Segeta, la Déesse de la Victoire
- Anne

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Lieux de culte :
Jocelyne Vilpoux, autrice de "Sceaux-du-Gâtinais" (In : Agglomérations secondaires antiques en Région Centre. Volume 1. Tours : Fédération pour l'édition de la Revue archéologique du Centre de la France, 1999. pp. 211-216. (Supplément à la Revue archéologique du centre de la France, 17) présente le lieu du sanctuaire ss à Sceaux-du-Gâtinais :
Conclusion : Le site d'Aquae Segetae est au sein de la civitas des Senons situé à une trentaine de kilomètres au nord-est de la limite avec celle des Carnutes (soyer 1971). Il forme, avec les sites cultuels de l'eau de Montbouy et Triguères, l'un des centres de pèlerinage majeur du territoire des Senons. Ces trois sites étaient placés sur deux axes importants de communication — la voie routière Orléans-Sens et la voie fluviale de la vallée du Loing.
Sa période de fonctionnement est connue dès la deuxième moitié du Ier siècle ap. J.-C, et c'est à la fin de ce siècle et au début du IIe siècle que se développera l'ensemble cultuel et vraisemblablement la ville. À partir du début du IIIe siècle, sous la dynastie sévérienne, la fréquentation du site diminue. La deuxième moitié de ce siècle marque une rupture nette à Sceaux-le-Préau, d'une part grâce à la série des émissions monétaires locales (Tétricus), et d'autre part par des destructions et par des incendies. Sous les Constantins, la vie reprend, mais les bâtiments sont ruinés (la fréquentation du bassin cultuel est attestée à cette époque par la présence d'offrandes monétaires). Le site est définitivement abandonné à la fin du IVe siècle : en témoigne la mise hors service du canal d'alimentation du bassin ; alors que celui de Sceaux-Le-Bourg perdure, l'atteste la présence de deux nécropoles mérovingiennes.
Anastasia Delécolle, présente le futur musée qui s'élève sur l'ancien lieu de pèlerinage dans un article intitulé "Dans les coulisses du site archéologique et du futur musée Segeta" (publié sur actu-culture.com le 16.05.2023)
Sur la commune de Sceaux-du-Gâtinais, dans le département du Loiret, se dressent les vestiges du sanctuaire gallo-romain d’Aquae Segetae, classé au titre des Monuments historiques depuis 1986. À l’horizon 2025, le musée Segeta s’implantera in situ et viendra contribuer à la valorisation de ce site archéologique, insoupçonné et inestimable, n’attendant qu’à être révélé au public.
À 70 km au nord-est d’Orléans et à 2 km du bourg actuel de Sceaux-du-Gâtinais, au cœur d’un environnement bucolique et dépaysant, rien ne laisse présager la présence de vestiges d’une occupation majeure de l’époque gallo-romaine. Le site archéologique d’Aquae Segetae, pouvant être traduit par « les eaux de Segeta », témoigne pourtant de la présence d’une des 52 villes d’eau de l’Empire romain. Implanté sur le territoire du peuple gaulois des Sénons et à la limite du territoire des Carnutes, cet ensemble était un lieu de pèlerinage important. Il se développa vraisemblablement au cours du Ier siècle de notre ère, connut son apogée au IIe siècle, pour péricliter au IVe siècle. Étape importante du dispositif routier antique avec, à quelques kilomètres de là, le chemin de César, voie antique qui reliait Cenabum/Orléans à Agedincum/ Sens, cette ville d’eau devait être un carrefour stratégique, à mi-parcours entre ces deux chefs-lieux de cités.
