Symbolisme :
Auguste Allmer, auteur d'un article intitulé "Dieux de la Gaule. I. — Les dieux de la Gaule Celtique (suite inscriptions 1539 à 1541)." (In : Revue épigraphique, tome 4, N°109, 1903. pp. 24-26) fait de ce Dieu, le théonyme du Royans :
Mars Rudianus c’est le dieu Mars de la région, appelée le Royans ; les curatores sont, croyons-nous, les curateurs du temple du dieu.
[...]
Mars Rudianus des autels trouvés chez les Voconces paraît bien être la personnification du Royans qui devait peut-être son nom primitif « à la couleur rouge que présentent souvent, dans le Royans et dans le Vercors, les flancs des montagnes, lorsqu'ils sont entamés par des éboulements récents ». Nous ne savons pas si quelques particularité semblable se remarque dans les lieux situés entre Fréjus et Marseille, d'où proviennent les autels dédiés au dieu Rudia(nus ?), ni même si ce dieu, qui n'est pas associé à Mars, et dont le nom n'est pas complet, s'appelait réellement Rudianus.
Joseph Loth, auteur de "Le Dieu gaulois Rudiobos, Rudianos" (in : Revue Archéologique, vol. 22, 1925, pp. 210–27) rapproche ce dieu de l'irlandais Dagda :
[Dans le trésor découvert dans la commune de Neuvy-en-Sullias] L'offrande d'un cheval de bronze, d'une facture remarquable, au dieu Rudiobo-s s'explique par le nom même de la localité qui en fait les frais. Cassiciate est un dérivé de Cassicia, forme à peu près identique à un vieux celtique Cassicā qui a donné : gallois caseg, pluriel cesyg ; comique moyen cassée ; breton cazee, pluriel kezee, jument (le pluriel breton a le sens général de chevaux). Cassiciate devait être une sorte de haras, fort important, utilisé pour les troupes, à en juger par la présence, dans le trésor, de trompettes, enseignes militaires, statuettes de Mars, etc.
[...]
M. S. Reinach a eu raison de voir, dans l'offrande d'un cheval de bronze à Rudiobos, une nouvelle preuve du culte du cheval en Gaule, déjà attesté par le culte très répandu de la déesse Épona, protectrice des chevaux. Il y avait ajouté une remarque des plus intéressantes : c'est que ce culte du cheval divinisé était la raison de l'aversion des Gaulois pour l'hippophagie. Dans mon étude sur les Noms du cheval chez les Celtes en relation avec quelques problèmes archéologiques, j'ai établi qu'à une époque pré-indo-européenne, le cheval avait été pour la race celtique un ancêtre mythique, une sorte de totem. Il n'est pas inutile de remarquer avec M. S. Reinach que le cheval offert à Rudiobos est bridé, mais non sellé. Ce serait la monture d'une divinité invisible.
A en juger seulement par des objets trouvés à côté du cheval : sangliers-enseignes, trompette militaire, statuette de Mars, Rudiobos ne devait pas être une divinité pacifique. C'est confirmé par les inscriptions où figure le dieu Rudianus, qui paraît être un doublet de Rudiobos, ou, en tout cas, lui être apparenté. (1)
C. I. L., XII, 341, M(arti) R(udiano)
Ibid., 381. Deo Rudian(o).
Ibid., 1566. Deo Marti Aug(usto) Rudiano.
Ibid., 2264. Marti Aug(usto) Rudiano.
L'irlandais nous apporte une contribution des plus précieuses pour l'interprétation du nom de Rudiobos, Rudianos, et la connaissance de leur culte. En irlandais moyen et moderne ruad (vieux celtique roudo-s, ide. reudho-s, roudho-s) a les deux sens de rouge et de fort. Dans le texte moyen irlandais : In Cath catharda (la guerre civile), ruad apparaît plusieurs composés avec un sens intensif. Le dictionnaire moderne irlandais-anglais de Dinneen présente aussi un certain nombre de composés où rùadh a la même valeur. [...]
