères célestes" ou la foudre engendrèrent la vie. Il fallut un milliard d'années pour que des algues microscopiques s'accrochent à un littoral et libèrent par photosynthèse de l'oxygène. Puis vinrent des lichens qui l'attaquèrent par leur acidité. Le roc s'effrita peu à peu, devint sable. Sa substance allégée manifesta qu'il s'était donné en entier, bien que gardant intacte son essence.
Des millions d'années plus tard, les mousses colonisèrent les rivages ainsi que les champignons qui enrichirent le sol en séchant au soleil. La vie habitait les eaux.
Des fougères et des prêles pointèrent leur nez. Le premier arbre enfin, il y a près de quatre cent millions d'années s'enracina dans la pierre qu'il fouilla, la brisant peu à peu, transformant chimiquement ce qui était solide en plus mou. Il couvrit rapidement la Terre alors rassemblée en un continent unique.
Certaines espèces de poissons moururent, d'autres gagnèrent la terre ferme.
Un excès d'oxygène favorisa le développement d'insectes gigantesques et la végétation se diversifia. Les terres dérivèrent. Ce morcellement est en constante expansion.
Maka la terre passa par des stades de chaleur intense où son soleil interne, contenant des métaux lourds, expectora en poussées tectoniques ou volcaniques et par des périodes glaciaires et sédimentaires emprisonnantes. Les pôles basculèrent.
Les os de pierre de "Unhcegila le dinosaure", se retrouvent, entre autres, dans les Badlands du Sud Dakota, ce lieu étrange et inquiétant hérissé de pics terreux, rayés de rose, pétris par le vent, dont les formes changent avec la pluie. Les montagnes se soulevèrent, l'eau , le sable sculptèrent, forgèrent des labyrinthes de gorges, de grottes à coups de boutoirs ou au goutte à goutte.
Témoin du temps : Bien des pierres, par leur forme naturelle véhiculent des légendes où se mêlent réalité et fantastique. Certains lieux sont sacrés car l'histoire s'y inscrit en pétroglyphes naturels depuis la nuit des temps. Des hommes médecine viennent encore les lire tous les solstices d'été. Painted Rocks dans le Montana est un de ces endroits où même la bataille de la Little Big Horn en 1876 était inscrite à même la falaise.
La pierre, ce témoin, fut très tôt le support des humains et de leurs actes profane et sacré qui ne faisaient qu'un à l'aube de l'humanité. Les fresques cavernicoles rappellent que le spirituel se situait au cœur du roc et que l'animal portait la vie et son étincelle. Les lances ou flèches qui le transperçaient parfois, symbolisent les mystères de la fécondité ainsi que les ténèbres illuminées.
L'étincelle pouvait aussi jaillir lors de la friction de deux silex. La taille des pointes de flèches et des outils confortait la vie physique.
Plus tard, des hommes surent où poser des mégalithes sur les nœuds telluriques ; ils vinrent se soigner ou prier en employant des circumambulations appropriées. Par sa forme, un rocher pouvait, loi des signatures, être affecté à des thérapeutiques particulières.
Menhirs, dolmens, cromlechs, allées couvertes... tous manifestent d'un passé riche de connaissance. Les pierres gravées indiquent, par leurs spirales, le voyage du défunt ou du vivant selon l'orientation ainsi que le clair chemin du cœur qui permet la libération. Les alignements pouvaient être repère astronomique, observatoire.
Par la taille de la pierre, qui est "affinement de l'être", l'homme chercha à s'élever vers le divin. Il érigea des temples ou des demeures d'éternité.
Beauté et richesse : Les pierres, œuvre alchimique de notre Terre, contiennent la beauté de la création et son mystère. Toucher un cristal, la pierre précieuse ou celle du chemin apaise, rassure, les regarder est une joie toujours renouvelée. Toutes ont un langage et par leur tessiture, leurs couleurs guérissent tous les corps. Ce sont elles qui choisissent de nous contacter pour nous offrir leur protection.
Les qualités rares et spécifiques des minéraux furent recherchées de tous temps. L'homme dit primitif en usa selon des besoins parcimonieux. L'ère industrielle et des besoins induits balayèrent toute retenue. Dynamitée, arrachée, concassée dessus, dessous les sols, la pierre connaît tous les outrages. Aspirés sont aussi les liquides fossiles tant convoités.
Dans l'Antiquité, la fascination de l'or fut liée à sa couleur : celle du Soleil ; d'autre part, inaltérable, il est malléable. Il attira des populations occidentales loin de leur lieu d'origine et occasionna des massacres tragiques, car "qui possède l'or acquiert ce qu'il désire". Il est de nos jours "l'étalon-repère".
Lors des "ruées vers l'or", des montagnes entières comme les Black Hills, furent fouillées, défigurées ou disparurent. Comme disparaissent en permanence les immenses richesses "fabriquées" avec patience dans les flancs de notre planète. Ces richesses minières sont souvent situées dans des endroits sacrés pour les natifs. Les Anciens, méditant auprès de structures magiques modelées par les éléments, ignoraient le verbe "vendre". le mot "respect" avait alors tout son sens."
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Symbolisme celte :
David Delnoy, dans La Géographie mythique des Celtes. (Bulletin de l'Association Scientifique Liégeoise pour la Recherche Archéologique, 2015) :
De la roche : Au travers de la roche, surgit l'instant d'éternité de l'Autre-Monde. La valeur atemporelle liée à ce matériau apparaît comme un lieu commun au sein des cultures, des mégalithes à nos pierres tombales. L'ancien mythe indo-européen de la Création expose la double nature de l'homme.
à suivre
Symbolisme onirique :
Selon Georges Romey, auteur du Dictionnaire de la Symbolique, le vocabulaire fondamental des rêves, Tome 1 : couleurs, minéraux, métaux, végétaux, animaux (Albin Michel, 1995),
"Dans son approche des images de la matière minérale, le chercheur doit sans cesse se garder des dérives qui menacent son effort. Avant d'aborder le monde de la pierre, il doit ancrer solidement son investigation au mot qu'il a choisi d'étudier. Que sa vigilance se relâche le moindrement et l'observation devient méditation, l'objectivité cède sous l'influence de la pensée imaginante.
Le caillou n'est pas le galet, le galet n'est pas le rocher, le rocher n'est pas la pierre, la pierre n'est pas le pic, le pic n'est pas la montagne, la montagne n'est pas la pyramide ! Mais chacune de ces images contient une partie de toutes les autres. La réflexion glisse insidieusement de l'une à l'autre, convaincue qu'une nature matérielle commune justifie toutes les aventures dans la déclinaison de la rêverie minérale. Le penseur s'expose au même risque que le poète : celui de déployer une imagination juste en se trompant d'image.
Penser le rocher en se représentant un pic montagneux engage aussitôt dans une dialectique de la verticalité. Une cime agressive griffant le ciel appelle un complément d'abîme. Méditer sur le rocher en se référant au mythe de Sisyphe oblige à disserter sur la pesanteur. Paul Diel y voit la conséquence d'une exaltation de la tâche.
Devant le rocher du rêve, même si de telles valeurs de l'image sont parfois perceptibles, on se sent contraint d'orienter l'interprétation sur un axe différent. Le rocher, dans l'imaginaire spontané, n'a pas l'orgueilleuse ambition du pic solitaire, dressé dans un air glacé qui ne convient qu'à l'aigle. Il n'a pas la dureté du roc qui prête une intention hostile au monde minéral. Il n'a pas la volonté écrasante de la pierre pesante, symbole nietzschéen de la chute.
Le rocher du rêve est un témoignage de la nature féminine d'un monde premier, dans lequel les règnes végétal et animal n'étaient encore qu'à l'état potentiel. Le rocher imaginé renvoie systématiquement à la mer originelle. Il invite à la plongée dans la mer. Les images reçues au fils des scénarios autorisent à dire qu'il s'offre comme un lieu symbolique de retour dans la mère. La vocation du rocher dans le rêve est de s'ouvrir. S'ouvrir pour dévorer, s'ouvrir pour accueillir, s'ouvrir pour enfanter. Avant d'être pierre, avant d'être pic, avant d'être poids, la roche est cavité, grotte, caverne, ouverture vivante.
L'analyse des corrélations est saisissante : elle dessine une composition d'aurore du monde, où seul le bruit de la vague ruisselant sur la roche rompait le silence. Un tableau d'où seraient bannis couleurs, personnages, astres, formes et sentiments ne peut être perçu par un regard logique. Il ne se dévoile qu'au cœur du plus intime des rêves : celui de la profondeur maternelle.
Gaston Bachelard, toujours à l'affût des valeurs philosophiques dissimulées dans la rêverie poétique, rassemble aisément, dans son étude sur l'imagination minérale, des images littéraires de rochers lourds, de rochers agressifs, de rochers orgueilleux. Mais l'auteur revient sans cesse aux images de la roche vivante, animée, livrée à la vision transformante, toujours disponible pour encourager les fantasmes de dévoration. G. Bachelard admet péremptoirement les valeurs maternelles qui inspirent la rêverie rocheuse. Sous on œil exercé, le Sphinx lui-même sacrifie l'énigme millénaire de son sourire fermé, pour ouvrir une bouche géante qui s'offre à la pénétration. Le Sphinx et la pyramide s'opposent au sable. La roche taillée de main d'homme, l'édifice érigé au prix d'une énergie démesurée, trahissent l'immense rêve de pérennité, de permanence, de fixité, qui hante l'esprit humain depuis son origine. Le sable, c'est l'évolution, la disponibilité pour les métamorphoses, l'acceptation de l'éphémère. Placée dans cette perspective, la pierre taillée peut être interprétée comme un symbole de l'immuable, de la stabilité.
