La voix du carnyx celte
- Anne
- 8 mars 2015
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 oct.
John Kenny, tubiste anglo-irlandais, réanime le carnyx en jouant sur des copies de l'instrument retrouvé en 1816 à Deskford, comté de Murray au Nord de l'Ecosse. Ces copies ont été réalisées par des universitaires écossais qui sont allés jusqu'à reconstituer les techniques de forge et d'alliage des Celtes de l'époque indépendante.
Cette composition originale me rappelle personnellement un bain sonore thérapeutique, proposé par le groupe Yamaël, auquel j'ai participé et qui fait intervenir des doodgeridoo remaniés en métal...
De là à penser que le carnyx peut aussi avoir des vertus régénérescentes...
Historique :
Un article de Christophe Vendries, intitulé "Le carnyx celtique dans tous ses états." (Revue des études anciennes, 2021, 123 (1), pp. 235-255) permet une approche sérieuse de cet instrument de guerre :
Le même auteur, Christophe Vendries, poursuit sa réflexion dans un autre article : "La musique : une composante de l’art gaulois ? Du regard des Anciens à l’opinion des Modernes." (Fabienne Olmer, Benjamin Girard, Réjane Roure, Expressions artistiques des sociétés des âges du Fer. Actes du 46e colloque international de l’Association française pour l’étude de l’âge du Fer (Aix-en-Provence, 26-28 mai 2022), Afeaf, pp. 53-64, 2024) sous l'angle musical cette fois-ci :
[...] Les débats autour de la signification de l’art, en particulier par les philosophes, et les développements récents sur la théorie sur l’objet dans les sciences sociales, invitent aujourd’hui à reconsidérer les artefacts sous des angles différents11 et à explorer leur dimension esthétique et artistique lorsque l’instrument de musique s’efface derrière l’œuvre d’art. Or, nous disposons d’une collection exceptionnelle de trompettes celtiques, depuis l’Irlande, jusqu’à la Gaule et l’Espagne (trompes courbes ou droites, en bronze ou en terre cuite), et certaines d’entre elles portent un décor susceptible d’en faire des objets d’art, à haute valeur ajoutée. Il semble opportun d’analyser le carnyx à la lumière de cette réflexion globale sur l’objet qui fait émerger de nombreuses catégories : l’objet esthétique, l’objet signe, l’objet cultuel, l’objet fétiche ou l’objet de prestige12. Pour les historiens de l’art, l’instrument de musique est vu comme un objet d’art lorsqu’il est porteur d’un décor remarquable au même titre que certains artefacts de la vie quotidienne (seaux, chaudrons). Pour illustrer cet aspect, le carnyx s’impose comme un exemplum. Depuis le livre pionnier de Paul Jacobsthal, (Jacobsthal 1944), il est significatif que le carnyx de Deskford, trouvé aux confins de l’Écosse, soit choisi pour le décor sophistiqué de la pièce sommitale du tuyau, le pavillon, afin de mettre en exergue la spécificité de l’art celtique (fig. 2). En 1959, Stuart Piggott s’efforçait de proposer des comparaisons avec d’autres objets travaillés au repoussé avant que Fraser Hunter ne replace, en dernier lieu, cette pièce décorative dans le contexte plus large de l’art celtique insulaire (Piggott 1959, p. 31-32 ; Hunter 2019, p. 87-122). Dans son ouvrage sur Les Celtes, publié dans la collection l’Univers des formes, – cette histoire universelle de l’art initiée par Malraux – Paul-Marie Duval choisit lui aussi la hure de sanglier du carnyx de Deskford afin d’illustrer cet art animalier insulaire « mélange de naturalisme et de stylisation plastique » (Duval 1977, p. 209). Si le pavillon zoomorphe est la partie la plus richement décorée, il faut compter aussi avec les oreilles du sanglier (les « écoutes »), bien mises en valeur