La Montagne
- Anne
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Étymologie :
Étymol. et Hist. 1. Ca 1100 « importante élévation de terrain » (Roland, éd. J.Bédier, 6) ; 2. Ca 1100 les, la montagne(s) « zone, région de forte altitude » (ibid., 2040) ; 3. 1644 fig. « amas, amoncellement » (Corneille, Pompée, I, 1) ; 4. 1761 montagne « (dans les Alpes) pâturage de haute altitude, appartenant à une collectivité ou à un particulier » (Mém. de la Société oeconomique, 388 ds Pierreh.) ; 5. 1792 la Montagne « les bancs les plus élevés de l'assemblée conventionnelle, où siégeaient les députés de gauche » (Brunot t. 9, p. 631, note 3) ; 6. a) 1816 Montagnes russes « élévation naturelle ou artificielle du haut de laquelle on se laisse glisser en traîneau sur un chemin uni » (Maine de Biran, Journal, p. 237) ; b) 1945 « suite de montées et de descentes » (Sartre, Sursis, p. 120). Du b. lat. montanea, fém. subst. de l'adj. b. lat. *montaneus, lat. class. montanus « relatif à la montagne ».
Lire également la définition du nom montagne afin d'amorcer la réflexion symbolique.
Symbolisme :
Dans le Dictionnaire des superstitions, erreurs, préjugés, et traditions populaires, où sont exposées les croyances des temps anciens et modernes, (publié par Jacques Paul Migne, 1856) Adolphe de Chesnel consacre un article aux montagnes et à leurs entités divines :
MONTAGNES. Maxime de Tyr dit que les montagnes furent pour les premiers hommes un symbole de la Divinité, et cette croyance était déterminée, selon Tacite, par ce fait, que les lieux élevés se trouvant plus rapprochés du ciel, Dieu était alors plus à portée d'entendre les prières des mortels. Il résulta de cette pensée que les principaux monts, dans chaque contrée , devenaient des lieux consacrés à des divinités, et qu'on élevait des temples sur la plupart. Cette vénération pour les montagnes existe encore : les superstitions, en changeant les formes du culte, se sont conservées les mêmes pour l'objet principal ; et dans toutes les régions montagneuses, les habitants rattachent à leurs localités des idées et une mythologie particulières. Les coutumes observées dans nos Pyrénées, dans nos Alpes, dans nos chaînes du centre, et plus encore celles qui se sont perpétuées en Ecosse, en sont un témoignage.
Les monts Saphirs ou de Kaf, en Orient, sont renommés aussi par les légions de ginns et de péris qu'on leur donne pour habitants. En Chine, les montagnes sont révérées comme présidées par autant de génies.
Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, auteurs du Dictionnaire des symboles (Éditions Seghers, 1969) :
MONTAGNE :
1. Le symbolisme de la montagne est multiple : il tient de la hauteur et du centre. En tant qu'elle est haute, verticale, élevée, rapprochée du ciel, elle participe du symbolisme de la transcendance ; en tant qu'elle est le centre des hiérophanies atmosphériques et denombreuses théophanies, elle participe du symbolisme de la manifestation. Elle est ainsi rencontre du ciel et de la terre, demeure des dieux et terme de l'ascension humaine. Vue d'en haut, elle apparaît comme la pointe d'une verticale, elle est centre du monde ; vue d'en bas, de l'horizon, elle apparaît comme la ligne d'une verticale, l'axe du monde, mais aussi l'échelle, la pente à gravir.
Tous les pays, tous les peuples, la plupart des villes ont ainsi leur montagne sacrée : Montmartre (mont des martyrs) pour Paris, Fourvière (le vieux forum) pour Lyon, N.D. de la Garde pour Marseille, etc.
Ce double symbolisme de la hauteur et du centre, propre à la montagne, se retrouve chez les auteurs spirituels. Les étapes de la vie mystique sont décrites par saint Jean de la Croix comme une ascension ; la montée du Carmel, par sainte Thérèse d'Avila, comme les Demeures de rame ou le Château intérieur.