La lecture des rêves dans lesquels apparaît le rocher ne dispose pas à donner à ce symbole un sens identique. Au regard de l'expérience clinique, cette extension, que nous avons affirmée, après d'autres analystes, paraît abusive. Plus on accumule les informations oniriques concernant les différentes états de la pierre : galets, roches, pics ou montagnes, plus on est amené à reconnaître à ceux-là une aptitude commune à nourrir les métaphores de la mère, terrestre ou cosmique. De même que les galets composent un chemin conduisant le rêveur ou la rêveuse à leur mère, le rocher creux répond au désir du retour à cette préhistoire individuelle qu'est le temps de la gestation. Nul havre ne justifie plus que le ventre maternel le nom de port d'attache. Si longue soit-elle, l'amarre qu relie chaque personne à sa mère semble ne jamais devoir se rompre. Qui dira en toute certitude le sens de l'attraction maternelle ? Tel rêve exprime le besoin d'une retour au stade fœtal pour se donner à renaître. Tel autre se laisse traduire par la recherche d'un lieu protégé, d'un lieu d'apaisement. Souvent, l'analyste est conduit à soupçonner le désir de dissolution des engrammes traumatiques datant de la gestation. revenir dans la mère peut représenter un élan dirigé vers le rétablissement d'une relation positive à l'image maternelle. La grotte, lieu d'un retour à la terre-mère, peut encore entrer en résonance avec ce que Freud désignait comme l'instinct de mort.
C'est en observant l'ensemble des éléments d'un scénario que le praticien déterminera la version qui lui paraît correspondre le mieux au stade actuel de la cure. Plutôt que de le suivre dans sa délicate enquête, nous souhaitons montrer que le rocher du rêve, loin d'être un minéral blessant, peut revêtir la douceur d'une muqueuse, que la roche onirique révèle une surprenante aptitude à l'animation, qu'elle sait engloutir, protéger, enfanter...
Denise : "... C'est une énorme gueule d'hippopotame... je suis debout, entre les dents... je pense à un puits très profond, dans lequel je plonge... et je nage dans la mer ! Je nage à la surface de l'eau... un crocodile nage à côté de moi... c'est maintenant une grotte, sous la mer... c'est sans issue... je monte sur le rocher le long des parois... je cherche une issue... je n'ai plus peur... d'ailleurs, ce n'est plus de la roche... c'est doux, c'est agréable, c'est comme du velours..."
Une séquence du septième rêve de Brigitte, reprise dans l'article consacré au loup, laisse transparaître la symbolique de renaissance : "... Ce sont des rochers noirs, incurvés... ça ressemble à la gueule d'un loup... oh ! oui... je descends dans la gueule du loup... je vais jusqu'au cœur, ce n'est plus dur du tout, les parois sont molles... mais c'est devenu très étroit... si étroit que je ne peux plus descendre plus bas... mais il faut que je sorte ! Je me bats avec les parois pour les élargir... je pousse pour les élargir... j'arrive dans un espace rempli d'eau... c'est un lac souterrain mais c'est sans issue de nouveau, alors je casse la paroi pour sortir et je me retrouve dans la mer... et je me retrouve dans une caverne... il y a un taureau dans cette caverne..."
Le crocodile de Denise, le taureau de Brigitte ne sont pas des images accidentelles. La grotte-ventre est presque toujours un lieu habité, par un animal le plus souvent : crocodile, taureau, crabe, murène, congre, requin, hérisson, minotaure, mais aussi quelquefois par un petit vieillard gesticulant. Dans les articles consacrés à la grotte et au crocodile nous tentons d'élucider ces manifestations.
Patrice produit des images singulières de la roche animée : "... je vois un phare, posé sur le rocher, sur un promontoire, tout est blanc... le phare sort du promontoire, le rocher sort de l'eau... c'est comme si le rocher était la bouche d'un poisson et qu'il crache ce phare !... C'est une gerbe d'eau, une énorme fontaine en pleine mer..."
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Nous avons suffisamment établi le rocher dans son essence féminine, dans son rôle maternel premier, pour reconnaître que, dans l'univers onirique, se dressent aussi quelques rochers durs, sur lesquels la mer vient se briser. Ceux-là se prêtent à toutes les métaphores de la mer en colère, de la mer agitée. Ils ne font d'ailleurs l'objet que d'assez brèves évocations. Ils participent à la dynamique du rêve mais ils ne l'inspirent pas.
Dans un pourcentage très élevé de scénarios, le rocher imaginé est un rocher marin, noir, fréquenté par ces hôtes redoutables dont nous avons donné ci-dessus l'énumération. C'est encore le point d'attache de l'algue et le lieu de séjour des sirènes.
Le praticien qui accueille des images de rocher se souviendra qu'il observe un symbole présent dans plus de 15% des scénarios et qui peut, de ce fait, apparaître comme un simple complément de décor, à la signification secondaire. Si le rêve confie au rocher un rôle actif, l'investigation se dirigera vers l'état de la relation à l'image maternelle.
A partir de cette orientation très générale, l'interprète devra se disposer à décliner les très nombreuses variations dont elle peut avoir chargé la problématique, depuis les conséquences les plus directes liées aux culpabilités œdipiennes, jusqu'aux résultantes du second degré comme les inhibitions entravant l'expression de l'anima.
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Mythologie :
Le Glossaire théosophique (1ère édition G.R.S. MEAD, Londres, 1892) d'Helena Petrovna Blavatsky propose une entrée relative au rocher :
DAMBULLA (sans.). Nom d'un énorme rocher de Ceylan. Il se trouve à 130 mètres environ au-dessus du niveau de la mer. Sa partie supérieure est creusée, et plusieurs grands temples-cavernes, ou Vihâras, y sont taillés à même le roc, tous étant antérieurs à l'ère chrétienne. On les considère comme les antiquités les mieux conservées de cette île. Le côté nord du rocher est vertical et tout à fait inaccessible ; mais du côté sud, à quelque 50 mètres du sommet, cette énorme masse de granit en surplomb a été taillée en une plate forme avec une rangée de grandes cavernes faisant fonction de temples, creusées dans les murs environnants – ce qui évidemment entraîna un immense sacrifice en main-d'œuvre et en argent. Parmi les nombreuses Vihâras existantes on peut en mentionner deux : la Mahâ Râja Vihâra, longue de 60 m et large de 25 dans laquelle il y a dressées plus de cinquante images de Bouddha dont la plupart sont plus grandes que nature et toutes taillées dans le roc massif. On a creusé un puits auprès de la Dâgoba centrale, et d'une fissure dans le roc dégoutte en permanence une belle eau limpide qui est gardée pour des fins sacrées. Dans l'autre, la Mahâ Deviyo Vihâra, on peut voir une image gigantesque de Gautama Bouddha mort, longue de 16 m, étendu sur une couche et un coussin, le tout taillé dans le roc vif comme précédemment. "Ce temple long, étroit et sombre, la position et l'aspect placide de Bouddha, ceci joint au calme du lieu, tendent à imprimer sur le visiteur l'idée qu'il se trouve dans la chambre de la mort. Le prêtre affirme... que tel était Bouddha, et que tels étaient ceux qui l'assistèrent dans les derniers moments de son humanité" (Eastern Monachism de Hardy).
La vue qu'on a de Dambulla est magnifique. Sur la vaste plate forme de rocher qui semble maintenant être plus visitée par de très intelligents singes blancs apprivoisés que par des moines, se dresse un immense Arbre-Bo, une des multiples boutures venant de l'Arbre-Bo original sous lequel le Seigneur Siddârtha atteignit Nirvâna. "A peu près à 12 mètres du sommet se trouve une mare qui, à ce qu'en disent les prêtres, n'est jamais à sec". (The Ceylon Almanac, 1834).
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Paul Berret, dans Sous le signe des Dauphins, Contes et légendes du Dauphiné (Éditions des Régionalismes, 2008/2010) fait un parallèle entre la mythologie grecque, en particulier le mythe de Niobé et celle du Dauphiné :
"Brusquement, là-haut, les Trois-Pucelles surgirent. Une traînée de brouillard attardé s'accrochait à leur cime et pendit un instant, pareille à quelque voile léger glissant d'un hennin.
Les trois-Pucelles étaient là, debout, devant moi, dans la gaine de leurs longues robes de pierre, immobiles et muettes, et sous le ciel maintenant plus clair, je voyais les gouttelettes de la brume glisser et ruisseler comme des larmes le long de leur visage embué.
Invinciblement je songeais à Niobé pleurant, elle aussi, sous le ciel de Grèce, au sommet du mont Sipyle :
Comme un grand corps, taillé par un main habile,
La pierre te saisit d'une étreinte immobile.
Des pleurs marmoréens ruissellent de tes yeux...
Non, jamais corps divins, dorés par le soleil,
Dans les cités d'Hellas jamais blanches statues,
De grâce et de jeunesse et d'amour revêtues
N'ont valu...
Ces bras majestueux par la douleur brisés
Ces corps où la beauté, cette flamme éternelle,
Triomphe de la mort et resplendit en elle.
Quelle est, me disais-je, l'origine de ces mythes ? A quelle suite de pensées l'imagination des Grecs et des Dauphinois a-t-elle mystérieusement obéi en transformant ainsi la divine Niobé et les Trois Pucelles en un roc insensible ? Est-ce que la douleur et les pleurs leur ont paru retirer peu à peu la vie d'un cœur blessé, le glacer et le pétrifier à jamais dans une éternelle impassibilité ? Ou bien ont-ils voulu déifier la souffrance, car la pierre est devenue presque partout, aux yeux des primitifs, déesse ou dieu. Ses formes rigides, qui contrastent avec la vie mobile et la vaine agitation de l'homme, son imperturbable immobilité, son apparence de fantôme mystérieux apparu sur les sommets solitaires ont de tout temps sollicité l'imagination superstitieuse des peuples. Il émane de la fixité et de la gravité muette de la pierre, pour peu que sa forme soit vaguement humaine, une sorte de fascination étrange, comme si vraiment une âme occulte dormait secrètement en elle.
Qui pourraient compter le nombre des démons, des Christs et des Vierges, que, dans nos rochers alpestres, les pâtres et les montagnards ont reconnus et vénérés ?
Ici plus qu'ailleurs, pensais-je, l'assimilation s'imposait. Ces énormes pans de rocs taillés verticalement et de contour pur, séparés jusqu'à leur base par des fissures où joue la lumière, évoquent, sans qu'on puisse s'y soustraire, la vision de trois châtelaines du moyen-âge, telles qu'on les voit dans les vitraux d'église ou sur les sépulcres de marbre.