Le sens de rúad, fort, en même temps que rouge, est très marqué dans le composé ad-rûad, très fort et très rouge. Rudianos, dérivé de rudi-, à l'aide d'un suffixe -ano-, commun à toutes les langues celtiques, a ù bref, à en juger par le nom de lieu Le Royans. [...] Rudiobos est composé de rudio-, fort ou rouge, et de bo-, forme en o de la racine be, frapper, couper : irlandais moyen benim, je frappe, blesse, tue ; moyen breton bénaff, couper ; vieux breton et-binam gl. lanio. Pour bo, cf. gallois bon = bo-no- dans bon-clust, coup sur l'oreille, gifle. Il y a en goidélique comme en brittonique des composés avec le dérivé -bio (-b-io) de cette racine : gaulois latinisé vidubium ; moyen irlandais fid-bae gl. falcatrum ; gallois gwydyf, faucille, vieux gallois uuidim, gl. lignismus ; vieux celtique vidu-bio-n, qui taille le bois.
Rudiobos signifie : le rouge ou fort frappeur, peut-être même, primitivement, celui qui frappe avec le rouge, comme je le proposerai plus bas.
En védique, rudrà-s a les deux sens du celtique (rudio-s) ; rouge et fort (Uhlenbeck, Kurzge/assle Etym. Wörterbuch der Altind. Sprache). Il y a aussi un ensemble de traits caractéristiques communs au dieu védique Rudra et au Roudos celtique, In Dagde, le bon dieu, le dieu suprême des Irlandais.
Rudra occupe une place à part et des plus importantes dans la littérature et le culte de l'Inde ancienne. Sa naissance fait prévoir ses redoutables prérogatives. Les dieux ayant vainement cherché un vengeur capable de châtier l'inceste commis par Prajapâti (le maître de la lignée) avec sa propre fille, mirent en tas toutes les substances les plus redoutables qui résidaient en eux-mêmes, et de là naquit ce dieu. Dans le Rigvéda, il reçoit le nom de rouge.
C'est essentiellement un dieu de la terre. Un texte des Brahmanas dit expressément que, de par le sacrifice qu'ils offrirent, les dieux montèrent au ciel, mais que le dieu qui règne sur le bétail (Rudra) demeure ici-bas. Il est appelé Père du monde ; or, dit Bergaigne, par un contraste curieux, le titre de père implique une idée de malveillance, ce qui convient au caractère de Rudra. Il réside parmi les pères, c'est-à-dire les mânes et, d'ailleurs, son culte ressemble à celui des morts. Il est très redouté et très redoutable par lui-même et par ses fils, les Marútas, dieux du vent, de la tempête et des orages, appelés aussi Rudras et Rudriyas. Il distribue avec une égale facilité la fièvre et la guérison. Il est le dispensateur des biens de la terre et, en particulier, le maître du bétail.
Rudra est le seul dieu méchant dans l'Olympe védique. On y aperçoit cependant, mais avec moins de netteté que dans la religion iranienne, la lutte entre les deux principes, le bon et le mauvais. Ces deux principes se manifestent aussi dans les traditions celtiques, mais confusément, en raison de l'âge relativement récent des textes où nous pouvons les étudier. Il est certain aussi que le christianisme a transformé en démons malfaisants un certain nombre de dieux du jour. Nulle part cette évolution n'est plus frappante que dans les légendes galloises concernant Gwynn (vindos), le fils du dieu Nudd ; irlandais Nuadu (Noudds, datif noudonti : Nodonti deo, dans les inscriptions latines de l'île de Bretagne.
Néanmoins, il y a, sans contestation possible, chez les Celtes des dieux particulièrement redoutés en raison de leur puissance malfaisante, comme Teutates, Esus et Taranus. La physionomie de Dagde est plus complexe.
