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  • Photo du rédacteurAnne

L'Esprit de la Forêt


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Hank Wesselman, auteur de Celui qui marchait avec les esprits, Messages du futur (édition originale : 1995, traduction française Éditions Robert Laffont : 1997) nous propose une description de l'Esprit de la Forêt saisissante :

"Un son étrange et profond comme il n'en avait jamais entendu s'éleva sur sa droite. Il sentait un mouvement dans la forêt autour de lui, une sorte de vibration frémissante, toujours à la limite de son champ de vision. Soudain, il perçut les arbres comme des entités conscientes et la forêt comme un être composite, immense et lui aussi conscient - présence vigilante, amalgame des consciences de tous les êtres qui existaient en elle.

Il comprit aussitôt que la forêt connaissait sa présence.

Le son, composé de deux inflexions distinctes, très basses, vibrant l'une contre l'autre, retentit à nouveau. Juste devant lui, Naïnoa vit un bouquet de très gros kapokiers d'où semblait provenir le son.

Une forme se matérialisa devant lui, silhouette verticale assez semblable à l'ombre - ke'aka -, mais verte. Elle semblait faite de feuilles tremblant légèrement et formant un buisson dense, beaucoup plus grand que lui.

Comme il s'approchait, la colonne verte se modifia légèrement, et se dessina dans le feuillage un visage sans exemple, inhumain, entièrement fait de feuilles vertes. Il observait Naïnoa avec une intelligence alerte. Décontenancé, Naïnoa pensa soudain aux histoires de Makua'nahele, l'esprit de la forêt, qui apparaissait parfois aux chasseurs.

Alors le visage vert changea à nouveau, comme agité par une brise légère, et le semblant de sourire qui s'y ébaucha le fit paraître encore moins humain. Il semblait qu'une partie de la forêt soit devenue vivante, ait pris une forme vaguement humaine pour lui exprimer qu'elle connaissait sa présence. L'apparition palpitait et se transformait - paraissant faite de feuilles puis, l'instant d'après, de morceaux de verre irréguliers au travers desquels jouait la lumière.

Une fois encore, le son étrange résonna, et le visage sourit, d'un sourire plus réussi que la première fois. L'esprit bougea et un long bras s'éleva comme un tourbillon de feuilles poussé par de l'air chaud.

Suivant le geste des yeux, Naïnoa regarda vers la lumière, et les sensations augmentèrent jusqu'à la limite du supportable. Il eut l'impression qu'il pourrait volet et il se sentit soulevé de terre. Il volait - il était en train de voler !

Une joie profonde, sauvage, l'envahit tandis qu'il s'élevait entre les fûts des arbres, environné de lumières vert et or, porté par la profonde vibration sonore, le chant des kapokiers. Il sentit qu'il était l'objet de toute leur attention et il continua à s'élever. Puis il se mit à flotter au-dessus de la forêt. Tout autour de lui s'étiraient les grands bras des arbres, divisés en milliers de doigts tendus, terminés par des centaines de milliers de feuilles.

Pendant une de leurs sorties en forêt, Nagaï lui avait longuement décrit les racines, le tronc, les branches, les feuilles et les relations de toutes les parties de l'arbre entre elles. A la fin de son explication, Naïnoa lui avait demandé : "Où sont les yeux ?" Le vieux chasseur avait ri longuement et avec ravissement avant de lui répondre le plus sérieusement du monde qu'il les verrait un jour.

Dans la verdoyante mosaïque de feuilles qui bruissait autour de lui, Naïnoa distinguait maintenant des millions d'yeux verts rivés sur le soleil.

Le cri perçant d'un aigle, et soudain, au loin, une immense colonne s'éleva au-dessus des arbres. Le souffle coupé, Naïnoa comprit que c'était un arbre aux proportions gigantesques qui étirait son tronc et loin au-dessus du dôme de la forêt pour déployer son feuillage éblouissant de clarté à la face du soleil.