De Grenoble on les aperçoit érigeant sur l'horizon le cône de leurs têtes où se ruent les bourrasques du vent, les rafales des neiges hivernales ou la grêle des orages, sans que jamais elles se départissent de leur attitude de spectres pensifs."
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Selon Louis Deroy, auteur de "Jeux de mots, causes de légendes" (paru in Revista Letras. 11. 10.5380/rel.v11i0.19907, nov. 2010), certains mythes seraient issus de jeux de mots, volontaires ou non :
Comme il est normal, confusions et jeux de mots se sont surtout produits quand les mots étaient isolés, quand ils ne faisaient pas clairement partie de groupes lexicaux familiers. C'est pourquoi les emprunts passés isolément du préhellénique au grec ont souvent fourni l'occasion d'étymologies populaires et, par là, de mythes. J'en vois une belle illustration dans la légende des Cyclopes.
Il existait, dans la langue préhellénique, un mot *kala "pierre". Nous avons le droit de le supposer parce qu'il en subsiste, grec ancien, diverses attestations telles que [graphie grecque] "petite pierre, caillou, gravier" et [idem] et [id.] "caillou utilise pour tirer au sort, lot; aussi parce que cette 'base' *kala, répandue dans la Méditerranée occidentale par la colonisation égéenne, a survécu dans les mots latins calculus 'caillou' et glarea gravier', italiens calestro ou galestro 'terre pierreuse', français chail "pierre", chaillot "terrain pierreux", caillou, galet, clapier*') irlandais gall "pierre, rocher" galgai "sorte de tumulus" (mot passé dans la terminologie archéologique), ainsi que dans beaucoup de toponymes.
Or, le grec a conservé aussi le souvenir d'une forme préhellénique redoublée *kakala signifiant "grosse pierre": cette forme survit telle quelle dans [id.] , synonyme de [id.] "Les murailles, les remparts", et munie d'un suffixe diminutif dans [id.] "moellon, gros caillou", puis simplement "caillou, galet, gravier''. Le nom des Cyclopes, [id.] , procède, à mon avis, d'un dérivé préhellénique de *kakala. Dans la tradition grecque, en effet, les Cyclopes apparaissent comme des hommes primitifs, non civilisés, d'une grande force physique, capables, comme Polyphème dans l'Odyssée (X, 243, 481, 537), de mouvoir et même de lancer très loin d'énormes blocs de rocher. En particulier, ils sont tenus pour les constructeurs des murailles en gros blocs juxtaposés que l'on voyait en divers endroits de la Grèce, notamment à Mycènes et à Tirynthe, murailles que l'on qualifiait, justement Pour cela, de "cyclopéennes". Or, pour désigner les enceintes des villes fortifiées, les Grecs ne disaient pas seulement [id.] et [id.] , mais ils se servaient aussi de deux mots dont le sens propre est "cercle, rond", [id.] et [id.]. Dans une glose où il signale ces emplois métaphoriques, le lexicographe Hésychius rappelle une expression qui se trouvait dans l'Héraclès, pièce aujourd'hui perdue, de Sophocle, et qui est suggestive pour notre propos : [id.] "enceinte cyclopéenne". Cette expression montre, en effet, comment, à une époque archaïque et sans doute pré-littéraire, une étymologie populaire a rapproché [id.] de [id.] , et a fait glisser vers [id.], une forme qui aurait du être et qui a peut-être été d'abord *[id.] "les gens aux grosses Pierres". A partir de là, l'étymologie populaire s'est développée. Etant donné qu'en grec, [id.] peut être considéré comme un composé de [id.] et de qui exprime la notion, de voir", on en vint finalement à imaginer les Cyclopes non pas — cela aurait été peu original — comme des "êtres aux yeux ronds", mais comme de véritables monstres munis d'un œil circulaire au milieu du front. Cette conception était déjà si familière avant Homère que celui-ci a pu, sans préalable, broder sur le thème dans l'épisode fameux de l'Odyssée : l'aveuglement de Polyphème.
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Contes et légendes :
Paul Sébillot, dans Le Folk-Lore de France, volume 1 Le ciel et la terre (Éditions E. Guilmoto, 1904) rapporte des légendes liées aux rochers et aux pierres :
Les rochers qui, vus à une certaine distance, et sous un éclairage particulier, éveillent l'idée d'une figure humaine, ont provoqué sous des latitudes variées, des « histoires pour expliquer », suivant l'ingénieuse définition que Tylor a donnée des légendes qui s'attachent aux phénomènes dont la raison échappe aux primitifs et aux demi-civilisés.
On en rencontre plusieurs exemples dans l'antiquité ; c'est ainsi que la femme de Loth avait été changée en statue en punition de sa curiosité ; Niobé avait éprouvé une métamorphose analogue à la suite de malheurs qui étaient devenus classiques et que l'on racontait de plusieurs façons assez différentes. Au temps de Pausanias, on montrait sur le mont Sipyle, dans l'Attique, un rocher qui portait son nom. Le voyageur grec y monta un jour tout exprès pour le voir. Ce qu'il y a de vrai, dit-il, c'est qu'à le regarder de près, il n'a aucune figure humaine, mais si vous le voyez de loin, il vous semble en effet voir une femme en larmes et accablée de douleur. Il est exact que ces
jeux de nature ne ressemblent à des personnages que si on les voit avec un recul convenable, ou éclairés d'une certaine façon. J'ai pu le constater plusieurs fois en peignant d'après nature. C'est ainsi qu'ayant, aux environs de Paimpol, commencé vers deux heures l'étude d'un rocher de forme bizarre, mais qui n'avait rien d'anthropomorphe, je m'aperçus lorsque le soleil, l'éclairant par derrière, était sur le point de disparaître, que son sommet ressemblait singulièrement à une femme inclinée et fléchissant le genou dans l'attitude de la prière. J'y retournai le lendemain malin, et pus me convaincre que la pierre, alors éclairée de face, ne rappelait en rien une statue féminine.
ROCHERS ANTHROPOMORPHES OU RAPPELANT DES MÉTAMORPHOSES
Dans les pays montagneux, où de gros blocs émergent presque verticalement du sol, il n'est pas rare d'en rencontrer qui, vus sous un certain angle, font songer à un buste ou à une statue. Les noms que l'on a donnés aux plus remarquables sont en rapport avec leur forme ou avec le personnage connu auquel on les assimile. Non loin du château de la Roche-Lambert, dans la Haute-Loire, un roc qui dessine une tète vue de profil, a reçu le nom de Gargantua, probablement à une époque assez récente ; le Rocher Corneille, près du Puy, est appelé Tête de Henri IV ; en Suisse, on montre la Tête de Calvin qui surmonte une haute roche des bords du lac de Chailleson ; sur la rive septentrionale du lac de Nantua, Maria Matre fait le couronnement d'une masse rocheuse qui rappelle une tête humaine vue de côté ; la ressemblance est complétée par un trou au travers duquel on aperçoit le ciel, et qui forme l'œil. Suivant une tradition locale, ce rocher anthropomorphe ne serait pas un simple jeu de nature : une jeune châtelaine, nommée Marie Marte, retrouvait la nuit son amoureux au milieu du lac de Nantua où ils arrivaient en bateau, chacun partant de la rive opposée ; une nuit d'ouragan, la barque de la jeune fille chavira, et elle se noya : en souvenir de son amie le jeune homme sculpta ce rocher et lui donna une forme humaine qu'il nomma Maria Mâtre.
Il est rare que les blocs anthropomorphes portent le nom d'un saint ; cependant un rocher isolé sur la partie orientale d'une montagne appelée Tracros, à quatre lieues de Clermont-Ferrand, qui de loin présente la forme d'une statue, est appelé saint Foutin par les habitants. On sait que ce personnage est en rapport fréquent avec la génération, et en réalité sa forme est caractérisée de manière à ne laisser aucun doute sur le motif de sa dénomination. En effet, en se plaçant dans la plaine qui est au nord ou au nord-ouest de Tracros, on s'aperçoit que saint Foutin a des formes phalliques énergiquement prononcées.
Ces roches éveillent plus souvent l'idée de moines ou de femmes : leur partie supérieure, à laquelle les érosions ont assez fréquemment donné une forme conique, dessine sur le ciel un capuchon ou une coiffe, et celle qui tient au sol peut, sans grand effort d'imagination, passer pour une robe. Plusieurs ont des noms conformes à cet aspect, et des légendes inspirées par cette assimilation disent à quelles circonstances elles doivent leur origine.
Dans le voisinage de Pleigne, la « Fille de Mai » roche d'environ 33 mètres de hauteur, a une tête de femme coiffée d'un pin sylvestre, et la partie supérieure du buste est apparente, tandis que le reste du corps se cache pudiquement dans le feuillage. Lorsqu'on la regarde en face ou de profil, on est étonné de voir une tête et un corps de femme aussi bien de presque de loin. A Coudes, une aiguille qui, à distance, a l'aspect d'une statue, est appelée la Dame de la Manche. Près de l'ancien prieuré de Vaucluse, un rocher qui ressemble à une femme assise est connu sous le nom de la Femme de Bâ ; on l'a en quelque sorte personnifiée, et l'on dit communément : « la Femme de Bâ met ses habits blancs au coucher du soleil, il fera beau demain » ou « la Femme de Bâ met ses habits noirs, il pleuvra ».