Son nom Dagde = Dago-deiuo-s ? indiquerait un dieu du jour ; mais, de même que la Bona Dea des Latins, qui n'est autre chose que la Terre divinisée, le bon dieu irlandais est essentiellement un dieu de la terre : dia talman, en irlandais moyen. Il règne sur les demeures souterraines des dei terreni. C'est lui qui a réparti entre ses sujets les Tuatha Dé Danann ou peuples du fils de la déesse Danu, les sid ou palais souterrains où ils résident. Il a les caractères essentiels de Rudra. Il est appelé Oll-athir = indo-européen Ollo-paíêr, grand-père, le père par excellence. Rudra signifie rouge et fort ; ruad qui caractérise In Dagde, de son nom personnel Eochu Ollathir, a les deux sens. Cette épithète est très caractéristique. Le rouge, dit Oldenberg, symbolise la mort et ses épouvantes. Les condamnés à mort sont vêtus de rouge ; de fleurs rouges est tressée la guirlande mortuaire ; pour les charmes magiques, on emploie les accessoires de cette couleur. Il est frappant qu'en Europe, à l'époque paléolithique, des cadavres étaient saupoudrés de rouge au moins partiellement. Les squelettes de Menton, ainsi que ceux de Brunn en Moravie, présentaient une coloration rouge. Dans un sacrifice en vue d'anéantir un ennemi du sacrifiant, les prêtres védiques vêtus de rouge et coiffés de turbans rouges immolent un animal rouge sang. Rudra est appelé le rouge sanglier du ciel. La littérature védique récente a quelque peu innové peut-être en ce qui concerne les couleurs de Rudra. Le ventre de Rudra est bleu noir, mais son dos est rouge ; avec le bleu noir il enveloppe son ennemi, mais c'est avec le rouge qu'il frappe celui qui le hait.
II est donc fort possible que Rudiobos ait signifié à l'origine : celui qui frappe avec le rouge. L'expression est métaphorique.
[...]
Lug, comme je l'ai fait remarquer, n'est d'ailleurs qu'une incarnation de la puissance intellectuelle, créatrice des arts, que la tradition attribuait au dieu suprême en le qualifiant de riiad rofessa, le rouge ou le fort à la grande science.
Les traits communs à l'Oll-athir irlandais et à Rudra sont encore plus accusés chez le dieu suprême gaulois : Toutatis (Touto-taii-s) ; avec Esus et Taranus, c'est parfois un dieu de bataille, de feu et de sang : ce n'était sans doute, comme pour Dagde, qu'une des faces de sa nature.
Notes : 1) Rudiobos est un nom composé (Rudio-bo-s) et Rudianos un dérivé du premier terme, ce qui est conforme à l'usage celtique, goidélique et brittonique pour désigner un même personnage.
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Dans le compte-rendu proposé par Germaine Faider-Feytmans du travail d' "Emile Thevenot, Sur les traces des Mars celtiques (entre Loire et Mont-Blanc)." (In : L'antiquité classique, Tome 25, fasc. 2, 1956. pp. 544-545) la vision martienne des Celtes prend une toute autre allure que celle des Romains :
Dans son introduction, M. Thevenot souligne la contradiction qui creuse un fossé de plus en plus large entre l'affirmation de César, « Mars régit la guerre », et la constatation des faits : Mars en pays gaulois est une divinité rustique et pacifique, très éloignée de l'Arès olympien. De toutes les divinités gauloises, Mars est celle qui a laissé le plus de traces épigraphiques et bien souvent, comme le montre l'auteur à propos du Mars Leherennus, il s'agit d'une divinité locale, préexistante, à laquelle a été accolé le nom de Mars, qui, à la longue, l'a absorbée : un phénomène identique n'est-il pas fréquent en toponymie ?
[...]
Les conclusions que l'auteur tire de son inventaire sont suggestives : loin d'être le dieu belliqueux qu'il est de tradition de considérer en lui, Mars est reconnu « comme dieu gardien du temps et du mouvement des astres et, d'autre part, il préside à des sources, lacs ou ruisseaux sacrés ; tour à tour guérisseur, garant de fécondité et d'éternelle survie, il est protecteur des groupes sociaux aussi bien que des simples particuliers » ; enfin, « on le trouve en rapport avec des animaux sacrés tels que le serpent à tête de bélier et surtout de cheval ». On devine quels horizons nouveaux ouvrent de telles constatations : dieu céleste et solaire, gardien des calendriers solaires, lié au culte des eaux, donc guérisseur et social, Mars, enfin, est garant de vie éternelle. Si l'on ajoute à ces conclusions celles qui émanent des faits de l'interférence du dieu avec d'autres divinités, Jupiter, Hercule, Vulcain et surtout des dédoublements et répétitions d'intensité conférés à ces syncrétismes, on devine que l'hypothèse finale de M. Thevenot prend une forme de vraisemblance assez impressionnante : Mars, comme d'autres dieux, se rattacherait originairement en Gaule à une sorte de monothéisme solaire, qui, sous le choc de croyances étrangères, se serait lentement estompé.
D'autre part, un phénomène analogue pourrait être constaté au sujet des multiples divinités féminines, images diverses et tardives d'une force primitive unique (la Terre mère), les deux éléments un couple divin.