Un ensemble monumental dédié à Segeta : Le site d’Aquae Segetae est l’une des rares agglomérations antiques dotées d’un sanctuaire des eaux n’ayant pas disparu après son abandon. Préservés à travers les siècles et jusqu’à nous, grâce à un environnement dénué d’urbanisation, les vestiges font état d’une conservation inattendue. Il s’agit actuellement d’un des plus vastes ensembles cultuels du département du Loiret, qui constitue un cas d’étude de référence pour la période gallo-romaine sur le territoire. Sur place, se révèlent les témoignages d’un ensemble monumental à vocation cultuelle. De part et d’autre d’une vaste cour, les traces conservées des trottoirs et des caniveaux, accompagnées de dalles perforées se succédant à intervalles réguliers, suggèrent la présence de colonnes et de chapiteaux qui venaient composer le péristyle et l’enceinte sacrée d’un sanctuaire, avec deux entrées principales. Différentes salles étaient réparties autour de la cour cultuelle et pouvaient répondre à des usages divers (boutique, stockage, aire de préparation culinaire…). Un bassin, également appelé « nymphée », avec sa forme polylobée atypique, recueillait les eaux d’une source sacrée. La déesse Segeta, divinité mise à l’honneur sur ce site, conférait à ces eaux des vertus divinatoires et protectrices. En lien avec sa dévotion, les pèlerins venaient de tous horizons afin de bénéficier d’une guérison ou de remercier la déesse pour la réalisation d’un vœu déjà exaucé. Déesse de la fertilité, de l’abondance et de la fécondité, Segeta est très certainement une divinité d’origine gauloise ; son nom aurait pour racine « seg », forme celtique qui signifierait « la force ».
Le début d’une aventure : Remontons le temps : 1836, Jean-Baptiste Jollois, ingénieur des ponts et chaussées, ayant fait campagne avec Bonaparte en Égypte, repère et documente la présence de vestiges puis dresse un premier plan dans son Mémoire sur les antiquités du département du Loiret. Des interventions sont réalisées par l’abbé Cosson au milieu du XIXe siècle puis par l’abbé Moufflet au milieu du XXe siècle, pour lesquelles seules quelques données nous sont parvenues. La (re)découverte du site intervient en 1963, avec la mise au jour fortuite d’un coin de mur, d’une large dalle et d’un fût de colonne, lors de l’entretien de la parcelle agricole par Roger Huet et Robert Sziraky. De 1966 à 1976, la responsabilité des fouilles programmées pluriannuelles est confiée à Michel Roncin, professeur d’histoire dans un lycée de Montargis et membre du groupe archéologique de Montargis (GAM), accompagné de bénévoles. En 1976, le site est touché par une importante sécheresse qui entraîne la résurgence de la nappe phréatique et l’inondation des lieux, mettant fin aux fouilles. Dès 1984 et jusqu’à aujourd’hui, l’installation d’une pompe permet de maintenir l’ensemble hors d’eau. Les travaux d’assainissement effectués entre 1984 et 1986 conduisent à des découvertes complémentaires et à la relance des investigations. De 1986 à 1993, les interventions dirigées par Jean-François Barratin et Jocelyne Vilpoux se succèdent avec, entre autres, la mise au jour d’un bâtiment thermal à vocation curative, accolé au sanctuaire, composé d’une piscine froide et d’une salle chaude sur hypocauste. Ces structures sont réenfouies à cette époque pour des questions de conservation. Les différentes campagnes de fouilles du XXe siècle ont eu lieu essentiellement sur le sanctuaire de l’eau et dans la partie sud que nous connaissons aujourd’hui, en affinant les connaissances sur l’organisation de cet espace cultuel. En 1996, un mémoire de maîtrise effectué par Jocelyne Vilpoux offre une synthèse et remet en perspective les données recueillies au cours des vingt années de recherche précédentes.
Ce sont les résultats des prospections aériennes réalisées par Daniel Jalmain dès 1976 et les campagnes de prospections géophysiques lancées depuis 2004 qui ont permis d’apprécier l’étendue du site. Un plan de synthèse a pu être dressé, encore en cours d’actualisation, rendant compte de l’organisation complexe de la cité antique. En effet, Aquae Segetae n’a pas encore dévoilé tous ses secrets. Seulement 4 % du potentiel archéologique estimé est aujourd’hui visible à travers les vestiges conservés sur place. Sous nos pieds dorment encore les témoins d’une ville d’eau plus vaste et complexe qu’on ne l’imagine. Elle s’étendait sur une surface estimée à environ 23 ha, avec la présence d’un ensemble monumental d’une dizaine d’hectares composé d’un sanctuaire des eaux, d’un temple, d’un théâtre, de thermes curatifs et publics, mais également d’îlots urbanisés s’organisant autour d’une vaste place centrale. En 2016, un diagnostic d’archéologie préventive a été mené par le département du Loiret et a aidé à conforter l’emplacement du futur musée. Cette année, dans le cadre du projet de construction du musée Segeta, une prospection géoradar et des fouilles préventives, réalisées par le Département et l’Inrap, amorceront la reprise des investigations et permettront l’approfondissement et le renouvellement des connaissances. Après avoir intégré le Projet collectif de recherches sur les agglomérations secondaires antiques en région Centre engagé en 1993, une nouvelle dynamique est lancée avec la création en cours d’un groupe de recherche dédié spécifiquement à Aquae Segetae, regroupant le service régional de l’archéologie, l’Inrap, des structures privées comme Éveha, des universités et leurs laboratoires, des archéologues indépendants et des collectivités territoriales dont le service d’archéologie du Loiret.