2. La montagne exprime aussi les notions de stabilité, d'immutabilité, parfois aussi de pureté. Elle est, selon les Sumériens, la masse primordiale non-différenciée, l'Œuf du monde, et selon le Chouowen, la productrice des dix mille êtres. D'une façon plus générale, elle est à la fois le centre et Taxe du monde. Elle est graphiquement représentée par le triangle droit. Elle est le séjour des dieux et son ascension est figurée comme une élévation vers le Ciel, comme le moyen d'entrer en rapport avec la Divinité, comme un retour au Principe. Les empereurs chinois sacrifiaient au sommet des montagnes ; Moïse reçut les Tables de la Loi au sommet du Sinaï ; au sommet du Ba-Phnom, site d'une ancienne capitale founanaise, Çiva-Maheshvara descendait sans cesse ; les Immortels taoïstes s'élevaient au Ciel du sommet d'une montagne et les messages destinés au Ciel étaient disposés à ce sommet. Les montagnes axiales les plus connues sont le Meru pour l'Inde, le K'ouen-louen pour la Chine, auxquels nous allons revenir ; le mont Lie-Kou-Ye de Lietseu ; il en est de multiples autres : le Fuji-Yama, dont l'ascension rituelle nécessite une purification préalable ; l'Olympe grec ; l'Alborj persan ; la montagne des pays en Mésopotamie ; le Garizim samaritain ; le Moriah maçonnique ; l'Elbrouz et le Thabor (d'une racine signifiant nombril) ; la ka'ba de la Mecque ; le Mont-salvat du Graal et la Montagne de Qaf de l'Islam ; la montagne blanche celtique ; le Potala tibétain, etc. Il s'agit dans tous les cas de la montagne centrale ou polaire, d'une tradition. Le Montsalvat, le Lie-kou-ye, sont situés au milieu d'îles devenues inaccessibles ; le Qaf ne peut être atteint ni par terre, ni par mer. Ceci implique un éloignement de l'état primordial, tout comme le transfert du centre spirituel du sommet visible de la montagne à la caverne qu'elle abrite. Dante situe le paradis terrestre au sommet de la montagne du Purgatoire. Les Taoïstes signalent la difficulté, voire les dangers, d'une ascension, qui ne serait pas préparée par des méthodes spirituelles. La montagne est parfois peuplée d'entités redoutables, qui défendent l'approche du sommet. Le poète René Daumal l'a évoqué dans le Mont Analogue. L'ascension est évidemment de nature spirituelle, l'élévation est un progrès vers la connaissance : L'ascension de cette montagne, écrit Richard de Saint-Victor, appartient à la connaissance de soi, et ce qui se passe au-dessus de la montagne conduit à la connaissance de Dieu. Le Sinaï de son être est un symbole commun à Sohrawardi d'Alep et à l'ésotérisme ismaélien. La montagne de Qaf est, en mode soufi, la haqîqât de l'homme, sa vérité profonde, sa nature propre, diraient les Bouddhistes ; de même le mont K'ouen-louen des Chinois correspond à la tête, et son sommet touche au point par où s'effectue la sortie du cosmos.
3. Il nous faut insister encore sur le symbolisme cosmique de la montagne centrale. Outre le Meru, l'Inde connaît d'autres montagnes axiales : le Kailâsa, résidence de Çiva ; le Mandara qui servit de baratton, dans le célèbre épisode de la Mer de Lait. Outre le K'ouen-louen — qui est aussi une pagode à neuf étages représentant les neuf degrés de l'ascension céleste — les Chinois ont quatre piliers du monde, dont le mont P'ou-tcheou, par où l'on pénètre dans le monde inférieur, et quatre montagnes cardinales, dont le T'ai-chan, à l'Est, est la plus connue. Si le ciel risque de tomber, écrit Mao Tse-tung, c'est sur elle la montagne) qu'il prend appui... Le mont K'ouen-Louen symbolise chez, les Maîtres Célestes taoïstes le séjour de l'immortalité, un peu comme notre Paradis terrestre. Sa renommée vient de ce que Tchang Tao-ling, Maître Céleste, était allé y chercher deux épées qui chassaient, paraît-il, les mauvais esprits. C'est de cette montagne que, buvant la drogue d'immortalité qu'aurait découverte un de ses aïeux, il monte au Ciel sur un dragon de cinq couleurs.