Plusieurs de ces jeux de nature, disposés trois par trois, ont fait songer à des réunions de personnages féminins, et ils sont parfois l'objet de légendes explicatives. Non loin de Siroz, un groupe de rochers, à quelque distance de piliers bizarres qui sont, dit-on, le séjour de la Mère Lusine, est désigné sous le nom de « les Trois Commères ». En face du château d'Oliferne, trois pointes de rocher s'appellent les Trois Damettes ; c'est la métamorphose des trois filles d'Oliferne, qui, faites prisonnières, furent enfermées dans un tonneau rempli de clous, dont la pointe était tournée en dedans, et qui furent ensuite précipitées du haut de la montagne ; chaque nuit elles s'en détachent pouraller visiter leur ancien séjour. Suivant une tradition, rapportée sous une forme romanesque, les Dames de Meuse sont trois châtelaines, qui ayant trahi leurs époux pendant qu'ils guerroyaient en terre sainte, furent transformées en pierres. Des rochers à pic, près de Saint-Nizier-[de- Moucherotte], qui, de loin, ressemblent à des statues, s'appellent les « Trois Pucelles ». Jadis trois jeunes filles, poursuivies par des mécréants, invoquèrent saint Nizier ; aussitôt elles furent changées en trois blocs énormes et la terre s'ouvrit pour
engloutir leur persécuteur. On dit qu'elles l'avaient un peu provoqué par leur coquetterie, et que le saint les a métamorphosées pour les en punir Les Très fados, les trois fées, sont des roches verticales sur le mont de la Bouisse, près d'Entraunes (Alpes Maritimes) ; avant d'être pétrifiées, ces dames malveillantes envoyaient des orages sur les campagnes voisines.
En Corse, où les métamorphoses de personnages ou d'animaux sont fréquentes, plusieurs se produisent à la suite d'une malédiction, comme celle qui fil d'une noce le sommet de la montagne de Sposala ; et l'on y raconte au sujet d'une pierre anthropomorphe la légende suivante : Un jour qu'une fille indolente, sourde à l'appel de sa mère, s'amusait à cueillir des fleurs, au lieu de rapporter au logis les draps séchés d'une lessive, la mère lança une imprécation terrible. « Anche un secchi lu mai più, tu et li to panni ! Puisses- tu sécher éternellement, toi et ton linge ! » Et la fille fut changée en un rocher blanc qui éveille l'idée d'une forme féminine.
Les rochers auxquels leur aspect a fait donner le nom de moines sont nombreux. A Moutier Haute-Pierre, une aiguille haute de quarante pieds est le Hocher du Moine et les enfants de la vallée le saluent du titre de grand-père. Au milieu du bois de Morteau, un monolithe debout sur un banc de pierre représente un moine, le capuchon sur le front, et l'on raconte qu'au moment où le peuple de ce pays commençait à se relâcher de sa première ferveur, un moine qui s'était retiré dans cette solitude, demanda au ciel de donner un signe durable pour rappeler à qui les gens devaient leur première instruction. A la place même oii il avait fait cette prière, on vit apparaître cette statue. Il est probable que celte légende a subi un arrangement, dû à une influence cléricale. D'ordinaire, ces moines de pierre sont métamorphosés en punition de leurs péchés.
Un rocher colossal, dont la silhouette est celle d'un moine en prière, se dresse en face des ruines du prieuré de Cïlény (Corrèze). C'est un religieux ainsi transformé par la colère divine, pour avoir refusé de sauver, en exposant sa vie, les cloches du monastère menacées par un incendie. Un moine de l'abbaye de Sainte-Marguerite étant devenu amoureux d'une jeune fille qu'il avait sauvée de la neige, s'enfuit du couvent pour essayer d'échapper à sa passion ; il tomba sur le sol, épuisé par la tempête, et les démons allaient s'emparer de son âme, lorsque son ange gardien survint, le fit s'agenouiller et lui dit : « Ton péché est grave, tu resteras en pierre jusqu'au jugement dernier. » Il fut changé en la pierre que l'on voit sur la route de Prat de Mollo à La Preste (Pyrénées Orientales), et qui, à distance, donne l'illusion d'un frère encapuchonné. Des rochers sur la route de Tourves à la Roquebrussanne représentent grossièrement trois moines gigantesques ; il y avait là jadis un couvent où se commettaient des impiétés et des crimes : un soir de la Toussaint pendant que les religieux faisaient ripaille au lieu de prier pour les morts, Dieu fit tomber la foudre sur le couvent, et trois des moines furent pétrifiés pour témoigner de la vengeance divine. Les deux roches blanches que l'on montre près de la petite ville vaudoise de Bielle, furent un trappiste et une nonne qui se rencontraient presque toutes les nuits dans une clairière du Bois-Joli ; ils étaient décidés à respecter leurs vœux, et le soir où pour la première fois leurs lèvres se touchèrent, ils résolurent de ne plus se revoir ; mais quand ils voulurent se séparer, ils n'étaient plus que deux pierres insensibles à jamais. D'après une légende rapportée sous une forme romantique, un diable qui par l'ouverture d'une grotte, avait malicieusement arrosé la tête d'un ermite qui faisait pénitence, fut changé en rocher et prit la forme d'un moine encapuchonné dont la tête penchée semble encore aujourd'hui s'humilier devant la grotte, et d'autres personnages qui s'étaient associés à lui pour tenter le pénitent se voient, non loin de là, sur les bords du torrent.
C'est aussi à des punitions célestes qu'est due la métamorphose en rochers de personnages méchants ou impies Un berger qui faisait paître ses moulons dans la plaine élevée et couverte de bruyères qui sépare le village d'Ortho de la vallée de l'Ourthe, refusa de donner un gobelet d'eau à un pèlerin mourant de soif, qui implorait au nom de saint Thibault, très vénéré dans le pays. Le pèlerin ayant été s'asseoir vingt pas plus loin, il le menaça de son bâton, puis, comme il s'éloignait trop lentement à son gré, il prit une pierre et la lui lança ; la pierre, rejetée par une main divine, revint sur le misérable, qui fut, à l'instant même, pétrifié avec son troupeau ; ce sont les pierres de Mousny, et le pèlerin lassé était Jésus-Christ lui-même. Sur la route du Mont Saint-Vallier, les brebis antiques, Los oueillos antiquos, sont un assemblage de pierres blanches rangées comme un troupeau, le pâtre en tête, les chiens loin de lui. Dieu qui passait par ici dit au pâtre : « Où vas-tu ? — Conduire mon troupeau sur ce mont. — Si Dieu le veut. — Qu'il le veuille ou non, répondit le berger. » Soudain pâtre et troupeau furent changés en pierres. La Pierre qui vire au Mont Saint-Savin est une dent de rocher qui perce le sol dans la déclivité de la montagne ; jadis un géant poursuivait sur cette pente une jeune fille ; celle-ci, au moment d'être atteinte, invoqua l'intervention divine. Le géant se sentit aussitôt arrêté debout sur une base de rocher, et se trouva roc vif lui-même, des pieds jusqu'à la tête. Depuis, il ne lui est donné de se mouvoir que tous les cent ans, à l'anniversaire de sa faute.
Une légende de Guernesey dit en quelle circonstance une roche prit un aspect anthropomorphe. La Roque Màngi, aujourd'hui détruite, était une formation naturelle que l'on voyait dans les dunes de sable de la côte N.-E. ; elle se composait d'une masse rocheuse de huit à dix pieds de hauteur, surmontée d'une grosse pierre reposant sur la partie la plus étroite de l'autre, et qui, à une petite distance, ressemblait à un géant pétrifié. Les paysans du voisinage racontaient que le diable ayant un jour querelle avec sa femme, l'attacha par les cheveux à la pierre droite et que dans ses efforts pour s'en dégager en tournant à droite et à gauche, elle usa le granit solide qui fut réduit au cou étroit qui supporte la tête.
Les habitants voisins des lieux où la tradition place des villes détruites ou submergées dans des circonstances analogues à la punition de Sodome et de Gomorrhe, montrent parfois des rochers, plus ou moins anthropomorphes, et ils disent que ce sont des personnages punis comme la femme do Loth, et pour la même cause ; on en trouvera plusieurs exemples dans les divers chapitres des Eaux douces, où ils sont expliqués par la légende même ; dans celle qui suit la manière dont se produisit la catastrophe n'est pas indiquée, et la métamorphose semble être la seule partie traditionnelle qui ait survécu. A la Bastide Villefranche, on appelle Mayre el hille deux pierres d'inégale grosseur, et sur chacune d'elles sont gravés des dés et des ciseaux. Ce sont la mère et la fille pétrifiées, en châtiment de leur curiosité, lorsque le feu détruisit, tout près de là, une localité du nom de Belle Mareille.
Les contes populaires proprement dits, dans lesquels les grosses pierres jouent un rôle assez efficace, parlent rarement des métamorphoses de personnages en blocs plus ou moins anthropomorphes, que racontent tant de légendes locales. Elles se produisent d'ordinaire lorsque le héros qui a entrepris une besogne difficile, a oublié la recommandation qui seule peut le garantir du sort de ses devanciers. Dans un conte provençal, où il s'agit de s'emparer de l'Arbre qui chante, de l'Oiseau qui parle et de l'Eau d'or, ceux qui n'ont pas su mépriser les clameurs et les injures, sont changés en rochers dès qu'ils ont détourné la tête. Les aventuriers qui, en poursuivant la conquête de merveilles analogues, ont perdu courage en gravissant la montagne au milieu de la grêle et de la neige, subissent les mêmes métamorphoses. Celui qui, en grimpant à l'arbre au haut duquel est la Pomme qui chante, touche un seul des nombreux fruits qu'il porte, devient aussitôt pierre.
Des animaux changés en rochers sur le bord des lacs qui recouvrent des villes englouties, ou que l'on fait voir sous leurs eaux, attestent des vengeances divines. D'autres animaux, soit en compagnie d'hommes, comme les chiens des chasses de pierre de Plessé, de Guemené-Penfao, dans la Loire-Inférieure, de Tréhorenteuc dans le Morbihan, soit seuls, ont éprouvé la même métamorphose. Deux gros blocs il peu près semblables sur le plateau de Campotile en Corse, sont les bœufs du diable que saint Martin pétrifia, pendant que Satan, outré de n'avoir pu réparer le soc de sa charrue, lançait son marteau en l'air ; une pierre posée dessus horizontalement est leur joug. Suivant une autre version, le diable labourait cet endroit pour que les troupeaux ne puissent y pâturer ; saint Martin avait, par une prière, fait briser le soc de la charrue, mais le diable en forgea un autre si solide qu'il fendait le roc sans s'émousser. Le saint récita douze douzaines de rosaires et ne parvint pas à le mettre hors d'usage, mais à la treizième, les bœufs s'arrêtèrent court et ils furent changés en pierre.