Une découverte archéologique majeure : Au XIXe siècle, Jean-Baptiste Jollois pense avoir trouvé la « Vellaunodunum » des commentaires de César. Bien plus tard, en 1917, l’archiviste Jacques Soyer pose l’hypothèse que le site correspondrait à « Aquis Segeste » figurant, dans sa retranscription médiévale, sur la table de Peutinger, copie d’une carte routière antique. Les réflexions en restent là, jusqu’au lancement des fouilles pluriannuelles par Michel Roncin et son équipe à partir de 1966. En 1973 et 1974, plusieurs fragments de marbre sont découverts au sein du nymphée (bassin cultuel), dans les remblais. Leur assemblage permet de reconstituer une plaque dédicatoire sur laquelle est gravée une inscription, seule mention épigraphique retrouvée in situ, rendant hommage à la déesse Segeta : « AVG DEAE/ SEGETAE/ T MARIUS PRISCINUS/ V.S.L.M. EFFICIENDUM CURAVIT/ MARIA SACRA FIL » pour « Aug(ustae) deae/ Segetae/ T(itus) Marius Priscinus/ u(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito) efficiendum curavit/ Maria Sacra fil(ia) », soit « À la déesse Segeta, auguste : Titus Marius Priscinus s’est acquitté de son vœu bien volontiers ; sa fille Maria Sacra a pris soin de le faire achever. » À travers cet ex-voto emblématique, Maria Sacra, fille du citoyen romain Titus Marius Priscinus, s’acquitte du vœu de son père envers la déesse et réalise son projet, probablement l’embellissement du sanctuaire des eaux. Cette découverte majeure confirma la thèse avancée par Jacques Soyer en 1917 et l’attribution de ces vestiges à la ville d’eau Aquae Segetae.
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Symbolisme :
Daniel Nony, dans "A la recherche de Segeta." (In : Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1978-1979, 1982. pp. 244-246) présente la déesse Segeta en la rapprochant de la déesse romaine Segetia :
[...] Rappelons qu'il est d'usage de distinguer deux déesses :
— une déesse romaine Segetia dont le culte est attesté à Rome et qui apparaît sur une monnaie de l'empereur Gallien,
— une déesse gauloise Segeta que l'on rencontre à Feurs (Loire) et à Sceaux du Gâtinais (Loiret), deux localités de Gaule lyonnaise avec, à la fois, les appellations Aquae Segetae et des témoignages épigraphiques.
Notre propos d'aujourd'hui est de faire entrer la Segetia de la monnaie de Gallien dans le panthéon gaulois et d'examiner ce que l'on peut tirer des liaisons que propose ce document.
La déesse romaine Segetia est une des plus mal connues, des plus mineures et son culte apparaît comme très localisé. MM. Le Bonniec (Le culte de Cérès à Rome..., Paris, 1958, p. 186-189) et G. Dumézil (La religion romaine antique, Paris, 1966, p. 266-268) ont utilisé les témoignages de Pline l'Ancien (Histoire Naturelle, 18, 8) et de saint Augustin (Cité de Dieu, IV, 8) sans oublier Macrobe (Saturnales, 1, 16, 8) pour la présenter commodément. Elle veille à la levée du grain jusqu'à la moisson et elle était honorée, avec une statue, au pied du Palatin, près du Grand Cirque. En bref, cette humble Segetia, perdue dans un abondant cortège et proche de Consus a été éclipsée par Cérès. M. Dumézil la range parmi les divinités du cortège de Quirinus.