Devant tant de beauté, ses larmes se mirent à ruisseler. Ce pilier gigantesque ne pouvait être que l'arbre de vie, qui relie les différents niveaux de la réalité. L'arbre de vie existait. Il était réel.

Un profond désir l'envahit, et sa conscience se fondit avec celle de la forêt. Au plus secret de son être, il comprit infiniment de choses. La résonance qui le portait éclata brutalement en fragments, produisant une succession de sonorités étranges et de mots murmurés, tournoyant en écho dans son esprit et autour de lui. S'agissait-il d'anciens noms ? Parmi eux, il reconnut un nom hawaïen, Kiliwia, et sa vision commença à s'estomper. Il sentit sa conscience s'enfoncer de plus en plus intimement dans le tout, devenir une partie du tout, de ce "tout" qui était vert..., vert.

Tout faisait partie de lui, il faisait partie du tout. Il se sentit empli d'une félicité absolue et absolument verte. Un chant se fit entendre - chœur puissant de voix innombrables au sein duquel il discernait la chanson vibrante des arbres. mais la forêt elle-même avait disparu, dissoute dans l'omniprésence du vert. Il en surgit des images colorées de lumière brillante et d’obscurité aveuglante - et le profond murmure sylvestre continuait à le porter. Il flottait, l'esprit libéré de toute question, immergé dans le son, le vert, le tout.

Soudain, la lumière verte prit une densité plus précise puis se condensa en formes linéaires qui s'amincirent jusqu'à dessiner un vaste champ de lignes partant de son corps et s'étirant dans toutes les directions. Chacune était une fibre brillante dans le réseau de lignes entrecroisées où luisaient des nœuds de lumière. Naïnoa vit alors tous ces nœuds se transformer en étoiles - toutes les étoiles de l'Univers reliées entre elles par de minces rais de lumière.

Il se projeta par la pensée le long d'une de ces fibres vers l'une des sphères luisantes. Brusquement, il se retrouva dans un paysage nocturne sauvage et désolé. Une vaste plaine, couverte de cendre ou de poussière grise, s'étendait jusqu'à l'horizon dans toutes les directions. Le ciel était noir et criblé d'étoiles. A sa gauche, une dépression vaguement circulaire dont les contours étaient adoucis par la poussière. Au loin, une chaîne de montagnes qui paraissaient faites de métal poli, aux sommets géométriques et scintillants.

Naïnoa regarda les étoiles, d'un coin à l'autre du ciel, sans reconnaître une seule constellation. Elles lui étaient toutes parfaitement inconnues.

A ses pieds gisait dans la poussière un gros caillou irrégulier et percé de trous. Il dut faire un effort pour se pencher et ramasser le caillou, qui était froid, très froid. Il le souleva d'un mouvement lent, comme s'il était sous l'eau, puis le lâcha et le regarda s'enfoncer mollement dans la poussière qui ondula sous l'impact. Les ondulations s'élargirent dans toutes les directions et le sol commença à s'entrouvrir. Toute la poussière s'engouffra dans la brèche, et Naïnoa se sentit glisser dans le vide. Pris de panique, il comprit qu'il ne pourrait raccrocher à rien et que la seule solution était de s'échapper vers le haut. Il s’échappa vers le haut.

Tandis qu'il s'éloignait, le paysage disparut, et il se mit à flotter. Tout était noir autour de lui, d'un noir insondable, infini. Il n'était rien, rien qu'un grain de poussière. A cette idée il se sentit soudain envahi par le vide, la solitude et une terrifiante tristesse. Au moment où son désespoir devenait insupportable, un minuscule point de lumière apparut au loin. Comme il s'en approchait, il devint plus brillant tout en restant hors d'atteinte. Il ressentit un puissant élan de désir mêlé à une joie naissante. De son désir naquit en lui une étincelle de lumière qui grandit en même temps que sa joie.