On montre au-dessus du village de Montgaillard un rocher en forme de vache : c'est la vache d'Arize qui, après avoir indiqué aux hommes la source de Barèges, fut ainsi métamorphosée.
Quelquefois, le peuple, frappé de la ressemblance que certains amas de rochers présentent avec des constructions, voit en eux les débris de villes anciennes ruinées dans des circonstances merveilleuses. Les blocs semés sur les flancs d'une colline près de Villefranche-sur-Saône, sont les restes d'une cité maudite, séjour actuel des fées et des revenants. Chaque année, lorsque sonnent les cloches au milieu de la nuit de Noël, une longue procession sort des profondeurs de la ville détruite et erre parmi les ruines; le vivant assez hardi pour se joindre à elle serait infailliblement frappé de mort. Les pâtres de l'Aveyron avaient peur de s'approcher d'un jeu de nature situé non loin de Milhau et appelé la cité du diable ou Montpellier-le-Vieux ; ils s'imaginaient qu'elle avait été bâtie par une race de géants et détruite ensuite par le démon'. D'après une tradition locale, les pierres gigantesques qui hérissent les collines de Poullaouen sont les débris du palais d'Arthur, sous lesquels ce monarque enfouit ses trésors en quittant la Bretagne; le diable et ses fils les gardent : on les a vus rôder sous forme de follets, et si quelque téméraire veut rechercher ces richesses, ils l'épouvantent par leurs cris. Dans la Creuse, un gros amas de rochers est appelé Châté de las Fadas. Le plus fort des blocs d'un amas de rochers, aux Bordes, dans l'Yonne, est dit le Four du Diable el l'on menaçait autrefois les enfants de les y conduire.
D'autres pierres ont des noms qui constatent leur assimilation à des meubles ou à des ustensiles. A Beuze-Cap-Sizun, une roche isolée, affectant la forme d'un bateau, complètement détachée du sol et ne reposant que par quelques points sur une pierre plate, comme un navire sur son chantier, est le bateau sur lequel saint Conogan traversa la mer. Ce qui complète l'illusion, c'est que, à quelques pas de là, une pierre plus petite a la même forme et semble avoir dû servir de chaloupe au bateau. Près du porche de la chapelle de saint Vio en Tréguennec, ce n'est plus un bateau entier que l'on peut voir, mais seulement une moitié ; car le rocher sur lequel saint Vio fit la traversée d'Irlande en Bretagne se brisa en deux lorsque le saint fut débarqué ; une partie resta sur le rivage, et l'autre retourna en Irlande.
Dans la vallée d'Eyne, au sommet d'un contrefort du Cambre d'Ase, des roches blanchâtres qui, vues de loin, ressemblent à une lessive, sont appelées tovalos (serviettes) el les paysans racontent que les fées, fatiguées de voir que l'on mettait constamment leur linge au pillage, prirent la résolution de le pétrifier.
Sur le plateau de Beauregard en Poitou, un grand nombre de rochers naturels et presque de même grosseur, disposés en lignes symétriques seraient, suivant la tradition, des gerbes de blé que saint Martin aurait pétrifiées pour punir les habitants qui, malgré ses observations, travaillaient le dimanche^ Des pierres dans le cimetière de Lanrivoaré (Finistère), ont été autrefois des pains. Un seigneur qui, à une époque de famine, surveillait lui-même la cuisson de sa fournée, refusa la charité à un pauvre qui l'implorait, et celui-ci lui disant qu'il avait cru sentir l'odeur de pain chaud, le seigneur lui répondit que c'étaient des pierres qui cuisaient. Le mendiant tomba mort, mais lorsque le riche impitoyable voulut retirer sa fournée, il s'aperçut que ses pains avaient été changés en pierres. Les voisins de la bulle de Crokélien, près du Gouray (Côtes-du-Nord), donnent à plusieurs gros rochers, en raison de leur aspect, les noms de divers meubles ou ustensiles. On y voit, disent-ils, le parapluie des Margot-la-Fée, le berceau de leurs enfants, l'auge de leurs bœufs, etc.
BLOCS LANCÉS OU DÉPOSÉS
Certains blocs naturels, de forme plate et arrondie, éveillent sans bien grand effort l'idée de projectiles ayant servi à des jeux de géants. Beaucoup portent le nom du plus célèbre d'entre eux. On montre, sans les accompagner de légendes explicatives, des Palets du Gargantua, à Luynes (Indre-et-Loire), où une plus petite lui a servi de bouchon, aux Garrigues de Clansayes dans la Drôme, à Ymeray (Eure-et-Loir), au camp de Sathonay, près de Divonne-Arbères, au pays de Gex, et l'on pourrait allonger la liste, même sans y ajouter les mégalithes désignés par des noms analogues.
Parfois on raconte en quelles circonstances ces prodigieuses amusettes sont arrivées aux endroits où elles gisent à présent. C'est en jouant au palet du haut du Mont Ceindre que le géant projeta jusque dans la plaine dauphinoise, la Pierre fite près de Vaux en Vélin ; un autre jour il prit sur une des collines entre lesquelles coule le Furans près d'Arbignieu (Ain), un bloc erratique, et il le lança jusque près de Thoys, où on l'appelle la Boule de Gargantua. Du sommet du mont d'Alaze (Saône-et-Loire), il envoyait d'énormes rochers contre le château de Cruzilles ; le premier n'ayant pas atteint le but, il en jeta un second qui tomba seulement un peu plus près, et une troisième tentative n'eut pas plus de succès. Ces projectiles, qu'on appelle Pierres de Gargantua, se voient à côté d'un chemin voisin du château. Lorsqu'il passa par la Bretagne, en revenant de Paris, il fut bien reçu par les Léonards, tandis que les Cornouaillais ne lui donnaient que des crêpes et de la bouillie. Alors la surface du Léon était encombrée de montagnes qui gênaient les habitants ; Gargantua, indigné du peu de courtoisie des Kernévotes, leur jeta, un jour qu'il jouait au palet, toutes les pierres qui couvraient le sud du pays de Léon, et les éparpilla depuis Plougastel jusqu'à Huelgoat ; suivant une autre légende, si la côte nord de Plougastel est hérissée de rochers étranges, brisés, amoncelés les uns sur les autres, c'est qu'après un repas indigeste, il eut mal au cœur et les vomit. En Ille-et-Vilaine, le géant, pour se défendre d'une meute de chiens qui le poursuivaient, leur jeta les roches de Perrot qui gisent sur le bord d'un ravin près de Gahard. A. Sallanches (Haute-Savoie), il lança d'un coup de pied un rocher plat, en forme de galette, qui est collé à la montagne.
Les Jetins des bords de la Rance, nains très petits, mais d'une force prodigieuse, se sont amusés à jeter dans les champs les grosses pierres qu'on y remarque ; on prétend même que c'est en raison de cet acte qu'ils portent leur nom (jetins : de jeter) ; en Basse-Bretagne, les Courils jouaient aussi au palet avec d'énormes rochers.
Les deux pierres d'Alban (Tarn), ont été abandonnées par la Vierge, un jour que le diable l'avait défiée ; ils lancèrent chacun une pierre, mais celle de la Vierge distança de beaucoup celle du démon. Dans le Vaucluse, la Pierre du Diable est un rocher sur la crête de la montagne qui domine Notre-Dame d'Aubune ; Satan, furieux de voir l'église s'achever, voulut l'écraser sous cette masse ; mais la Vierge l'arrêta juste au moment où elle allait tomber. Des pierres plates près de Montsurs (Sarthe), se nomment Palets du Diables. On raconte dans les Ardennes qu'un jour le diable arracha de la montagne deux énormes quartiers de roc et les lança contre Roland, en lui criant : « Sauve-loi, Roland ! » Roland ne recula pas d'une semelle, et les deux rocs d'Auchamps s'encastrèrent à ses pieds.
Plusieurs blocs ont été laissés par des personnages qui avaient trop présumé de leurs forces, ou qui éprouvèrent quelque accident. Un rocher colossal en forme de tour, appelé Pierra Metta, qui domine une longue cime en face des Grands Plans, y a été porté par un géant qui est nommé Gargantua par les traditions savoisiennes. Fatigué de ce fardeau, il le déposa un instant, mais il lui fut impossible de le soulever de nouveau.
Le plus ordinairement c'est le diable qui est victime d'une mésaventure : lorsqu'il construisait le pont d'Orthez, il laissa tomber près de Villenave une gigantesque pierre, qui se nomme Peyradanda ; quand il voulut la reprendre, une puissance plus forte que la sienne l'empêcha de la recharger sur ses épaules. Une autre fois, il s'était engagé a transporter à Saint-Léger-Vauban (Yonne), entre messe et vêpres, une énorme roche de granit prise dans la forêt. Il la mit sur son dos et marcha en toute hâte ; mais arrivé à l'endroit où l'on en voit encore les restes, il entendit sonner les vêpres. Aussitôt il se débarrassa de la roche et s'enfuit. Le Faix du diable, à Saint-Martin-du-Puy (Nièvre), se composait de trois blocs de granit qu'il avait apportés pour fermer, pendant la messe, les trois portes de l'église ; le plus gros était sur sa tête et les deux autres sous chacun de ses bras. Mais à un demi-kilomètre du bourg, il vit les paroissiens qui sortaient, et, désappointé, il abandonna son fardeau. Un jour qu'il transportait des pierres au sommet du mont des Eguillettes (Rhône), saint Martin se mit à le railler, en lui disant qu'elles n'étaient guère grosses. Satan, piqué au vif, prit dans la vallée un énorme rocher et se mit à gravir la montagne. Il approchait du but, lorsqu'il lit un faux pas et laissa tomber sa charge. La présence de nombreux blocs de poudingue épars dans la vallée du Iloyoux et sur les coteaux est due à une chaussée que le diable avait construite pour submerger le château de Roiseux, mais qu'il ne put achever, parce que le coq, éveillé par un caillou lancé contre la porte de la forteresse par le sire de Roiseux qui revenait de pèlerinage, fit entendre son chant avant l'heure.