dans leur position sommitale, travaillées de façon à évoquer un motif foliacé, et la crête dorsale, le long du tuyau, figurant les soies de l’animal. D’autres chercheurs, soucieux d’éclairer le travail décoratif réalisé sur le pavillon du carnyx de Mandeure (Doubs), ont proposé des rapprochements stylistiques avec le mobilier de Tintignac (Corrèze) et songent à un éventuel atelier commun (Barral et al. 2007, 389-390). Le choix d’exposer l’une des trompettes de Tintignac à Bern (L’art des Celtes 2009) puis à Londres, au British Museum (Celts, art and identity 2015) participe de ce désir d’affirmer la valeur esthétique de cet artefact et de lui conférer une légitimité en tant qu’œuvre d’art14. On sait combien la découverte du mobilier du sanctuaire de Tintignac en 2004 eut un retentissement considérable dans la communauté scientifique, comme dans le grand public, tant pour la qualité artistique des casques que pour le travail décoratif des différentes trompettes. Le terme de « chef-d’œuvre » fut amplement utilisé pour caractériser ces objets et depuis, ils connaissent une fortune auprès des spécialistes de l’art celtique. Mais Tintignac est une sorte de miroir déformant qui redonne au carnyx
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C’est toute la différence avec le carnyx placé dans la main des grands personnages (comme Dubnoreix en Gaule ou Tascovianus sur le monnayage de Bretagne) qui l’exhibent comme s’il s’agissait d’une enseigne. Cette iconographie donne le sentiment que l’instrument de musique est ici valorisé en tant que symbole attaché à une fonction (le barde) ou à une pratique (aristocratique ou guerrière), comme attribut des chefs et signe d’autorité. Le discours dépasse les considérations proprement artistiques et traduit cette dimension de « propagande » – un mot peu approprié à mon sens – que Paul-Marie Duval prête à la monnaie gauloise (Duval 1991, p. 27). une place démesurée qui ferait presque oublier les autres sources documentaires sur la musique des Gaulois.
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Revenons précisément sur le cas du carnyx. Par sa singularité morphologique, il a attiré par le passé l’attention des musicologues ou des ethnomusicologues en tant qu’objet de curiosité (Schaeffner 1994, p. 265) parce qu’il s’écarte de la typologie des autres trompettes de l’Antiquité par sa verticalité, son caractère zoomorphe et l’importance conférée au travail décoratif du pavillon qui possède un caractère très démonstratif. Cette gueule béante de l’animal donnait-elle à l’instrument une valeur rituelle ou magique, et à l’instrumentiste un pouvoir particulier, placé sous la protection de cette bête sauvage privilégiée dans l’art celtique ? À la lecture de ces effigies monétaires, David Swan postule une dimension « supranaturelle » conférée au joueur de carnyx et invoque, à travers l’image de la femme tenant une trompette, une possible fonction divine (Swan 2018, p. 88-90). Si ces idées peuvent être discutées, il est clair néanmoins qu’on ne saurait s’en tenir à l’explication habituelle qui consiste à dire que le carnyx servait simplement à effrayer l’ennemi, comme on l’écrit toujours, au motif que Diodore parle de l’effroi généré par les trompettes sur le champ de bataille et que Tite-Live ressasse le motif du metus gallicus ? Il n’est pas assuré que ce décor, composé d’une hure de sanglier, ait eu pour fonction première de faire fuir l’adversaire. Placer le groupe des soldats ou la tribu entière sous la protection d’un animal, qui à lui seul résume la force sauvage, et capter cette énergie guerrière, est aussi une hypothèse envisageable.