La déesse gauloise Segeta est associée aux eaux avec les lieux dits Aquae Segetae de Moingt, non loin de Saint-Galmier, et de Sceaux-du-Gâtinais. Elle possède des lieux de culte (cf. C. I. L., XIII, 1641 et 1646, et A. E., 1974, 423), elle a peut-être été la déesse principale chez les Ségusiaves et son nom dériverait de Sego, force, victoire. Associée aux eaux thermales, c'est probablement une déesse guérisseuse.
La déesse Segetia figure sur une monnaie de Gallien émise à Cologne en 259-260 (Elmer 96) avec la légende Deae Segetiae. Elle est présentée sous un édicule tétrastyle comme un personnage féminin drapé, debout de face, d'une grande raideur, les deux bras levés : tiennent-ils une pomme ou, plus probablement, retiennent-ils un voile qui, au-dessus de la tête, a fait disparaître la barre de l'entablement du fronton ? Elle possède une coiffure à coque ou à auréole, hérissée de rayons (faut-il y voir des épis ?). La gaucherie de la présentation laisserait supposer une absence de tradition iconographique.
Mais les associations de cette image sont encore plus intéressantes :
— Segetia figure au revers d'aurei ou d'antoniniens dont les droits portent le portrait de Salonina, l'épouse de Gallien,
— ce revers fait partie d'une série de trois groupés par les légendes et la présentation, de façon identique, de divinités sous un édicule, Vulcain (deo Volkano) étant associé au portrait de Valérien père, le senior empereur, et Mars (deo Marti) au portrait de Gallien l'empereur alors présent à Cologne.
Cette triade Vulcain-Mars-Segeta est totalement inhabituelle dans la numismatique comme dans le panthéon romains. Par contre, en Gaule, Vulcain est fréquemment honoré et ne figure, avant l'émission de Gallien, que sur des monnaies émises par les révoltés gaulois de 68 opposés à Néron. Pour Mars, il est inutile de revenir sur la popularité de son culte dans les pays celtiques où il apparaît comme un dieu aussi « national » qu'à Rome. L'emploi de deus, dea dans les trois dédicaces (alors que Mars ou Vulcain sont suffisamment connus et peuvent s'en passer) renvoie également à des usages bien attestés dans les provinces d'Occident. Enfin, la présentation de façon identique sous des édicules signifie généralement qu'il s'agit de cultes en des lieux précis. En bref, l'émission de Cologne pour les seuls Vulcain et Mars s'adresse visiblement à des divinités celtiques et on ne doit pas hésiter à identifier notre Segetia monétaire à la Segeta gauloise (quelques mois plus tard, dans le même atelier de Cologne, l'empereur gaulois Postumus mentionnera des formes locales du culte d'Hercule).
Voilà donc une triade de dieux souverains où l'on pourrait identifier Vulcain le magicien, Mars le guerrier, et Segetia la féconde. En effet, dans l'émission précédant celle-ci, Salonina était associée à Venus felix, Venus Victrix et Vesta. Dans l'émission qù figure la triade celtique, on retrouve également Venus Victrix callipyge, et Felicitas publica à la corne d'abondance à côté de la dea Segetia. Aussi bien du côté romain que du côté celtique, Segeta-Segetia se relie à une fonction de fécondité.
Par le choix qu'il fit de cette déesse, Gallien lui reconnut une place très importante dans le panthéon gaulois : peut-on retrouver d'autres indices de son culte en dehors des mentions explicites, déjà relevées, de Feurs et de Sceaux-du-Gâtinais? Tournons nous vers les piliers sculptés :
— à Paris, le pilier aux trois divinités (Espérandieu 3147), anépigraphe, présente un Vulcain au pileus, un Mars à la cuirasse et une déesse avec un voile au-dessus de la tête,
— à Vienne-en-Val (Loiret), un pilier aux quatre divinités, épigraphe, présente un Jupiter foudroyant un monstre, un Vulcain avec lance et pince, pied sur une proue, un Mars avec lance et bouclier et une Vénus à sa toilette avec un amour.
— à Vienne-en-Val (Loiret) un deuxième pilier aux quatre divinités, de style très différent, présente un Vulcain tenant pince et torche, un Mars avec casque lance et bouclier, une déesse casquée avec lance, sein droit découvert et une déesse diadémée et voilée tenant une corne d'abondance (voir commodément J. Debal, Divinités gallo-romaines de Vienne-en-Val, dans Archeologia, n° 127, février 1979, p. 6-19).