Dans la mythologie taoïste, les Immortels allaient vivre sur cette montagne, qui était dite La Montagne du Milieu du Monde, autour de laquelle tournaient le soleil et la lune. Au sommet de cette montagne ils avaient placé les Jardins de la Reine d'Occident, où poussait le pêcher, dont les fruits conféraient l'immortalité.
4. Cybèle paraît bien être étymologiquement une déesse de la montagne (Guenon) ; Parvati l'est à coup sûr : elle est le symbole de l'éther, et aussi de la force. Elle est encore la shakti de Çiva, lequel est lui-même Girisha, Seigneur de la montagne. Cette fonction s'exprime notamment au Cambodge, où les linga çivaïtes s'établissent, soit au sommet de montagnes naturelles (Lingaparvata, Mahendraparrala, Phnom Bakheng), soit au sommet de temples-montagnes à gradins (Bakong, Ko-Ker, Baphuon). Ce temple-montagne est au centre du royaume, comme le Meru au centre du monde. Il est axe de l'univers, comme le furent les temples mayas ou babyloniens. En ce centre, le roi se substitue au Seigneur de l'Univers, Çiva-Devarâja ; il est chakravartî, souverain universel Les rois de Java et du Fou-nan sont Rois de la Montagne : là où est le roi, là est la montagne, assure-t-on à Java. La montagne centrale artificielle se retrouve dans les tumulus et les cairns, les tas de pierres des Celtes, les collines artificielles des capitales chinoises, peut-être les miradors des citadelles vietnamiennes (Durand), en tout cas les monts de sable et les pagodes de sable du nouvel-an cambodgien ou laotien. Elle est non moins clairement le stupa, dont l'exemple le plus grandiose est le Borobudur javanais.
Parce qu'elle est la voie qui conduit au Ciel, la montagne est le refuge des Taoïstes : sortant du monde, ils entrent en montagne (Demiéville), ce qui est un moyen de s'identifier à la voie céleste T'îen-tao). Les Sien (Immortels taoïstes) sont littéralement des hommes de la montagne.
Dans la peinture chinoise classique, la montagne s'oppose à l'eau comme le yang au yin, l'immutabilité à l'impermanence. La première est le plus souvent figurée par le rocher, la seconde par la cascade.
5. Le symbolisme mythologique de la montagne primordiale ou cosmique trouve quelques échos, à vrai dire assez atténués, dans l'Ancien Testament. Les hautes montagnes, ressemblant à des forteresses, sont des symboles de sécurité. (Psaumes, 30, 8).
Le mont Garizim est nommé, en passant, Nombril de la terre (Juges, 9, 37) ; les antiques montagnes (Genèse 49, 26), les montagnes de Dieu (Ps. 36, 7 et 48). Isaïe (14, 12 ss) et Ezéchiel (28, 11-19) supposent des spéculations sur la montagne de Dieu plus ou moins assimilée à la montagne du paradis. Cette dernière conception, absente du récit de la Genèse, se fait jour dans les écrits du Judaïsme tardif (Jubilés 4, 26 ; 1, Hénoch 24 s ; 87, 3). C'est un signe de la grande diffusion et de l'attrait certain du thème de la montagne divine.
On en trouve une transposition eschatologique dans deux passages prophétiques : Isaïe 2, 2 et Michée 4, 1 : Il adviendra dans l'avenir que le mont du Temple de Dieu sera établi au sommet des montagnes...
6. Mais le symbole peut trouver, au prix d'une adaptation, sa place au cœur même de la religion juive. Héritière de la montagne divine primordiale, la montagne symbolise fréquemment la présence et la proximité de Dieu : la révélation au Sinaï, le sacrifice d'Isaac sur la montagne (Genèse. 22, 2), plus tard identifiée à la colline du Temple. Elie obtient le miracle de la pluie, après avoir prié au sommet du Carmel (1, Rois 18, 42) ; Dieu se révèle à lui sur le mont Horeb (1 Rois 19, 9 ss). Les apocalypses juives multiplient les scènes de théophanie ou les visions sur les montagnes.
On se doit de rappeler le Sermon sur la montagne (Matthieu 5, 1 ss) qui répond sans doute, dans la nouvelle alliance, à la loi du Sinaï dans l'ancienne. Notons encore le récit de la transfiguration de Jésus sur une haute montagne (Marc 9, 2) et celui de l'ascension sur le mont des Oliviers, (Luc 24, 50 ; Actes 1,12).