Le carnyx est assurément un objet hybride, à la fois enseigne visuelle et sonore : la parenté morphologique et sémantique entre cette trompette et les enseignes au sanglier s’impose comme une évidence, d’abord sur le plan formel, avec cette façon commune de traiter la hure et les soies du sanglier, ensuite parce que ces deux artefacts sont des pièces de choix dans les dépôt cultuels et il est probable que la qualité de leur décor respectif en fasse des objets tout désignés pour les offrandes aux divinités guerrières. Démonté en plusieurs sections et déclassé, le carnyx perd son potentiel sonore pour ne conserver que sa dimension symbolique et identitaire dans les dépôts des sanctuaires, disposé avec soin dans une fosse. Devenu muet, son ornementation se dérobe aux regards de ses contemporains, mais il acquiert alors une autre fonction de l’ordre du cultuel et du symbolique. La trompette semble en tout cas jouir d’une considération particulière dans la société gauloise, ce que corrobore le témoignage d’un auteur grec anonyme sur la trompette « galate » qui aurait une valeur égale à celle d’un cheval, ce qui n’est pas rien. Est-ce en raison de la complexité de sa facture artisanale ? de sa sonorité ? de son caractère emblématique et signalétique en relation avec le pouvoir aristocratique ? de son décor élaboré ? du coût des objets manufacturés en bronze ?
Cette trompette correspond à ce que Krzysztof Pomian appelle un objet sémiophore, c’est-à-dire « un objet biface », qui se laisse étudier sous deux aspects : « matériel et signifiant » (Pomian 1997). C’est ainsi que le carnyx est classé parmi les objets de pouvoir (Hunter 2015, p. 90-91) ou appréhendé comme un outil de transmission sonore et visuel (Bertaud 2021). Présent sur le territoire de la Gaule, des îles britanniques et de l’Italie du nord, son image conforte cette idée d’unité de l’art celtique et participe à installer la vision d’une koinè, au même titre que certains artefacts utilisant la même grammaire décorative en plusieurs endroits de l’Europe celtique. C’est à partir de tels exemples que les spécialistes des Celtes en viennent à parler d’une « Europe connectée » (« a connected Europe »), tout en reconnaissant l’existence d’un style propre à chaque région (Farley, Hunter 2015, p. 52). Et c’est autant pour sa charge symbolique, en tant qu’illustration des spolia, que pour sa valeur figurative, que l’image du carnyx fut déclinée à foison dans l’art triomphal romain où les sculpteurs accaparèrent le motif du pavillon zoomorphe pour le transfigurer et lui donner un aspect draconiforme, éloigné de la hure du sanglier originelle, tout en conservant une expressivité plastique remarquable.
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Symbolisme :
Dans L'Oracle de la sagesse gauloise (Éditions Le Courrier du Livre, 2021) écrit par Caroline Duban et illustré par Lawrence Rasson, une carte est consacrée à cet instrument celte par excellence :
Le Carnyx
La « corne », la « trompe »
Diodore de Sicile, historien grec que 1er siècle av. J.6C., raconte que les Gaulois « [avaient] des trompettes barbares, d'une construction particulière, qui rend[aient] un son rauque et approprié au tumulte guerrier » [Histoire naturelle, tomes I, V, XX]. Ces instruments, d'une longueur remarquable, se terminaient par un pavillon généralement en forme de tête de sanglier ou de hure (plus rarement de dragon, de cheval ou de serpent). Forgée dans le bronze ou le laiton, la gueule grande ouverte du sanglier était complétée par une langue en bois mobile qui donnait ses variantes aux tonalités soufflées, vrombissant et résonnant sur les champs de bataille et les vallées. Ces cors étaient rassemblés lors des combats, permettant aux musiciens de galvaniser les hommes du clan tout en effrayant l'ennemi. Le joueur devait avoir une condition physique suffisamment bonne pour supporter le poids important et la forme déstabilisante de l'instrument. On n'en jouait pas comme d'un cor de chasse ou d'une trompette romaine. Il faut observer les représentation du chaudron de Gundestrup (Danemark) pour voir que les porteurs se tiennent droits, les bras équilibrant fermement le long tube qui s'élevait au-dessus des troupes, et que les adversaires pouvaient voir. Ces sons rocailleux étaient accompagnés des cris et des chants de guerre, intensifiant la terreur inspirée aux ennemis. Le nom vient du gaulois carnon qui signifie littéralement « corne » ou « trompe ». Ce sont les Grecs à avoir, les premiers, cité ces instruments, car les Romains n'avaient pas d'équivalent dans leur langue pour les nommer. Le « y » dans l'alphabet grec se dit « upsilon » ; carnyx se prononce donc initialement [carnux].