Sur ces trois monuments, s'il ne s'agit pas de Segeta, c'est à sa sœur qu'il faudrait penser, et depuis longtemps on s'interroge sur la forme gauloise qu'à pu prendre le culte de Venus : avec Segeta et les eaux fécondantes peut-être tenons nous une piste qui permettrait d'approcher la solution de ce « voluptueux » problème.
Mireille Busseuil et Jacques Verrier, auteurs d'un article intitulé "Pierres ornementales d’Aquae Segetae" (In : Bulletin du GRAL n°18 - 2008) s'interrogent sur les qualités de cette déesse :
La piste, jusqu’ici unique, est contenue dans le nom même d’Aquis Segete, les eaux de Segeta. Mais qui était cette déesse Segeta ?
Son nom connaît plusieurs interprétations. Le chanoine La Mure l’associe à Cérès, la déesse romaine des moissons tandis que d’autres, sans y voir une racine gauloise évidente, y soupçonnent plutôt une déesse de la guérison et/ou de la fertilité. Elle est qualifiée de mineure et son culte n’est pas spécifique au pays des Ségusiaves puisqu’une autre cité thermale porte le même nom d’Aquis Segeste ; il s’agit de Sceaux-en-Gatinais dans le département actuel du Loiret (pays des Sénons).
L’identification de ce site a été fixée grâce à la découverte d’une plaque votive en marbre qui était fixée sur le mur du bassin cultuel et sur laquelle est gravé :

AVG. DEAE
SEGETAE
T MARIVS PRISCINVS
V S L M
EFFICIENDVM CVRAVT
MARIA SACRA FIL
Le texte a été restitué comme suit, « à la grande déesse SEGETA, T MARIVS PRISCINVS volontairement et à juste titre accompli son vœu pour un remède efficace. MARIA SACRA sa fille ». Segeta était donc une divinité à qui l’on s’adressait pour obtenir une guérison.
La présence de la déesse sur le revers d’une monnaie de Salonine, épouse de l’empereur Gallien qui a régné au milieu du IIIème siècle de notre ère, montre la modeste notoriété connue par culte à Segeta qui a largement dépassé le cadre du Forez et du Gatinais. Nous ignorons la circonstance de la frappe de cette monnaie. À cette époque, de nombreux troubles affectent la Gaule, et Gallien souhaite-t-il, en frappant ces monnaies exaltant une déesse autochtone, faire vibrer le sens de la loyauté des Gaulois ? Fait-elle suite à une visite de Salonine à l’un ou l’autre des ensembles thermal ?
C’est pourtant au pays des Ségusiaves que les traces du culte de Segeta sont les plus nombreuses, indications d’un culte tout particulier.
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Patrice Lajoye, auteur de "Ucuetis, Cobannos et Volkanus : les dieux de la forge en Gaule." (In : Mythologie française, 2008, vol. 233, p. 69) relie la déesse au forgeron :
LE FORGERON, LE GUERRIER ET LA DÉESSE : Nous avons vu plus haut que sur deux inscriptions nous avons l'association entre une divinité guerrière (Mars Lenus ou Virtus) et la fête de Vulcain. Sur la deuxième inscription, Virtus est présent avec Bellona. Y aurait-il eu en Gaule une combinaison divine entre un guerrier, un forgeron et une déesse ?
Ce type de triade est en effet bien connu grâce à plusieurs séries monétaires émises par Gallien, séries de trois monnaies : une au nom de Gallien et portant Mars au revers, une seconde au nom de Salonine et portant Segeta au revers, et une troisième au nom de Valérien et portant au revers Vulcain (avec l'orthographe typique gallo-romaine VOLKANUS).
On a attribué la frappe de ces séries successivement aux ateliers de Lyon, puis de Cologne, puis de Trèves (sans avoir retrouvé les dits ateliers). J'ai personnellement penché en faveur de Lyon du fait que la déesse Segeta est principalement attestée sur le territoire des Ségusiaves, où a aussi été fondée la colonie de Lyon.