Émile Thévenot, auteur de Divinités et sanctuaires de la Gaule. (Éditions Fayard, 1968) :
Au surplus, on connaît, en Dauphiné et en Provence, un Mars Rudianus, dont l'appellation celtique offre le même radical que Rudiobus. Ce radical rud- signifie, d'après les celtisants « le rouge » et « le fort », la couleur rouge étant volontiers associée à l'idée de lutte. Or, l'un des monuments découverts sur un site consacré à Rudianus présente la figuration d'un cavalier. Il est donc probable que le cheval bridé, mais non sellé, de Neuvy-en-Sullias correspond à la monture d'un dieu invisible, évoqué par la seule image du noble quadrupède.
[...]
Cette parenté entre le dieu tribal et la tribu a été si intime que la toponymie moderne en parfois gardé le souvenir. Le nom de l'ancien « pays » du Royans est dérivé de Mars Rudianus (cf. le déterminatif des localités de Pont-en-Royans et Saint-Jean-en-Royans).
[...]
Un dieu des sommets : Rudianus, à Saint-Michel-de-Valbonne
Le culte de Mars Rudianus a connu dans la Drôme une faveur exceptionnelle. L'une des inscriptions retrouvées fait état de « curateurs », c'est-à-dire de personnages qui assuraient l'entretien du temple et qui veillaient peut-être à la célébration des fêtes. Un second texte a été tiré des ruines d'une ancienne église chrétienne, ce qui est un indice de la longue persistance du culte. La même divinité fut honorée dans le Var, où l'on connaît deux sanctuaires, l'un à trente kilomètres au nord d'Hyères, l'autre sur le territoire de cette ville, dans un site caractérisé, qu'il y a intérêt à considérer avant tout propos.
[...] Le petit massif découpé par la Valbonne s'étage en bombements tumultueux, dont le plus spectaculaire est sans conteste le premier de tous, celui qui surplombe de haut la vallée où s'affairent les hommes. Un tel emplacement devait frapper l'imagination de nos ancêtres. Malgré la difficulté d'accès, ou plutôt en raison de son farouche isolement, le lieu leur apparut comme un trône approprié pour la divinité céleste. Non seulement ils prirent l'habitude de s'y réfugier en cas de danger, mais ils le choisirent comme point de rassemblement pour honorer le dieu protecteur dont ils escomptaient le secours.
D'étranges monuments furent implantés dès l'époque gauloise, et, aux temps gallo-romains, on apprit à graver dans la pierre le nom divin que l'on s'était borné jusqu'alors à articuler : Rudianos, latinisé en Rudianus. Le culte se perpétua et il faut croire qu'il avait conservé grand crédit, car l'Église triomphante jugea opportun de placer sous le patronage de l'archange Saint-Michel le rude piton, où l'on édifia par la suite une chapelle chrétienne.
Telle est l'évolution que l'on peut entrevoir, en considération du site et de ses consécrations successives, ainsi qu'à la lumière des sondages exécutés par le Duc de Luynes, vers 1863. Cette exploration, conduite parmi les ruines (encore bien discernables) de la chapelle Saint-Michel, fit découvrir une grande pierre, haute de plus de deux mètres, qui avait dû être dressée comme une sorte de menhir. Grossièrement sculpté, elle est ornée en haut d'une figuration de cavalier, dominant cinq têtes humaines apparemment coupées. Une seconde pierre, de même silhouette, également ornée, dit-on, d'une tête coupée, fut exhumée, mais on ne sait ce qu'elle est devenue. Diverses inscriptions fragmentaires furent mises au jour. Deux d'entre elles pourraient être des épitaphes funéraires, tandis que deux autres sont des dédicaces gallo-romaines à Rudianus. Des restes de murs visibles dans les parages, des fragments de poterie indigène et de tuiles « romaines » font penser qu'une petite station a remplacé l'oppidum celtique ; mais il faudrait organiser des fouilles modernes pour interpréter correctement ces vestiges.