En Savoie, un bloc erratique, voisin du château de Boisy, y est tombé parce que le diable qui joutait avec saint Martin, ayant voulu le lancer sur la cure de Nernier, fut paralysé par un signe de croix de saint Martin.
Plusieurs blocs des environs de Semur (Côte-d'Or) sont tombés du tablier de sainte Christine, dont rattache se rompit, par une mésaventure qui arrive assez fréquemment aux fées bâtisseuses de monuments préhistoriques. Mélusine, surprise par le jour, laissa choir une grosse pierre qu'elle portait dans sa dorne, et deux plus petites qu'elle tenait sous les bras, et qui étaient destinées aux murs du château Salbar. La plus pesante s'abattit dans la plaine du Champ-Arnauld ; les deux autres glissèrent à quelques centaines de mètres de là.
Des rochers remarquables par leurs dimensions, et qui sont souvent des blocs erratiques, ont été apportés par des personnages surnaturels, païens ou chrétien ? C'est ainsi que la Pierre de saint Martin a Vauxrenard (Rhône) y a été amenée par Jésus-Christ lui-même sur un char attelé de deux veaux. Des blocs amoncelés sur un assez grand espace dans une vallée près du village de Pierre-Folle en Janaillat, y ont été transportés par la sainte Vierge. A Monterfil (Ille-et-Vilaine), la Grosse Roche et ses voisines y furent déposées par deux fées qui les apportaient de loin, en les soutenant à chaque bout dans leurs devantières. Un énorme bloc de granit, qui est l'objet d'un pèlerinage, a été placé dans le bois de la Grisière par saint Maurice, dont il porte le nom.
Le diable, pour obliger une pauvre veuve qui lui avait donné l'hospitalité, mit sur le territoire de Plougastel, les rochers qui étaient autrefois dans le Léon, de l'autre côté de la vallée. Deux légendes basques racontent que les Lamignac, pour se venger des paysans, comme Gargantua des Cornouaillais, couvrirent leurs champs de blocs énormes.
Une plaine, près de la rivière du Chéran, est jonchée de petites pierres en si grand nombre que les laboureurs n'ont jamais pu les faire disparaître, et ils disent que ce sont les os d'une fée qui, morte au château de Bramafan, et enterrée près de là, se changent en pierres.
Beaucoup de blocs gigantesques que l'on rencontre en certaines contrées à peu près incultes, et dont le nombre et les dimensions sont faits pour surprendre, ont été laissés là par Gargantua qui les retira de ses souliers ou de ses sabots. C'est pour cela que l'on voit tant de grosses pierres sur la lande de Cojou en Saint-Just, et sur celle du Haut-Brambien, à Pluherlin, dans le Morbihan français. Sans parler des menhirs, d'autres blocs isolés ont la même origine : tels sont le Gravier de Gargantua dans une plaine entre Dourdan et Arpajon, et un rocher fort élevé au milieu de la petite ville de Pierrelate'. Une masse énorme dans le bois de Jaunais en Avessac est un grain de sable dont le Juif Errant débarrassa un jour sa chaussure, la Pierre à Morand à Pourtoué-sur-Ayze est un débris calcaire que le géant Morand avait apporté sur ses épaules.
Quelques années avant le milieu du XIXe siècle, on montrait à Saint-Pierre Duchamp, une dalle gigantesque posée debout, qui y avait été apportée par des esprits invisibles ; on l'appelait La tsaduire de la Damma. Lorsque, dans les nuits d'hiver, les voyageurs ne distinguaient plus leur chemin, et couraient le risque d'être engloutis dans la neige, une femme vêtue de blanc venait s'asseoir en cet endroit et chantait en s'accompagnant d'une harpe. Sa voix s'élevait par intervalles plus haut que celle de la Loire et faisait entendre par delà le fleuve un cri de mortel désespoir.
Plusieurs récits du bord de la mer racontent en quelles circonstances les falaises ou les rochers prirent la couleur qui les distingue de ceux du voisinage ; on ne rencontre dans l'intérieur des terres que trois ou quatre de ces légendes explicatives. Des taches rouges sur une des pierres d'une fontaine à Vieille Brioude sont les gouttes du sang de saint Julien qui y fut décapité ; une marque blanche sur un rocher près de Moncontour de Bretagne a été produite par une goutte du lait de la Vierge ; un polissoir appelé Pierre de saint Benoît à Saint-James a des veines roses que certains paysans regardent comme les veines du saint qui aurait été pétrifié en cet endroit. On montre en Touraine les taches du sang de saint Martin sur une pierre, et l'on raconte à la suite de quel incident elles s'y produisirent. Il gardait les bœufs d'un fermier, près d'une fontaine appelée Fontaine Saint-Martin, commune de la Chapelle-Blanche, lorsque des charpentiers, venant de Ciran, lui cherchèrent dispute. Saint Martin les poursuivit jusque chez eux ; mais les charpentiers, s'armant de lattes, le chassèrent à leur tour et le maltraitèrent si fort que le saint dut s'arrêter à la fontaine qui porte aujourd'hui son nom, pour y laver ses plaies.
HABITANTS ET HANTISES DES ROCHERS
Le peuple associe aux gros rochers, comme à tous les phénomènes naturels propres à exciter l'étonnement, des personnages légendaires, dont il raconte les gestes. Parfois même il y place leur demeure. Mais la plupart de ceux qui s'y montrent habitent des cavernes qui s'ouvrent au-dessous, ou dont l'entrée se trouve entre leurs fissures, et qui, pour cette raison, se rattachent au monde souterrain ; je parlerai au chapitre des grottes de ceux dont la résidence est ainsi localisée. Leurs gestes sont aussi bien mieux conservés que ceux de leurs congénères que la tradition représente, avec moins de netteté, comme demeurant dans des espèces de cabanes de pierre, formées par des superpositions de roches, assez semblables à des dolmens ruinés, ou comme vivant autrefois en plein air sous des rochers surplombants.
Vers la partie centrale des Côtes-du-Nord, entre Lamballe et Moncontour, on raconte que certains de ces jeux de nature servirent de résidence aux Margot-la-Fée, qui plus habituellement vivaient dans des cavernes. Dans les communes de Saint-Glen, du Gouray et de Penguily, on montre même plusieurs endroits qu'elles ont habités autrefois. Ils sont toujours situés à peu de distance d'un étang ou d'un ruisseau : ordinairement une grosse pierre plate, souvent large de plusieurs mètres, émerge du sol et forme une espèce de plancher ; un rocher dont la base le touche s'élève au-dessus comme un mur, mais présente une inclinaison suffisante pour garantir de la pluie des gens qui seraient assis sur la pierre plate. Parfois le rocher se dresse presque verticalement au-dessus de cette espèce d'aire pierreuse, et il est surmonté d'une épaisse dalle rocheuse, engagée dans la colline, qui s'avance suffisamment au-dessus pour former une sorte d'auvent. Des empreintes, que l'on remarque dans leur voisinage immédiat, sont celles des pieds ou des ustensiles des Margot-la-Fée, des pierres creusées s'appellent leurs lits ou leurs berceaux. Elles allumaient du feu sur les émergences plates que la partie surplombante préserve de la pluie, et elles s'asseyaient, pour se chauffer, sur de gros cailloux ; comme leurs homonymes des grottes, elles avaient des bestiaux, et leurs gestes sont sensiblement les mêmes. On peut supposer que l'on est en présence d'une transformation légendaire d'anciennes races ayant vécu sous des abris sous roche ; de même que des hommes d'autrefois, ont, d'exagération en exagération, fini par atteindre une taille colossale, les préhistoriques ont pu devenir peu à peu, des fées et des féetauds.
Les Martes, espèces de fées, mais très laides et malfaisantes, connues surtout dans la région du Centre, résidaient aussi quelquefois au milieu des blocs et également dans le voisinage de l'eau. Les paysans appellent la Maison aux Martes une sorte de grotte naturelle, dans la commune de Cromac, près de la rivière, dont le plafond est formé par un banc de granit que d'autres blocs ont soutenu en l'air. Les Martes étaient de grandes femmes brunes, aux bras nus ainsi que la poitrine, dont les mamelles descendaient jusqu'aux genoux, leurs cheveux épars tombaient presque jusqu'à terre. Elles inspiraient le plus grand effroi aux paysans qu'elles poursuivaient en criant : « Tette, laboureur! » et en jetant leurs mamelles par dessus leurs épaules. Le portrait de ces femmes est partout identique, et, vers 1850, on en parlait comme si elles eussent existé, il n'y a pas plus d'un demi-siècle.
Les noms de plusieurs blocs, isolés ou en groupe, rappellent leur relation avec des fées dont la légende est oubliée ; trois pierres posées l'une à côté de l'autre au village de Kermorvan en Maël-Pestivien s'appellent Ty ar Groac'h, la maison de la fée ; un gros amas de rocs à Châtel-Gérard (Yonue) est la Chaumière des fées ; un terrain parsemé de grosses roches près du tumulus de Marcé-sur-Esves est le Cimetière des fées ou des Pucelles. Parfois, avec le nom, on rencontre quelques traces des gestes des bonnes dames : lorsqu'il s'élève des vapeurs au-dessus du Châté de las Fadas, roche naturelle de la Creuse, on dit que les fées font la lessive. Dans le Beaujolais, elles dansaient en silence, par les clairs de lune, près de la Maison des Fées, de la Cheminée des Fées et de la table des Fayettes, qui se trouvent dans le bois de Couroux. En Savoie, elles venaient la nuit faire des rondes sur la plateforme de la Pierre des Fées, où l'on voyait le matin la trace de leurs pieds sur la mousse humide de rosée.
Des fées s'asseyaient souvent sur le Rocher des Fées près de Saint-André de Valborgue (Gard), d'où l'on découvre la plus grande partie de la vallée. Le bois de Néry, en Saint-Just-d'Avray, est parsemé de rochers bizarres, dont les cavités portent le nom de Marmites et Ecuelles des Fées ; il était vers le commencement du XIXe siècle, couvert d'un bois de chênes où les porcs allaient à la glandée. Un soir, le plus beau revint, portant à son cou une bourse bien garnie. Le lendemain, les porcs furent envoyés au bois, mais celui qui avait apporté la bourse ne reparut pas. Les fées l'avaient payé généreusement d'avance, et l'avaient pris pour leur cuisine. Cette légende est racontée en nombre d'endroits, et on l'attribue aussi à des fées qui habitaient l'amas des grosses pierres appelé Pierre Scellée.