Or il en existe une autre du même type chez les Senones : il semble que le vaste sanctuaire périurbain de la Motte du Ciar, à Sens, ait été dédié à MART(i) VOLK(ano) ET DEAE SANCTI[s]S(imae) VESTAE : Mars, Vulcain et la très sainte Vesta. Ce n'est pas un hasard si, à Lyon, un Sénonais et sa famille dédient un monument là encore à Mars, Vulcain et Vesta. Il est probable que c'est le même trio qui soit représenté sur le pilier parisien de « Saint Landry », où l'on voit Mars, Vulcain et une déesse tenant une torche.
Volcanus ne pose pas de difficulté d'interprétation : il s'agit de Cobannos. Mars est plus problématique mais il est possible que ce soit ici une forme de Lugus, étant donné les liens de parenté insulaires entre Lug et le forgeron.
Reste la déesse : Bellona, Segeta ou Vesta. Bellona la guerrière, Segeta la guérisseuse et Vesta la gardienne du feu éternel. Là encore, malgré le côté disparate de ces attributs, il est probable qu'il ne s'agisse que d'une seule et unique déesse, la grande déesse féminine qu'on retrouve en Irlande sous le nom de Brigit. On peut s'assurer de la vraisemblance et attestée par au moins quatre monuments différents en Gaule, dont le monument de Cistrich, en Suisse.
Mercure est justement l'interprétation « habituelle » de Lugus, et Minerve celle de l'équivalent gauloise de Brigit.
Dans Des Dieux gaulois, Petits essais de mythologie (© ARCHAEOLINGUA Foundation, 2008) Patrice Lajoye fait le point sur les connaissances sur cette déesse :
Une déesse gauloise au secours de l’Empire : Segeta
Segeta est une déesse qui a longtemps posé problème car elle était la seule à permettre l’identification de deux lieux mentionnés par la Table de Peutinger : Aquis Segeste et Aquis Segete. Aquis Segeste correspond sans doute à Sceaux-du-Gâtinais (Loiret), comme nous le verrons plus bas. Quant à Aquis Segete, on a longtemps hésité entre Bussy-Albieux, Roanne et Montbrison (toutes ces localités étant en Forez). Cependant, cette station thermale étant sensée se trouver entre Usson-en-Forez (Icidmago) et Feurs (Foro Segusiavorum), il est vraisemblable qu’il faut opter pour Montbrison.
Segeta est donc connue en tout par quatre inscriptions : à Bussy-Albieux (Loire) ; à Roanne (Loire)344 ; à Feurs (Loire) ; à Sceaux-du-Gâtinais (Loiret). Sur ces quatre inscriptions, trois se trouvent sur le territoire des Segusiaves (l’actuel Forez) : il y a donc tout lieu de penser que ce peuple tire son nom de la déesse.
On notera que si ce théonyme se rapporte à la racine seg-, « force, victoire » ; cette divinité est associée à Sceaux à un sanctuaire des eaux, et c’est d’ailleurs suite à une guérison qu’on lui dédit un disque de marbre. Les deux localités mentionnées par la Table de Peutinger sont de toute façon des stations thermales. L’inscription de Bussy-Albieux montre que la charge du temple de Segeta a pu être prestigieuse. Vraisemblablement funéraire, elle montre le parcours d’un prêtre, citoyen ségusiave, d’abord préfet du temple de Segeta, puis grand préfet du temple de Dunisia, une autre déesse qu’on ne connaît que par cette attestation.
Segeta sur des monnaies impériales : Dans deux communications totalement indépendantes, Daniel Nony et Jean Gagé ont mis l’accent sur un élément nouveau : il a été frappé à l’effigie de Salonine, femme de l’empereur Gallien, des monnaies portant au revers la mention DEAE SEGETIAE. La déesse figure dans un temple tétrastyle, dans une attitude qui est peut-être celle d’une orante. Tous deux pensent qu’il ne s’agit vraisemblablement pas de la Segetia/Segesta romaine, qui faisait l’objet d’un culte dans la vallée du Cirque, à Rome même, et dont l’aire de diffusion était pour le moins restreinte.
Daniel Nony indique que la monnaie qu’il présente aurait été frappée à Cologne en 259–260. Or, si l’on suit la classification du Roman Imperial Coinage, il apparaît que ce type de monnaie a d’abord été émis à Lyon, en 258, sous la forme d’un aureus et d’un antoninianus. Est-il besoin de rappeler que la colonie romaine de Lyon a été fondée sur le territoire des Ségusiaves ?