Longtemps Naïnoa contempla la lumière lointaine dans le vide obscur, tout en savourant la joie qui brillait en lui. Puis il sentit qu'il s'éloignait. Il voyait à nouveau le vaste réseau de fils et de nœuds lumineux s'étirant vers l'infini. Et, soudain, lui et la lumière en lui furent l'une de ces sphères d'où partaient des liens lumineux. Il faisait partie du dessin étalé devant lui. Il était intimement lié au tout-partout-pour-toujours.

Profondément heureux de son être et de toute chose, il pensa à la forêt et à l'esprit de la forêt. Il entendit alors le chant murmuré des arbres tandis que le réseau tout entier disparaissait dans un éclair qui faillit l'aveugler.

Peu à peu, la forme des arbres perdit sa transparence et repris sa réalité habituelle. Naïnoa sentit le hamac contre son corps et ferma les yeux. Les sensations de pouvoir diminuèrent, refluant par à-coups, et, quand il rouvrit les yeux, la lumière dorée s'évanouissait.

Puis il vit l'akua de la forêt le regarder et, avec effort, il leva la main pur le saluer et le remercier. La colonne verte trembla, palpita et étira un "bras" pour lui répondre avant de se désintégrer, abandonnée par la force qui lui donnait sa forme, et de disparaître en un tourbillon de feuilles vertes.

[...]

L'étrange apparition végétale que j'avais vue par les yeux de Naïnoa me rappelait le visage feuillu de "l'homme vert" représenté sur les murs et les plafonds de vieilles églises, dans toute l'Europe. Était-ce moi qui avais projeté cet esprit de la nature dans la vision de Naïnoa ou était-il apparu de sa propre initiative ? Et que penser de l'arbre immense, qui ressemblait à l'arbre du monde, l'axis mundi de la cosmologie chamanique qui relie les mondes d'ne haut, du milieu et du bas ?

Même si l'on admet l'interprétation assez égocentrique des visions que proposent les spécialistes de la psyché, il reste quelques questions importantes à se poser à propos du phénomène visionnaire. On peut par exemple se demander où se trouve l'esprit. La plupart des chercheurs en médecine holistique et en psychologie s'accordent à dire que l'esprit ne se situe pas uniquement dans le cerveau, que la conscience est aussi composée de messages physiques émanant du corps. D'où provenaient les images et les informations que je ne puisais évidemment pas dans mes propres souvenirs ? Un psychologue dirait qu'elles venaient de mon imagination créatrice. Un chamane estimerait que, grâce à la porte intérieure qui s'ouvrait sur d'autres niveaux de réalité, mes visions pouvaient passer par mon esprit, qui, donc, ne les créait pas.

Un spécialiste de la psyché répliquerait probablement qu'il ne se trouve pas de porte dans mon esprit à moins que je le croie. Un chamane Huichole traditionnel dirait que le nierika est là, que je croie ou non à son existence."

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Nicolas Ellison dans un article intitulé "Symbolisme sylvestre et rapports d’altérité dans une danse rituelle totonaque" (Annales de la Fondation Fyssen, Fondation Fyssen, 2007) évoque l'esprit de la forêt :


Mes propres entretiens avec des danseurs actuels et antérieurs corroborent cette dernière interprétation d’une danse fortement associée aux arbres et au monde de la forêt en général. Ainsi selon le violoniste Mikilh, qui est l’actuel maître du groupe de Huehues-Sitkam de Lipuntahuaca, les marionnettes en bois, communément appelées liakgamanan, c'est-à-dire « jouets », seraient des « lutins » (takgskgoyut ou duendecitos) de la forêt, et sont aussi appelées Kiwi Kgolo’, c'est-à-dire « Vieil Arbre », le nom du Maître de la Forêt. Xalhtulh, un ancien « bouffon » de la danse, considère aussi qu’il s’agit d’anciens esprits de la forêt appelés Tsinkon, tout comme une idole préhispanique encore associée à la chasse en forêt et l’obtention de richesse dans les grottes.

Encore selon le violoniste Mikilh, le drapeau qui émerge du mât « c’est les fleurs au sommet des arbres pour faire plaisir à Dieu » réaffirmant l’idée de la danse comme une offrande à l’attention des forces célestes.