7. Par ailleurs, les montagnes sont volontiers regardées comme symbolisant la grandeur et la prétention des hommes, qui ne peuvent cependant échapper à la toute-puissance de Dieu. Les cultes païens étaient souvent célébrés sur de hauts lieux (Juges 5, 5 ; Jérémie 51, 25). C'est pourquoi le Judaïsme, cl âpres lui le christianisme primitif, attendent un nivellement ou une disparition des montagnes. Quand Dieu ramènera son peuple de l'exil, il aplanira les escarpements (Is. 40, 4). La fin du monde entraînera en tout premier lieu l'écroulement des montagnes (1 Hénoch 1, 6 ; Ascension d'Isaïe 4, 18 ; Apoc. 16, 20).
Double aspect du symbole : Dieu se communique sur les sommets ; mais les sommets où l'homme ne s'élève que pour adorer l'homme et ses idoles, et non point le vrai Dieu, ne sont que signes d'orgueil et présages d'écroulement.
8. La chaîne symbolique sacrée : Dieu-montagne-cité-palais-citadelle-temple-centre du monde, ressort avec une plénitude précise dans ces versets du Psaume 48.
Grand, Yahvé, et louable hautement
dans la ville de notre Dieu,
le mont sacré, superbe d'élan,
joie de toute la terre ;
le mont Sion, cœur de l'Aquilon,
cité du Grand Roi ;
Dieu du milieu de ses palais,
s'est révélé citadelle
... Nous méditons, ô Dieu, ton amour
au milieu de ton temple ;
comme ton nom, ô Dieu, ta louange,
jusqu'au bout de la terre !
Dans la tradition biblique, on l'a vu, nombreux sont les monts qui revêtent une valeur sacrée et symbolisent ensuite une hiérophanie : Sinaï ou Horeb, Sion, Thabor, Garizim, Carmel, Golgotha, les monts de la Tentation, des Béatitudes, de la Transfiguration, du Calvaire, de l'Ascension ; des Psaumes, constituant le Graduel, scandent l'ascension vers ces hauteurs. A l'origine du christianisme, les montagnes ont symbolisé les centres d'initiation formés par les ascètes du désert.
L'Acropole d'Athènes élève aussi ses temples au sommet d'un mont sacré et on y accède par le portique des Processions ; les chants des Panathénées y accompagnaient la marche des pèlerinages rituels. Quand les temples sont édifiés dans les plaines, un mont y est figuré par une construction centrale, comme le mont Meru au temple d'Angkor-Thom.
En Afrique, en Amérique, dans tous les continents et dans chaque pays, des monts sont signalés comme le séjour des dieux ; les brumes, les nuages, les éclairs indiquent les variations des sentiments divins, en liaison avec la conduite des hommes.
Résumant les traditions bibliques et celles de l'art chrétien, qu'illustrent de nombreux exemples, de Champeaux et dom Sterckx dégagent trois significations symboliques principales de la montagne : 1. la montagne fait la jonction de la terre et du ciel ; 2. la montagne sainte est située au centre du monde : elle est une image du monde ; 3. le temple est assimilé à cette montagne.
9. Dans la cosmologie musulmane, Kâf est le nom donné à la montagne entourant le monde terrestre. Les anciens Arabes pensaient généralement que la terre avait la forme d'un disque circulaire plat. La montagne de Kâf est séparée du disque terrestre par une région infranchissable. Selon une parole du Prophète, ce serait une étendue obscure qu'il faudrait quatre mois pour traverser.
D'après quelques descriptions, la montagne Kâf est faite d'émeraude verte et c'est de son reflet que provient le vert (pour nous le bleu) de la voûte céleste. Une autre version prétend que seul le rocher sur lequel repose le Kâf proprement dit est constitué par une sorte d'émeraude. Ce rocher est aussi appelé le piquet, parce que Dieu en a fait comme le soutien de la terre. En effet, suivant certains, la terre ne peut pas se soutenir par elle-même ; elle a besoin d'un point d'appui de ce genre. Si la montagne Kâf n'existait pas, la terre tremblerait constamment et aucune créature ne pourrait y vivre.