Ces monnaies apportent donc un nouvel élément au dossier de l’apparition de divinités gallo-romaines sur le numéraire impérial du IIIe siècle, rejoignant ainsi Hercule Magusanus et Hercule Deusionensis.
Pourquoi avoir frappé ces monnaies ? Robert Turcan a apporté une belle explication concernant la raison profonde d’une émission monétaire impériale en l’honneur d’une divinité indigène. En 253, les Alamans ont forcé le limes et ont ravagé la Gaule Belgique. Gallien est contraint d’intervenir personnellement, de 254 à 256. C’est probablement pour satisfaire les légions du limes, payées de façon irrégulière, qu’il installera à Cologne un atelier monétaire. Et c’est sans doute pour satisfaire une population locale qu’il fera frapper cette série de monnaies. Mais celle-ci n’est pas la seule. Sur le même type ont été frappées des monnaies en l’honneur de Mars, au nom de l’empereur lui-même, et d’autres en l’honneur de Vulcain (avec la graphie gallo-romaine VOLKANO au lieu de VULCANO), au nom de son fils Valérien. Cette série de trois types aura un certain succès, mais malgré tout insuffisant. En 260, les Gaules se révoltent et l’usurpateur Postume prend le pouvoir, et fait frapper lui aussi des monnaies à l’effigie de dieux gaulois.
Qui est Segeta ? Déesse qui a donné son nom à deux stations thermales, qui a eu l’honneur d’avoir des monnaies impériales frappées en son nom, en sait-on pour autant beaucoup sur elle ? Le nom « Sceaux-en-Gâtinais » vient bien de Segeta avec l’ajout du suffixe -ellum. C’est un cas unique. Les autres « Sceaux » de France proviennent du nom d’homme Celsus, avec le suffixe -acus.
Mais il eut vraisemblablement d’autres lieux. Ainsi Saint-Seine-l’Abbaye (Côte-d’Or) s’appelait à l’origine Segestrense monasterium. Ce nom s’est conservé dans le hameau de Cestre. Comme par hasard, ce lieu se trouve à peu de distance des sources de la Seine, Sequana, au nom relativement consonantique.
Segesta était le nom d’une ville sur le territoire des Celtes Carni, en Italie du Nord. Une autre ville de Ligurie s’appelait Segesta Tigulliorum. On hésite encore à savoir si les Ligures sont celtes, même si leur langue était vraisemblablement assez proche des langues celtiques. Le cas le plus intéressant est celui de la ville de Segeste en Sicile. Les Grecs l’appellent Egesta, mais les latins et les inscriptions indigènes parlent bien de Segesta. Ce nom appartient au plus ancien fond linguistique de Sicile, que Michel Lejeune appelle « liguroïde ». Or Denys d’Halicarnasse, rapportant un auteur sicilien, raconte que les Siciliens, nommés Sikèles d’après leur premier roi Sikélos, étaient des Ligures, qui avaient été chassés par des Ombriens des cités de Faléries et de Fescennium. Ces deux cités se trouvaient sur le territoire falisque, à quelques kilomètres de Rome. Ceci nous oblige donc à reconsidérer la Segesta romaine…
Segesta à Rome : Segesta fait partie des indigitamenta, c’est-à-dire de ces petites divinités qui, bien souvent, n’étaient pour les Romains eux-mêmes qu’un nom. Elle avait son image dans le sanctuaire de Consus, au pied du Palatin, dans la vallée du Cirque. À la fin du IVe siècle, son nom se transforme en Segetia, comme sur les monnaies de Salonine. C’est finalement saint Augustin, au Ve siècle, qui nous en dira le plus sur elle : « Pourrait-on laisser à la seule Segetia le soin des moissons ? Les semences que la terre renferme encore, on les recommande à Seia ; à Segetia le froment levé ; la récolte achevée, les gerbes qui demande une vigilante tutelle sont confiées à Tutilina, la protection de la déesse Segetia pouvait-elle s’étendre de la naissance du brin d’herbe à la maturité de l’épi ? »
Segesta / Segetia était donc à Rome une divinité des moissons.