Dans une version recueillie par une étudiante totonaque bilingue auprès de son père, la danse trouverait son origine à l’époque où les hommes vivaient de la chasse, comme une offrande propitiatoire faite au Maître de la Forêt ou à son fils le Maître des Animaux :

Un homme et toute sa famille étaient partis en forêt pour chasser. Le premier animal qu’ils tuèrent fut un coati xkuti, (…) ils grillèrent puis mangèrent cette chair savoureuse à l’odeur de fumée. Le lendemain, la famille (…) tua plusieurs animaux, le plus grand était un oiseau chakan ou chinchire [pivert], (…) ils firent un feu, grillèrent et dégustèrent les oiseaux ; lorsque soudain apparût un homme drôle, il était muet, émettait des petits cris insignifiants, sautillait et dansait. Les fils chasseurs voulaient le tuer, mais leur père les en empêcha, car il pensait qu’il pouvait s’agir du maître des animaux. (…) Ils lui offrirent de la viande de pivert (…) le lendemain ils s’en furent à la chasse et ils notèrent qu’ils obtenaient chaque jour de plus en plus de gibier. (…) le père des chasseurs pensa que l’homme de la forêt était le fils de Kiwi Kgolo’ [Maître de la forêt] ou Juan del Monte [Jean de la Forêt] et donc le Maître des Animaux Xmalana Takgalhinin, que les apparitions signifiaient des fêtes. C’est pour cela que la famille de chasseurs commença à effectuer une danse en sautillant comme ils l’avaient observée dans la forêt, et ainsi ils continuèrent à chasser et à obtenir plus de gibier. Ils prirent cette coutume, avant de partir à la chasse, de danser d’abord en l’honneur du maître de la forêt. C’est ainsi qu’est née la danse dite sitkam ou des huehues.

(Esther Francisco, Leakaman, 2006).

Cette version est confirmée par Xalhtulh, ancien participant de la danse qui assurait le rôle du bouffon pendant les années 1970 : les Huehues-Sitkam raconteraient ces temps anciens où les Indiens vivaient dans la forêt et le passage de la chasse à l’agriculture qu’évoque le mythe de découverte du maïs. Au temps du début de la danse, « les indiens s’alimentaient de la chasse aux cerfs, aux pécaris et de divers animaux sauvages et s’habillaient de peaux de bêtes, notamment de jaguar (lapanit ou tigre en espagnol régional) ». Le bouffon, appelé kgamana en totonaque, c'est-à-dire « le Joueur », est le chef de la danse, « lui n’avait pas peur, il était farouche (bravo, xaluko), il jouait, sautillait beaucoup, montait même sur le dos des cerfs et des jaguars ». Il était riche et « possédait de l’or et différents métaux cachés dans la montagne ». Il commande aussi les marionnettes en bois Tsinkon : « dans les temps anciens les Tsinkon étaient vivants, il s’agit de vieux dieux de la montagne, de la forêt, comme des saints et le bouffon était leur dieu ». Xalhtulh rejoint donc en cela la notion selon laquelle les éléments en bois et les personnages de la danse sont en fait des esprits de la forêt ou d’anciens dieux.

La danse est donc une condensation de tous ces récits, celui de l’origine du maïs et son extraction par le pivert, celui de la transition de la chasse à l’agriculture et celui de l’apprentissage de la danse elle-même soit auprès des métis, soit auprès des esprits de la forêt en tant qu’ancêtres de l’époque des nomades (non christianisés, mais cet aspect n’est pas particulièrement souligné) ou en tant que divinités de la montagne-forêt.

[...] Comme nous l’avons exposé plus haut, la danse rituelle produit aux moins trois exégèses locales, celle du mythe du maïs, celle de l’apprentissage de la danse alternativement auprès des métis ou auprès des esprits de la forêt - dans un cas comme dans l’autre cet apprentissage est associé à la définition de l’identité totonaque - et celle d’offrande au Maître des Animaux.