Une pierre plate, dans un pré vers Chazeuls, est toujours propre, parce qu'une fée vient en secret l'essuyer tous les jours. Elle recouvre le palais souterrain des fées de la Roche. Un jour, un bonhomme sentit l'odeur de la galette, il en demanda aux fées qui lui en donnèrent sur une nappe blanche avec un couteau d'argent. Le valet s'empara du couteau, et à chaque tour de roue de la charrue, elle criait : « Rends ce que dois ».
Une roche informe près de Courgenay, dans le Jura bernois, appelée la Pierre des Fées, recouvrait la boulangerie des bonnes dames ; durant la nuit on les entendait battre la pâte dans le pétrin et l'on voyait même souvent la flamme du four.
Parfois les fées sont, comme aux rochers de Gravot (Côte-d'Or), associées à des personnages d'une nature quelque peu diabolique, sorciers ou génies malfaisants, qui s'y rendent la nuit pour le sabbat. Les dames blanches ou vertes rôdent dans les environs pour lâcher d'y amener des recrues.
Les fées du Gard maniaient autrefois les lourdes pierres de la montagne avec autant de facilité que si elles eussent été de la laine, et les réunissaient en tas ou clapiers qui existent encore. Pourtant elles virent la vertu de leur baguette magique diminuer peu à peu ; alors les pierres ne leur parurent plus aussi légères, et elles disaient en les ramassant : « Hâtons-nous, car elles deviennent pesantes. »
Dans le pays de Luchon, un grand nombre de pierres sont habitées par des génies que l'on nomme incantades. Quand le principe du bien et celui du mal étaient en guerre, certains esprits ne voulurent prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre. Après sa victoire, Dieu garda avec lui les bons anges dans le ciel, précipita les démons dans l'enfer, et pour punir les esprits qui avaient gardé la neutralité, il les exila sur terre, où ils doivent se purifier par de fréquentes ablutions. Ces esprits, moitié anges et moitié serpents, sont les incantades. Chaque incantade habite une pierre sacrée; il lui est défendu de s'en éloigner. On en a vu, on en voit encore faisant leurs ablutions dans la source voisine, y lavant leur linge plus blanc que la neige, et l'étendant ensuite pour le faire sécher sur les rochers de la montagne. Ces génies font parfois le bien, jamais le mal. Si l'on n'en voit plus guère aujourd'hui, c'est que la plupart s'étant purifiés, ont pu retourner au ciel. Le Cailhaou de Sagaret est la demeure d'un génie ou incantade qui entre et qui sort par le cintre qui surmonte la porte taillée dans le granit. Plus d'une fois on l'a surpris se baignant dans la source intarissable ou y lavant son linge. La nuit on l'entend chuchoter ou chanter des paroles mystérieuses. Nul ne s'approche de la pierre pendant les ténèbres ; mais le jour on va prier devant elle ; on la touche avec vénération, on applique ses lèvres contre son sommet pour parler au bon génie et on colle contre elle son oreille pour entendre sa réponse, car il converse avec ses fidèles.
On voyait la nuit errer aux environs d'une roche informe appelée la Pierre des Fées près de Courgenay, dans le Jura bernois, un grand troupeau de sangliers; un cavalier tout noir les chassait, et les gens du pays avaient soin de laisser aux environs de la pierre des bottes de foin pour la nourriture du cheval de cet étrange chasseur.
A Penanru, près Morlaix, on entend quelquefois un bruit semblable à celui que produirait un marteau sur une pierre. On dit que c'est un esprit qui rend ces sons ; on l'appelle le Casseur de pierres.
Les rochers de Kercradet, près de Guérande sont hantés par le démon. Une jeune fille qui avait parié d'aller seule à minuit à ces rochers et d'y frapper trois coups de bat-drap, les frappa en effet, et l'on en entendit le bruit, mais on ne la revit jamais.
Les personnages qui manifestent leur présence par des cris figurent dans les légendes des montagnes, des forêts et des eaux ; mais ils sont rarement en relation avec les blocs naturels. Pourtant à la Ville Juhel, près de Vieux-Bourg Quintin, un lutin appeleur, nommé le Houpoux, habitait de gros rochers remarquables par leurs dimensions et l'étrangeté de leurs poses, à quelque distance d'un menhir ; il était espiègle et quelquefois méchant : on croyait que c'était un esprit malin voltigeant dans l'air tantôt à droite, tantôt à gauche. On entendait à une heure avancée de la nuit son cri strident : Hou ! Hou ! qui semblait partir du menhir. Celui qui avait l'imprudence de lui répondre plus d'une fois était saisi et mis en pièces. Les gens de Bourseul (Côtes-du-Nord) ne passent qu'en se signant auprès d'une énorme pierre que l'on voit au bord d'un étang, la nuit on entend sortir de dessus des gémissements et des coups ; et on les attribue aux efforts que font, pour se retirer de dessous, les malheureux jetés jadis dans le trou qu'elle recouvre.
On remarque dans un assez grand nombre de pays des blocs qui présentent à leur partie supérieure une dépression sensiblement concave, limitée de trois côtés par des espèces de bourrelets. Ceux-ci forment le dossier et les bras d'un fauteuil grossier dont la dépression est le siège. Ils portent souvent des noms conformes à cet
aspect, qui y associent des personnages surnaturels ou légendaires. En Forez et dans la région voisine, nombre de roches sont dites : Chaises du diable, du drac. des lutins, de Gargantua, de saint Martin, de saint Mary, de la dame, de la Sainte Vierge ; dans l'Ouest, on les appelle d'habitude les Chaires ou les Chaises du diable ; mais comme ce terme désigne le plus souvent, dans la Mayenne et dans l'Ille-et-Vilaine, des pierres à bassins ou à empreintes merveilleuses, c'est au chapitre des Empreintes que je donnerai les légendes dont elles sont l'objet. En dehors de ces deux régions, on rencontre peu de récits sur les hantises de ces pierres. Cependant à Antonne, près du village de Chause (Dordogne), un grand rocher se nomme le Trône du roi de Chause ; c'est un roc isolé, entouré de débris que le temps a détachés de sa masse. Dans l'ombre des nuits, le roi de Chause vient s'asseoir sur son trône, les âmes de ses sujets voltigent à l'entour, et l'on entend au loin des plaintes et des gémissements. On débite mille fables sur ce rocher ; peut-être un vieux cimetière, qui n'en est éloigné que de quelques pas, et où l'on a trouvé beaucoup de cercueils en pierre, est-il la première source de ces contes.
D'après une légende romantique, un rocher en forme de fauteuil, appelé Tsadeijra de la Dama, ou Chaise de la dame, était hanté par une dame blanche, qui y faisait entendre, la nuit, ses gémissements. Pendant les orages nocturnes, elle apparaissait sur son siège, tenait un bras étendu vers l'Orient et semblait indiquer du geste la route que le voyageur devait suivre pour ne pas s'égarer et périr dans les abîmes.
Plusieurs de ces grosses pierres sont le rendez-vous des chats diaboliques ou des sorciers. Sur les bords du chemin d'Alluyes à Dampierre, une roche plate de moyenne taille est le Perron de Carême prenant, où tous les chats des hameaux voisins viennent faire le sabbat la nuit de Noël. La Roche fendue à Talent passait au moyen âge pour un lieu où se réunissaient les suppôts du diable ; elle servit longtemps de vente aux charbonniers, et de point de rendez-vous aux carbonari sous la Restauration. A Châtel-Gérard, la tradition rapporte que le sabbat se tenait près d'un grand amas de pierres, dit la Chaumière des fées. En Vendée, les lièvres vont au sabbat la nuit du mardi gras aux anciens blocs de la Rocherie. (p. 320)
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Littérature :
Un rocher
De jour en jour la somme de ce que je n'ai pas encore dit grossit, fait boule de neige, porte ombrage à la signification pour autrui de la moindre parole que j'essaye alors de dire. Car, pour exprimer aucune nouvelle impression, fût-ce à moi-même, je me réfère, sans pouvoir faire autrement, bien que j'aie conscience de cette manie, à tout ce que je n'ai encore si peu que ce soit exprimé.
Malgré sa richesse et sa confusion, je me retrouve encore assez facilement dans le monde secret de ma contemplation et de mon imagination, et, quoique je me morfonde de m'y sentir, chaque fois que j'y pénètre de nouveau, comme dans une forêt étouffante où je ne puis à chaque instant admirer toutes choses à la fois et dans tous leurs détails, toutefois je jouis vivement de nombre de beautés, et parfois de leur confusion et de leur chevauchement même.
Mais si j'essaye de prendre la plume pour en décrire seulement un petit buisson ou, de vive voix, d'en parler tant soi peu à quelque camarade, — malgré le travail épuisant que je fournis alors et la peine que je prends pour m'exprimer le plus simplement possible, — le papier de mon bloc-notes ou l'esprit de mon ami reçoivent ces révélations comme un météore dans leur jardin, comme un étrange et quasi impossible caillou, d'une « qualité obscure » mais à propos duquel ils ne peuvent même pas conquérir la moindre impression ».
Et cependant, comme je le montrerai peut-être un jour, le danger n'est pas dans cette forêt aussi grave encore que dans celle de mes réflexions d'ordre purement logique, où d'ailleurs personne à aucun moment n'a encore été introduit par moi (ni à vrai dire moi-même de sang-froid ou à l'état de veille)...
Hélas ! aujourd'hui encore je recule épouvanté par l'énormité du rocher qu'il me faudrait déplacer pour déboucher ma porte...
Francis Ponge, "Un rocher" dans Le Parti pris des choses suivi de Proèmes, 1942.