Le grand monolithe (aujourd'hui conservé au musée d'Hyères), dont le style évoque une époque bien antérieure à celles des vestiges gallo-romains, soulève des problèmes difficiles. Sa conservation dans un site martien, ne peut se justifier, semble-t-il, que par le respect attaché à un monument témoin d'une forme primitive du culte. Quant à la signification des figures, des rapprochements peuvent être établis. S'agirait-il de défunts groupés sous la protection de Mars ? La découvertes de stèles funéraires gallo-romaines dans les mêmes ruines militerait en faveur de cette supposition, dans la mesure où l'on peut admettre qu'à une époque ancienne, la représentation de la tête pouvait suffire à évoquer le souvenir d'un personnage entré dans la vie de l'au-delà.
On peut aussi considérer que les têtes coupées correspondent à des ennemis sacrifiés. On se remémore, dans cette deuxième hypothèse, les textes relatant l'habitude des Gaulois, et plus généralement des Celtes, de décapiter les ennemis vaincus et de conserver les crânes comme fétiches, ou de les offrir au dieu de la guerre. On évoque les piliers à alvéoles, disposés pour contenir des crânes, que les fouilles ont fait retrouver dans plusieurs sanctuaires provençaux (Roquepertuse, Entremont, Glanum). Quoi qu'il en soit, le maintien des menhirs à têtes coupées dans le sanctuaire de Rudianus, tout au long de la période gallo-romaine, suppose un rapport avec le culte de Rudianus.
Et puisque, par ailleurs, les chevaux symboles de Mars ont été découverts çà et là en Gaule, en Bretagne insulaire et en Autriche, le cavalier dominant les têtes coupées de Saint-Michel ne serait-il pas la figuration traditionnelle du dieu Rudianus, ultérieurement interprété en Mars ? Cet exemple montre la complexité des questions qui se posent à propos de ces vénérables monuments.
Reste à examiner le fait que Rudianus a subi, si l'on peut dire, une deuxième interprétation, celle-là chrétienne, qui l'a rapproché de l'archange Michel. Pour comprendre le sens profond de cette adaptation, il faut bannir de l'esprit la pensée, couramment affirmée, que l'Église aurait voulu « substituer » purement et simplement un culte chrétien à un culte païen. L'intention de l'Église, bien précisée par l'édit de 435, était d'abord d'assurer la destruction des temples païens, puis de mettre en place le culte chrétien, afin de laver de toute souillure les lieux profanés par la présence des idoles. Pour atteindre pleinement ce but, il convenait que le nouveau sanctuaire s'élevât sur l'emplacement exact de l'ancien (ce que vérifie l'archéologie) et il était adroit, d'autre part, de choisir, parmi les saints chrétiens, l'un de ceux dont les aptitudes se trouvaient en harmonie avec le culte païen que l'on entendait extirper. En une certaine mesure, la personnalité du saint honoré dans le nouveau sanctuaire chrétien apporte une indication sur celle du dieu païen qui l'a précédé au même lieu. Ainsi n'est-il pas indifférent de constater que l'archange Michel a succédé à Mars Rudianus. Le même héritage peut être observé en Bourgogne, à Aignay-le-Duc (Côte-d'Or), où l'on a mis au jour une dédicace à un autre Mars celtique, sur la montagne dite de Saint-Michel, tout près d'une chapelle dédiée sous la même invocation. Ces prolongements chrétiens confirment à leur manière l'existence d'un certain parallélisme entre le Jupiter et le Mars celtiques. L'un et l'autre symbolisent les Forces irrésistibles du Bien, qui engagent la lutte contre l'Esprit du Mal, et dont le triomphe renouvelé assure à la fois le maintien de l'ordre divin et le bonheur de l'humanité.
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Henri Desaye et André Blanc, auteur d'un article intitulé “Inscriptions Nouvelles de La Drôme et de l’Ardèche.” (Gallia, vol. 27, no. 2, 1969, pp. 206–24) étend le culte de ce Dieu à l'ensemble du Vercors :
On conserve à Saint- Etienne-en-Quint à 6, 5 km à vol d'oiseau au nord de Pontaix, une dédicace faite par des curatores au dieu Mars Rudianus, dieu éponyme de la région du Royans. Ajoutons, pour préciser le contexte religieux, que ce secteur du Diois a livré deux dédicaces à la déesse locale Andarta, une à Mercure uiator et une aux Lare.