Nous retrouvons ici, une fois de plus, le symbolisme du centre du monde, du nombril. Dans cette même perspective, le Kâf est considéré très souvent comme la montagne-mère de toutes les montagnes du monde. Celles-ci sont reliées à lui par des ramifications et des veines souterraines ; et quand Dieu veut anéantir une contrée quelconque, il se borne à ordonner de mettre en mouvement un de ces rameaux, ce qui provoque un tremblement de terre.
Inaccessible aux hommes, considéré comme l'extrémité du monde, le Kâf constitue la limite entre le monde visible et le monde invisible ; personne ne sait ce qu'il y a derrière, Dieu seul connaît les créatures qui y vivent.
Mais surtout, le Kâf lui-même passe pour le siège de l'oiseau fabuleux Simorgh. Existant depuis le début du monde, cet oiseau miraculeux s'est ensuite retiré sur le Kâf dans une solitude claustrale, et il y vit content, en sage conseiller consulte par les rois et les héros... Le Kâf, sa résidence, doit à cela le nom qu'on lui donne dans la poésie de montagne de la sagesse et aussi, symboliquement, celui de montagne du contentement.
Le Kâf est souvent cité dans les Mille et une Nuits et dans les contes arabes. Un symbolisme plus ésotérique est donné par les auteurs mystiques. Dans La Roseraie du Mystère de Mahmûd Shabestarî (m. en 720-1320 env.), la question est posée : Le Simorgh et la montagne de Kâf, qu'est-ce donc ? (v. 167-168). A ceci, Lâhîjî répond par un commentaire selon lequel la montagne de Qâf comme montagne cosmique est intériorisée en montagne psycho-cosmique. Sîmorgh signifie l'ipséité unique absolue. La montagne de Qâf qui est sa résidence, c'est la réalité éternelle de l'homme, laquelle est la forme épiphanique parfaite de la haqîqat divine, puisque l'Etre divin (Haqq) s'épiphanise en elle avec tous ses noms et attributs.
10. Pour les Africains, les montagnes prennent souvent la forme et jouent le rôle d'êtres fabuleux, de lieux hantés par les dieux, par des esprits, par des forces cachées, qu'il ne faut pas risquer de troubler. Le bruit, le chant des montagnes sont pleins de mystère, incompréhensibles à tout profane ; c'est un monde caché rempli de secrets. C'est un des lieux où réside le sacré : on ne peut y pénétrer sans un guide (l'initiateur), sous peine de dangers mortels : symbole du désir de l'initiation, en même temps que de ses difficultés.
11. Le symbolisme général de la montagne n'est guère attesté dans le monde celtique, hormis dans le toponyme gallois mythique de Gwynvryn colline blanche qui est, dans le Mabinogi gallois de Branwen, fille de Llyr, l'endroit central où l'on enterre la tête de Bran. Elle aura pour fonction, tant qu'on ne l'exhumera pas, de protéger l'île de Bretagne contre toute invasion ou calamité. Le blanc étant la couleur sacerdotale, Gwynvryn ne peut représenter qu'un centre primordial et le détail est un archaïsme du récit gallois. La montagne sainte est un centre d'isolement et de méditation, en opposition à la plaine où habitent les humains.
12. Un sommet s'élevant dans le ciel (voir certaines peintures chinoises ou celles de Léonard de Vinci) n'est pas seulement un beau motif pictural ; il symbolise la résidence des divinités solaires, les qualités supérieures de l'âme, la fonction sur-consciente des forces vitales, l'opposition des principes en lutte qui constituent le monde*, la terre et l'eau, ainsi que le destin de l'homme (aller de bas en haut). Un point culminant d'une région, la cime d'une montagne — que l'on imagine baigner dans le ciel comme les pics rocheux du fameux tableau du Louvre (Anne, Marie et l'Enfant, de Léonard de Vinci) — symbolisent le terme de l'évolution humaine et la fonction psychique du surconscient, qui est précisément de conduire l'homme au sommet de son développement.