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Dans Lettrines II (Édition José Corti, 1974) Julien Gracq évoque la solidité du rocher :
Ce qui frappe d'abord dans le paysage de Suède et de Norvège : le roc, la cuirasse géologique de la presqu'île, le bouclier scandinave (on ne saurait mieux dire) partout présent. Non pas le rocher : le roc ; tout ce qui pouvait s'arracher, s'extraire, s'araser, la glace l'a arraché, extrait, arasé du squelette gratté, brossé, récuré jusqu'à l'os. Il ne reste que le noyau profond mis au jour, la roche-mère intacte, inaltérée. La forêt - claire, sans belle venue - pousse sur des coupoles et des plaques de blindage qui partout apparaissent à nu ; dans les îles de Stockholm, où un léger filigrane de neige soulignait encore en avril les jointures cyclopéennes des quartiers de roc, les maisons semblent surplomber le lac du haut d'un bordé de dreadnought. Épaulements rabotés, dos de baleine, écailles de tortue, ce sont les formes que le granit ici répète à satiété : pas de sol, pas même une pellicule de terre de bruyère : on dirait que toute la Scandinavie, ses ballasts expurgés par la fonte des glaciers énormes, émerge de la mer comme l'échine d'un sous-marin étanche et boulonné. Nulle trace de remblai, nul colmatage ; le long de la rive basse du golfe de Bothnie, le dallage bossu plonge sous la mer comme le pavé d'un gué : même les petits lacs se ceignent d'un anneau de granit nu ou de porphyre, comme la flaque d'un bénitier.
Yves Paccalet, dans son magnifique "Journal de nature" intitulé L'Odeur du soleil dans l'herbe (Éditions Robert Laffont S. A., 1992) évoque un rocher en forme d'ours :
19 janvier
(Saint-Martin-de-Peille)
Un ours blanc de très loin m'a fait signe entre les cistes, les buis et les bruyères. C'est un rocher plantigrade. A l'horizon, le Mercantour enneigé devient ours à son tour, par raison d'homothétie.
Je pose mon derrière sur une pierre de la garrigue : mon simulacre géant s'assoit sur la montagne froide.
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Dans Debout les morts (Éditions Viviane Hamy, 1995 ; Éditions J'ai lu, 2000), roman policier atypique dans lequel Fred Vargas met en scène pour la première fois les "évangélistes", Saint Mathieu est décrit comme un solide rocher :
"On pouvait aussi compter sur Mathias, non pas tant comme décrypteur, mais comme capteur. Vandoosler pensait à Saint Mathieu comme à une sorte de dolmen, une roche massive, statique, sacrée, mais s'imprégnant à son insu de toutes sortes d'événements sensibles, orientant des particules de mica dans le sens des vents. Compliqué à décrire en tous les cas."
Dans son roman policier Sous les Vents de Neptune (Éditions Viviane Hamy, 2004), Fred Vargas met le commissaire Adamsberg en fâcheuse posture, ce qui l'incite à chercher un refuge :
« Il s'excusa auprès d'Enid et sortit dans les rues, marchant au hasard, hésitant. Une pensée rapide lui rappela son grand-oncle qui, malade, allait se caler en boule dans un creux de rocher pyrénéen, jusqu'à ce que cela se passe. Puis l'ancêtre se dépliait et revenait à la vie, fièvre tombée, avalée par le roc. Adamsberg sourit. Il ne trouverait nulle tanière dans cette vaste ville pour s'y lover comme un ours, nulle anfractuosité pour absorber sa fièvre et gober tout cru son clandestin. Qui peut-être, était à cette heure passé sur les épaules d'un voisin de table irlandais. »
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Sylvain Tesson entreprend grâce à Vincent Munier une véritable quête initiatique qu'il relate dans un récit de voyage qu'il a intitulé La Panthère des neiges (Éditions Gallimard, 2019). C'est également l'occasion de réfléchir à la spécificité des grottes :
Combien en avais-je passé des nuits de bivouac au fond des grottes ? En Provence, dans les Alpes-Maritimes, les forêts d'Île-de-France, en Inde, en Russie, au Tibet, j'avais dormi dans les « baumes » aux odeurs de figuier, les avancées de granit, les failles volcaniques, les niches de grès. En entrant, je vivais un instant sacré : la reconnaissance des lieux. Il fallait ne déranger personne. Parfois, j'avais affolé des chiroptères ou des scolopendres. Les rituels étaient immuables : aplanir le sol, disposer ses hardes dans un recoin protégé du vent. La grotte dans laquelle je venais de rentrer avec Léo avait été occupée. Le sol était propre, le plafond noirci de suie, un cercle de pierres trahissait un foyer. Les grottes avaient constitué la géographie matricielle de l'humanité dans ses lamentables débuts. Chacune avait abrité des hôtes jusqu'à ce que l'élan néolithique sonne la sortie d'abri. L'homme s'était alors dispersé, avait fertilisé les limons, domestiqué les troupeaux, inventé un Dieu unique et commencé la coupe réglée de la Terre pour parvenir, dix mille ans plus tard, à l'accomplissement de la civilisation : l'embouteillage et l'obésité. On pourrait modifier la pensée B139 de Pascal - « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » - et trouver que le malheur du monde débuta quand le premier homme sortit de la première grotte. Dans les grottes, je percevais l'écho magique d'un veux rayonnement. Même question en entrant sous la nef d'une église : que s'était-il passé ici , Comment s'aimait-on sous un plafond voûté ? Peut-être de vieilles conversations avaient-elles imprégné les rochers, comme les psaumes des vêpres s'incorporent au calcaire cistercien ? […] J'aimais les grottes parce qu'elles relevaient d'une architecture immémoriale où les efforts de l'eau et de la dessication chimique avaient fini par percer un orifice dans une paroi pour que les nuits d'un passant soient un peu moins douloureuses.
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Dans son roman intitulé L'Île des âmes (Rizzoli de Mondalori Libri S.p.A., 2019 ; Éditions Gallmeister, 2021), Piergiorgio Pulixi construit l'intrigue en se fondant sur les croyances millénaires :
Plus il avançait, plus il lui semblait remonter le temps ; même le paysage se faisait plus âpre et archaïque, plus éprouvant.
Ce matin-là, avec une agilité caprine, Bastianu grimpa sur les gradins de roche naturels pour rejoindre un des points les plus élevés de la Barbagia supérieure. On l'appelait Sa Punta Manna, un nœud granitique qui culminait à plus de onze cents mètres d'altitude et depuis lequel, les jours où le ciel était clair et l'humidité raisonnable, le regard plongeait vers l'horizon par-delà la nature sauvage constellée de roches majestueuses, jusqu'à rencontrer la vallée du Tirso, puis le Montferru, et à embrasser le bleu cobalt de la mer Tyrrhénienne d'une part et l'azur intense de la mer de Sardaigne de l'autre : comme si l'observateur se trouvait à cheval sur les deux mers et que l'île était un immense radeau flottant et lui son unique passager. Là-haut les pensées se raréfiaient. Le raisonnement se muait en contemplation. [...]
Juché au sommet, Bastianu avait presque la sensation de soutenir le ciel, de lui serrer la main et de l'encourager à enfanter un jour nouveau, un soleil nouveau. Et il le faisait sans souffler mot, sans bouger le moindre muscle, comme si la beauté de la nature méritait un respect physique, une révérence quasi animiste. C'était à la fois un rituel de mort et de renaissance. Par instants, en plus de répandre un flot de parfums balsamiques, le vent sifflait dans les lézardes des roches, créant une symphonie de pierres musicales, et Bastianu était capable de reconnaître les yeux fermés le type de brise qui soufflait, simplement au son que produisait les roches, car chaque courant d'air vibrait selon un accord différent. Ce matin-là, cependant, l'air était mystérieusement immobile. La terre entière semblait palpiter, comme si elle était vivante : elle émettait un grondement sourd, pareil à celui d'une bête affamée.
La nuit précédente, avant que Bastianu se retire chez lui, le grand-père lui avait fait remettre un message par l'intermédiaire d'une des ses tantes les plus âgées. Le vieux avait été catégorique :
- L'utérus de la terre ne peut plus donner de fruits s'il n'est pas inséminé. La prospérité est file du sacrifice. [...]
- Un sacrifice exige de la douleur, il doit faire saigner le cœur. La terre se nourrit de souffrance.
Des paroles cinglantes comme des coups de fouet, granitiques et tranchantes comme les montagnes, sans appel.
- Mais...
- Il ne peut en aller qu'ainsi. La terre a faim et soif... Fais ce que tu as à faire, Bastianu.
Ces phrases ne cessaient de résonner dans sa tête.
Bastianu observa les vallées immaculées qui s'étendaient à perte de vue et s'éveillaient sous les caresses de la lumière albescente. Mais cette paix était illusoire. Les Ladu appelaient ce site "la vallée des âmes" parce qu'elle avait servi de lieu de sépulture depuis l'ère préhistorique. Selon certains, les premières traces de vie et d'habitat humains sur ces hauteurs remontaient au Néolithique moyen, quand d'autres parlaient carrément du Paléolithique. Quelle que fût la datation réelle, Bastianu était certain que ces monts étaient constellés de grottes et de crevasses où ses ancêtres avaient vécu et enterré leurs proches, convaincus que la mort n'était pas une chose définitive, mais simplement un passage indispensable pour accéder à une autre vie spirituelle. Sa certitude provenait de son expérience directe : il avait exploré ces cavernes toute son enfance, touchant de ses mains les sinnos, les signes de cette antique civilisation.
Parfois, Bastianu imaginait un de ses aïeux assis comme lui, mais six ou sept mille ans plus tôt, sur cette saillie pour écouter le chant des rochers. Après l'âge de la pierre, ces montagnes avaient recueilli sous leur aile les populations nuragiques issues de la plaine du Campidano qui fuyaient les Carthaginois, et après eux les Romains, les Byzantins et ainsi de suite, une succession quasi infinie de conquérants. Aucun envahisseur n'avait réussi à pénétrer jusqu'à ces hauteurs et à imposer son règne à la Barbagia et à ses habitants. Aucun. comme si ces zones reculées, ancestrales, inaccessibles, étaient protégées par une divinité des forêts. Une nature divine qui se moquait de leurs ennemis, mais qui, en échange, exigeait des sacrifices et une fidélité absolue.
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