La forêt, soit comme source de connaissance ou de fertilité, soit comme lieu d’interaction avec des esprits maîtres des animaux et des arbres, est la trame de fond commune à ces différentes interprétations de la part des interlocuteurs totonaques. Cet aspect du rapport à la forêt me semble particulièrement pertinent, notamment si l’on accepte la double proposition selon laquelle 1) les danses rituelles participent de manière importante à la reproduction sociale (ce qui a déjà été souligné ailleurs : Ellison 2004a, Govers 2006), et 2) que leur symbolisme, s’il ne produit pas nécessairement une exégèse cohérente de la part du public participant à la fête, acquiert pour le moins une pertinence immanente par les connexions qu’établissent autant les observateurs locaux que les participants directs aux danses entre ces évocations symboliques et leurs circonstances quotidiennes (rapport aux métis, pratiques agricoles, recomposition des rapports sociaux dus à la migration, etc). La relation à la forêt et aux esprits sylvestres exprimée dans la danse doit à ce titre sans doute être mise en rapport avec la situation régionale actuelle. Ainsi, depuis plusieurs décennies, une des dynamiques régionales d’opposition entre indiens et métis, dans laquelle les espaces boisés jouent un rôle central, est celle de la concurrence entre d’une part la caféiculture sous couvert forestier pratiquée par les indiens et d’autre part l’élevage qui relève principalement de propriétaires métis. Depuis quelques années, une problématique supplémentaire est celle de la négociation des droits forestiers et d’abattage des arbres comme l’un des fronts de tensions entre les indiens totonaques et nahuas d’une part et la minorité métisse et les autorités locales et régionales qui les représentent d’autre part15. Ces processus ont abouti à une identification positive des indiens avec les espaces boisés liés à la caféiculture (Beaucage 2000, Ellison 2004b), non seulement au niveau des discours de revendication ethnico-politique mais aussi au niveau de la perception quotidienne de ces espaces et des représentations symboliques qui y sont associées. Au-delà de la classification des espaces, c’est une relation particulière aux arbres qui est affirmée.

Or, dans la danse des Huehues, le symbolisme de la forêt est signifiant d’un double rapport d’altérité, à la fois envers les esprits de la forêt et envers les métis (qui ne sont normalement pas associés à la forêt, au contraire) : les esprits de la forêt qui inculquèrent ce rituel aux Totonaques y sont représentés en tant qu’hommes et femmes métis, ce qui semble paradoxal au prime abord. On retrouve là, la relation d’altérité symétrique des métis et des esprits de la forêt par rapport à la sociabilité totonaque. Logique symétrique d’un dualisme complémentaire que nous avions déjà observée dans la classification des espaces et les rapports d’altérité exprimés en termes de contraste chaud-froid, entre d’une part les espaces « trop froids » de la forêt relevant des ancêtres et des esprits-maîtres chtoniens, et, d’autre part, les espaces des métis, « trop chauds » car dénudés d’arbres (Ellison, op. cit : 56). Mais, alors que dans la classification des espaces, métis et esprits de la forêt semblent être opposés, dans la danse, la symétrie (par rapport à la position médiane de la sociabilité totonaque) est en quelque sorte repliée sur elle-même, puisque métis et esprits de la forêt y sont ramenés les uns aux autres sous l’apparence des danseurs déguisés.