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Claude Lecouteux dans une communication intitulée "Aspects mythiques de la montagne au Moyen-Age." (In : Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n°1-4/1982. Croyances, récits & pratiques de tradition. Mélanges d'ethnologie, d'Histoire et de Linguistique en hommage à Charles Joisten (1936-1981) pp. 43-54) fait le point sur les racines de notre imaginaire de la montagne :
Symbolisme celte :
Selon Éric Lysøe, auteur de « Souvenirs d’Avalon », (In : Cahiers de recherches médiévales, 11 | 2004, mis en ligne le 10 octobre 2007) :
[...] Sans jamais avouer explicitement leur dette, nombre de textes fantastiques de l’époque romantique laissent deviner en effet la présence sous-jacente de l’insula vitrea et pomifera. Morceau de terre battu par les flots, mais encore montagne du bout du monde – la notion d’île englobant dans l’ancien temps tout endroit difficile d’accès –, c’est un lieu si hermétiquement clos qu’il ressemble à une prison. La contrainte exercée sur le voyageur n’y est cependant pas toujours physique ; elle peut devenir morale ou même céder place à la fascination. Car ce domaine enchanté semble entièrement assujetti à des femmes qui, telles Morgane et ses sœurs, règnent en maîtresses absolues. Espace maternel où prospère une végétation souvent luxuriante, il s’affirme en outre comme le fief de l’absolue clarté, un pays si proche du Sid, le paradis celte, qu’il fait une large place à la « lumière solidifiée » qu’est le cristal.
C’est cette conjonction du verre et du vert, de la prison et du féminin que s’efforcent de traquer les lignes qui suivent, en veillant surtout à montrer comment la satanisation de la thématique morganienne, si fréquente dans la littérature médiévale, a pu engendre les jeux de contradictions et de paradoxes qui fondent l’ensemble du texte fantastique.
Le Glasberg des frères Grimm : Avant de se pencher sur quelques classiques du genre, peut-être convient-il de considérer un instant le conte merveilleux pour voir de quelle façon il a pu conduire, entre folklore et littérature, à une première réévaluation de l’héritage breton. Deux contes des frères Grimm méritent tout particulièrement d’être étudiés à ce propos : « Die sieben Raben » et « Schneewittchen ».
Le premier évoque expressément cette montagne de verre qu’on peut tenir pour une transposition de l’insula vitrea. C’est en effet le Glasberg qui abrite les sept frères après la malédiction paternelle, non point une simple éminence rocheuse mais bien le royaume des morts. Pour le rejoindre, il faut se changer en oiseau, se réduire à un principe aérien, à une âme. On accède alors à un lieu situé en marge du monde, « weit, weit bis an der Welt Ende », et gardé par deux redoutables cerbères : un soleil et une lune également cannibales. Lorsqu’elle part à la recherche de ses frères, la sœur des Corbeaux entame donc un vrai voyage aux enfers. Elle se lance à l’assaut d’un espace d’autant plus singulier qu’elle ne pourra, lui dit-on, en ouvrir la porte qu’à l’aide d’un petit os, symbole du trépas. Faut-il ne voir dès lors qu’un hasard dans le fait que cet objet lui soit confié par l’Étoile du matin ? N’y a-t-il pas un peu de Morgane dans cette Morgenstern entourée des autres étoiles comme autant de bonnes fées ?
Le don n’est cependant pas réellement bénéfique. Il traduit ainsi une des caractéristiques principales que revêt l’héritage celte dans la littérature romantique : les dames d’Avalon contreviennent au dogme chrétien et n’ont de ce fait qu’un paradis illusoire à offrir. L’osselet de Morgenstern se révélera tout à fait inefficace : lorsqu’elle déroulera le linge où elle l’a enfermé, la jeune héroïne n’en trouvera plus trace. Elle devra se couper le petit doigt pour l’utiliser à la place. Il n’est donc pas question de suivre l’exemple de Morgane pour accéder aux plaisirs éternels. Le Glasberg est un enfer auquel mène toute violation de la pratique religieuse, une prison dont on n’échappe qu’à force de soumission à la loi du Père…
« Schneewittchen » développe la même vision contrastée autour de trois images du Sid, de la plus anodine à la plus terrifiante. La première correspond à la montagne d’où les nains extraient le minerai. L’endroit se situe, sinon au bout du monde, du moins « über die sieben Berge ». Lorsqu’elle y trouve asile, Blanche-Neige n’est certes pas morte, même si sa marâtre en est persuadée. Elle n’en a pas moins subi dans les bois une forme symbolique de trépas. D’ailleurs, le marcassin que tue le chasseur pour donner le change s’apparente à la nourriture sacrée consommée durant la fête de Samain, quand s’ouvraient les portes de l’au-delà .