Le sens du nom : En définitive, plusieurs formes coexistent : Segesta (Gaule, Ligurie, Rome, Sicile), Segeta (Gaule), Segetia (Gaule et Rome). Pourtant le mot est le même. Concernant la déesse latine, du fait de sa fonction, on a essayé d’expliquer son nom par un rapprochement avec le latin seges, « terre préparée, ou ensemencée ». Mais cela n’est guère convaincant. Michel Lejeune, pour l’attestation sicilienne, a de son côté proposé un étymon en *seghes-tā: « la Puissante ». Ceci conforte l’étymologie gauloise du mot, par la racine sego-: « victoire, force »
Paradoxes temporels : Comment une divinité « puissante », « victorieuse » a-t-elle pu devenir une simple
divinité de source en Gaule et une protectrice des moissons à Rome, rôles bien humbles en comparaison de son nom ? Nous l’avons vu, en Sicile, le toponyme Segesta appartient à la plus ancienne couche linguistique indo-européenne et au fond « ligure ».
On peut donc dire que Segesta / Segeta / Segetia est une très ancienne déesse italo-celtique, antérieure donc à la séparation de ces deux groupes de population. Originellement divinité de la victoire, elle a décliné, s’est métamorphosée en divinité liée à la fécondité (divinité agraire, à Rome) d’un côté et à la santé (divinité de sanctuaire des eaux) d’un autre. Il aura fallu le bref règne d’un empereur en difficulté pour lui redonner un peu d’éclat.
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Matthieu Poux, dans un article intitulé "D’Arar à Plancus : notes d’iconographie ségusiave." (in : Abécédaire pour un archéologue lyonnais–Mélanges offerts à Armand Desbat, 2015, pp. 145-152)
La divinité guerrière représentée à l’avers [d'une monnaie coloniale en orichalque émise par Plancus en 43 av. J.-C] est identifiée à Mars, par analogie avec le prototype romain dont il s’inspire. Si le portrait est relativement fidèle à l’original, la lecture de la légende SEGVSIAVS est discutable puisque les deux dernières lettres en sont clairement détachées – le S terminal se confondant avec le fer de lance pour former « une sorte de carnyx » (Turcan, 1980, p. 333). Féminin ou masculin, l’ethnique Segusia(vus) qualifie selon toute probabilité une divinité affectée à la protection du territoire (Beck). De nombreux auteurs ont relevé sa parenté avec le théonyme Segeta honoré sur les sanctuaires de Moingt (Aquæ Segetæ), par un titulus peint sur une coupe de Roanne et une inscription gravée sur un poids de Feurs. Tous deux sont en effet formés sur la même racine *seg-, qui signifie « la victoire ». Au prix d’une simple inversion des dentales s et t, il apparaît facile de passer de Segeta à Segusia.
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Il est possible que les trois variantes Segusia/Segisu/Segeta se réfèrent à la même entité polyade, tout à la fois hydronyme, théonyme et ethnonyme à l’instar du nom des Séquanes et de la Seine. L’hypothèse d’une juxtaposition au droit et au revers de deux divinités tutélaires, de Segusia(vus)/Segeta attachée à la Loire et ses affluents d’une part, d’un Hercule Ar(ar)us incarnant les eaux de la Saône d’autre part, s’accorderait bien avec la géographie ségusiave. Plus que le Rhône, ces deux cours d’eau structurent un territoire dont J.-C. Béal (2007) a bien montré qu’il s’étendait à l’est jusqu’à la plaine de l’Ain. Ces bassins fluviaux séparés par les Monts du Lyonnais ont pu constituer à l’origine des pagi indépendants, réunis ou séparés au fil des conflits et des alliances. La réunion des deux (des trois ?) divinités vise peut-être à rappeler les liens qui les unissent, à l’instar de ces monnaies aquitaines évoquant la filiation commune des Bituriges Vivisques et Cubes par la simple juxtaposition des légendes abrégées ΟΥ et ΚΟΥ (Hiernard, 1997). Plutôt que de signifier la mainmise de Rome sur la cité, l’association des deux entités fluviales ne visait-elle pas, au contraire, à affirmer la continuité territoriale d’une civitas amputée de son quart oriental suite à la création de Lugdunum ? À moins qu’elle n’en commémore le partage, effectué sous l’égide d’un Hercule bienveillant symbolisant la colonie établie au bord de la Saône ?
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