Au-delà du pouvoir attribué aux uns et aux autres en tant qu’êtres à la fois nécessaires mais potentiellement néfastes pour les Totonaques, un des éléments explicatifs de ce rapprochement établi entre métis et esprits sylvestres réside en ce que les uns et les autres sont désignés comme des sources de connaissance. D’une part la forêt est l’origine des temps, la source ou plutôt la matrice du maïs et de la connaissance de sa mise en culture, les esprits de la forêt sont à l’origine des rituels et des savoirs cynégétiques et agricoles, ainsi que des danses rituelles elles-mêmes. D’autre part les métis donnent l’exemple des modalités de vie associées à la « modernité » et à l’identité nationale et dont il conviendrait de retenir les meilleurs éléments (par exemple la scolarisation, très valorisée par les parents totonaques). L’équidistance symbolique entre espaces métis (pâturages, bourgs) et espaces des ancêtres antédiluviens (forêt, ravins) par rapport à l’affirmation de la position médiane de la sociabilité totonaque (village, champs, caféières), est aussi exprimée dans la danse en termes de temporalité. C’est peut-être là qu’il convient de chercher le lien entre ces évocations conjointes du rapport aux esprits de la forêt et du rapport aux métis et la négociation de l’identité des jeunes migrants : le monde métis est aussi celui des grandes villes où la plupart des jeunes vont désormais chercher un travail salarié. Il s’agit d’un futur possible dans un espace non-Totonaque en contraste avec un passé fondateur dans un autre espace d’altérité, celui des esprits de la forêt pré-chrétiens. Car l’identification avec ces derniers n’est pas non plus possible, puisque les Totonaques définissent la personne humaine en tant que kristiano, ce qui revêt pour eux surtout le sens d’une identification ontologique non pas tellement avec le Dieu transcendant du christianisme, mais surtout avec son expression locale en la figure du saint patron (SaintSauveur ou San Salvador dans le cas de Huehuetla), divinité solaire et Maître du maïs avec laquelle les Totonaques et le maïs sont censés partager une co-essence, le principe vital appelé listakni (litt. « ce qui fait croître »). Enfin, en termes religieux cette identification positive avec le saint patron dans le cadre de l’acception totonaque du catholicisme, désigne à la fois les esprits ancêtres de la forêt et les non indiens (en l’occurrence les métis du chef-lieu) soit comme des non chrétiens pour les premiers, soit comme des mauvais chrétiens pour les seconds, autre élément de rapprochement entre les uns et les autres.

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Le dukun (guérisseur / chamane) indonésien Iwan Asnawi raconte son parcours et son engagement dans un livre autobiographique intitulé L'esprit de la jungle (collection Nouvelles Terres, Éditions PUF/Humensis, 2019). Il s'insurge en particulier contre la destruction des forêts primaires de son pays :


[...] Mais l'état d'esprit des Indonésiens a complètement changé. La communauté apparaît moins importante que l'argent. On peut les éduquer, leur faire comprendre le drame en cours : avec de l'argent, les gens pensent pouvoir seulement survivre ; avec des forêts, ils auraient pu vivre et s'épanouir.


Pour une réappropriation des cultures ancestrales : Cela prend du temps à expliquer. C'est long, de changer à nouveau les mentalités. Le chemin de l'éducation est long. Cela peut prendre dix jours, dix mois ou dix ans. Or, en coupant un arbre, on devient rapidement riche, du jour au lendemain. Mais le problème des arbres inclut celui de l'eau. Les arbres permettent de sauver l'eau : sans arbres, l'eau disparaît. Sans arbre l'eau ne fait que se répandre, augmente le risque d'inondation et d'érosion des sols? la monoculture affectant, et jusqu'aux habitations. Je ne cesse de constater dans mon pays le changement d'état d'esprit provoqué par le business de la mondialisation.

Nos maisons en bois, naturelles, sont précisément conçues pour protéger de l'eau, durant la mousson, et des tremblements de terre aussi, avec un bois très solide. Maintenant, le bois est remplacé par du béton. Le statut social qui était associé au bois a changé lui aussi : à l'époque de mes grands-parents, avoir une maison en bois signifiait un statut social important. aujourd'hui, c'est le béton qui prime. Et l'économie organise tout. [...]

Or, le bois était important pour les croyances, pour notre spiritualité : notre rapport aux arbres et au bois est très fort, dans le syncrétisme. On n'utilise pas n'importe quel bois pour faire une maison, chacun a une spécificité. Par exemple, les sculptures en bois des soubassements sont censées protéger les maisons des esprits malfaisants, et des figurines en bois sont positionnées à différents endroits pour accueillir les visiteurs. Les meubles en teck sont très prisés, et les masques en bois sculpté sont importants dans les rites et le théâtre.

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