Cette première représentation correspond toutefois à une vision (relativement) paradisiaque d’Avalon : à condition qu’elle remplisse ses devoirs de ménagère, les nains laissent à Blanche-Neige le droit de demeurer en paix chez eux. La seconde est, elle, nettement moins édénique. Mais c’est peut-être parce qu’elle procède plus directement de la tradition celte. La présence du Glasberg y est en effet aisément identifiable. Allongée dans un cercueil de verre transparent, la petite défunte se trouve placée au sommet de la montagne. Elle conserve en outre une beauté éternelle dont l’origine est à rechercher dans les vertus de la pomme empoisonnée. Loin de s’apparenter aux fruits de la discorde ou de la tentation, celle-ci doit en effet son mystère à ce qui fait d’elle la nourriture de l’éternité. Un conte tiré du Livre de la vache brune, le Lebor na hUidre, la rattache ainsi à l’histoire de Connla aux Cheveux ardents. Une banshee qu’il est seul à voir visite le jeune homme et lui vante les merveilles du Sid : les habitants, qui vivent dans des demeures creusées sous les collines, jouissent d’une existence paisible, ponctuée d’éternels festins. La belle se propose évidemment de conduire Connla dans ce paradis. Mais Conn, le père du jeune homme, ne l’entend pas de cette oreille et fait procéder à un exorcisme contre la fée. Celle-ci, avant d’être expulsée, lance une pomme à Connla. Le fruit va nourrir le jeune homme et le désaltérer pendant un mois, un mois durant lequel il verra son amour grandir de jour en jour. Lorsque l’inconnue reviendra, le héros sautera dans son caracle de verre et, avec elle, partira en direction du couchant… La pomme joue un rôle voisin dans l’histoire de Blanche-Neige : elle entretient la beauté de la jeune fille et permet d’accéder à une nouvelle barque enchantée : le cercueil de cristal. Associée à la représentation du Glasberg, elle constitue la véritable signature du mythe. Si Avalon porte le nom qu’on lui connaît, c’est dit-on parce celui-ci dérive d’un ancien mot breton, aval – en gallois afal –, « pomme », proche de l’anglais apple. Ynis Avalon, Afallach, c’est l’île des pommes, le verger florissant des Éternels que l’amie de Connla décrit comme n’étant peuplé que de veuves et de vierges.
[...]
« Die Bergwerke zu Falun » ou « Der Runenberg » ne sont que deux exemples de la tendance qu’a la littérature fantastique à faire référence au Sid et à l’île de Morgane. On peut même penser que certains lieux clefs des littératures de l’imaginaire doivent une partie de leur prestige à la connivence qu’ils entretiennent avec le paradis celtique. L’église avec ses verrières ou le château, dès lors qu’il multiplie les ouvertures, apparaissent souvent comme des montagnes de verre. C’est non seulement le cas dans le roman arthurien, mais encore dans le conte fantastique, même si les auteurs modernes tendent parfois à rationaliser le motif en détaillant non plus un palais aux cent fenêtres, mais seulement quelques vitres bien choisies. Poe imagine une architecture de ce genre dans « The Masque of the Red Death ». Conjuguant les deux types architecturaux du roman gothique, le militaire et le religieux, il enferme Prospero – ce mage qui, chez Shakespeare, réside sur une île – dans une « castellated abbey » organisée autour de sept salles et illuminée par sept verrières. Il introduit de la sorte son lecteur dans un monde de lumière censé protéger ses occupants du trépas. À l’abri de ses hauts murs, chacun se croit promis à des plaisirs sans nombre quand, soudain, les polarités positives et négatives s’inversant, le paradis païen se change en temple de la mort. C’est dire si toute l’ambiguïté du Glasberg se retrouve dans le château de verre. Elle affecte même cette forme extrême de rationalisation qui consiste à réduire l’insula vitrea à une seule croisée : dans « Das öde Haus », par exemple, Hoffmann transpose visiblement à un décor urbain le palais visité par Gauvain, et c’est pour faire jouer à une ouverture unique le rôle merveilleux mais finalement décevant que joue chez Poe le château tout entier. [...]
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