La symbolique du sanglier, animal récurrent qui forme les pavillons retrouvés, comme ceux de Tintignac ou de Naves, peut nous faire penser à une sorte d'avatar de la force belliqueuse et sauvage à qui l'on ferait appel pour mener les guerriers à la victoire (voir la carte d'Eburos). On notera que les représentations de l'instrument ont pu servir à la confection de bijoux, comme ce fut le cas du pendentif en bronze provenant d'une sépulture gauloise de la Marne, et qui a été datée du 1er siècle av. J.-C.
Interprétation : Polybe rapporte que les craintes ressenties par les Romains solidement cuirassés et armés, face aux Gaulois Insubres (du nord de l'Italie), qui « combattaient presque nus et (...) armés d'épées courtes et tranchantes », tandis que les troupes romaines étaient « couvertes d'armes défensives de la tête aux pieds ». L'appel du carnyx vous transcende et vous demande de réfléchir à la position que vous tenez par rapport à la question que vous vous posez. Êtes-vous de ceux qui se retrouvent stupéfiés d'effroi, au point qu'une guerre pourtant gagnée d'avance par la supériorité numérique, les compétences professionnelles ou les qualités personnelles, se transforme en fiasco total ? Les menaces ou les craintes lancées par le camp adverse, par votre interlocuteur vous tétaniseraient-elles ? Cet entretien d'embauche qui a toutes les raisons de vous être favorable vous semble-t-il inaccessible à cause de la forme qu'il pourrait prendre ? N'oubliez pas qu'il aura la tournure que vous lui donnerez. Si votre interrogation met en avant un échange quelconque, vous êtes sur un pied d'égalité avec votre locuteur, voire vous vous tenez sur une position avantageuse, alors ne vous laissez pas impressionner par les questions qu'on vous posera, ou les attitudes que vous observerez.
Il est possible aussi, selon votre demande, que vous vous soyez aventuré un peu loin dans des terres qui ne sont pas les vôtres, et dans lesquelles vous évoluez sans considération pour vos prédécesseurs, vos collègues, vos amis ou votre famille. Y a-t-il un lien légitime de leur point de vue entre les reproches que l'on vous fait et ce qui s'est passé - ou se passera - si vous choisissez l'option que vous avez en tête ? N'ayez pas la prétention de la supériorité (intellectuelle ou matérielle), car vous avez en face de vous des personnes tout à fait capables, même si vous trouvez qu'elles n'en ont pas l'air. Méfiez-vous de leurs réactions. Un sanglier blessé est plus dangereux qu'un lion.
Faites-vous plutôt partie du clan des combattants, capables d'impressionner suffisamment vos adversaires pour les faire ployer malgré leurs forces ? En ce cas, votre rhétorique est votre atout. Le carnyx résonne en vous, et son écho est entendu par tous ceux qui se tiennent dans votre périmètre d'audience. Vous toucherez un nombre important de personnes et donnerez force et courage à ceux à qui vous adresserez (y compris vous-même si votre question ne concerne que vous). Votre voix portant loin, on saura à quoi s'en tenir lorsque l'on vous verra arriver, car le carnyx prévient de la combativité du clan auquel il appartient. Vous représentez peut-être ce clan tout entier, et peut-être avez-vous particulièrement besoin d'être rassuré, enthousiasmé par cette voix venue du tréfonds de vous-même. Que souhaitez-vous faire savoir dans votre entourage (personnel ou professionnel) ? Quelle offense vous a-t-on faite qui mérite un point final pour délimiter clairement ce qui ne doit pas/plus être dépassé ?
Quelle que soit la position que vous tenez dans ce tirage, songez que les force de persuasion et d'impression ont parfois plus de puissance que les armes symboliques habituellement utilisées dans le domaine qui vous préoccupe.
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