Le dieu Mars Masuciacus est donc connu par deux dédicaces trouvées à 5 km l'une de l'autre, tandis qu'à 6, 5 km plus loin, presque au pied du Vercors, on adore Mars Rudianus, le dieu rouge d'une région montagneuse et sauvage qui doit correspondre au Royans et au Vercors réunis. Cela semble montrer que le culte de Masuciacus restait très strictement local et qu'il faut sans doute chercher une divinité topique très près des lieux de la découverte.
Gaël Hily, auteur d'une thèse intitulée Le dieu celtique Lugus. (Sciences de l'Homme et Société. Ecole pratique des hautes études - EPHE PARIS, 2007) fait le lien entre Rudiobos et Rudianos, mais l'associe plutôt à Mercure-Lugus :
Dans la religion gallo-romaine, plusieurs dieux sont associés à des étalons. À Neuvy-en-Sullias (Loiret), il a été retrouvé une statue de cheval en bronze surplombant le socle où était gravée une inscription en l’honneur du dieu Rudiobo ; ce théonyme peut être comparé à Rudianos, connu en Provence et dans la Drôme. Rudiobo est construit sur le thème rudio- « rouge » et bo-, forme en -io de la racine bheyH « frapper, couper », d’où « le Rouge Frappeur », tandis que Rudianos est un dérivé de rudi- avec un suffixe -ano. Joseph Loth a fait remarquer que, dans l’usage celtique, un dérivé et un composé construit sur un premier élément analogue peuvent désigner un même personnage. Ainsi, Rudiobo et Rudianos pourraient représenter un seul et même dieu, le second étant alors une forme hypocoristique du premier. Nous sommes tenté de comparer ces dieux à Rúad Rofesai, c’est-à-dire au Dagda, en vertu de leur nom construit sur roudos « rouge » (cf. v. irl. rúad, gall. rhudd, moy. corn. rud, v. bret. rud) et de leur rapport respectif aux chevaux. Rudianos et Rudiobo pourraient alors correspondre à la figure du Dieu-Père. Mais Rudiobo peut également être considéré comme un datif pluriel, une forme sous laquelle Lugus est souvent honoré.
[...]
En Gaule, deux monnaies peuvent indiquer que Mercure-Lugus était lui aussi armé d’un trident. [....]
La seconde monnaie a été frappée au tout début du Haut-Empire, dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C., et est attribuable au peuple belge des Morins. À l’avers figure un jeune homme imberbe et chevauchant à gauche ; il tient les rênes de la main droite et un trident de la main gauche. Devant et sous le cheval sont représentés un annelet et un foudre, à moins qu’il ne s’agisse d’un double trident stylisé. Au-dessus du dos du cavalier se trouve une inscription que l’on peut certainement rendre par RVPIOS ou RVDIOS. Ce terme s’explique sans doute par *roudos, l’un des mots celtiques désignant la couleur rouge. Nous connaissons justement en Gaule toute une série d’inscriptions dédiées à un dieu indigène dont le nom est formé sur cette racine : Rudianos et Rudiobo. Dans notre deuxième partie, nous avons évoqué ces divinités et les avons comparées à Rúad Rofesai (un autre nom du Dagda), ainsi qu’à Lugus.
Un autre élément vient renforcer notre hypothèse. Une des dédicaces à Rudiano a été découverte sur la commune de Saint-Michel-de-Valbonne (Var), dans un sanctuaire situé en hauteur. À cet endroit ont également été recueillis deux menhirs ; le plus grand porte en son sommet une gravure de cavalier. Ce lieu a été christianisé, comme beaucoup de sanctuaires de hauteur, par une chapelle dédiée à saint Michel. Or, il semblerait que le culte de saint Michel ait prolongé celui de Mercure-Lugus, lequel pourrait donc correspondre à Rudiano. Cette hypothèse inciterait à croire que le Rudianos de la monnaie des Morins est identifiable à Lugus. Toutefois, nous constatons une nouvelle fois la difficulté de trancher entre Lugus et son père.
[...]
Dans la Gaule chrétienne, le culte de saint Michel a sans doute continué celui de Mercure-Lugus. (1) De nombreux sanctuaires de hauteur ont été christianisés par la construction d’une chapelle dédiée à saint Michel. L’un des exemples les plus explicites est le village vendéen de Saint-Michel-Mont-Mercure, où l’église dédiée à saint Michel a pris la place d’un temple consacré à Mercure.
Note : 1) Benoît 1959 : 107, 1969 : 54 ; cf. Thévenot 1955a : 109-110 qui estime que saint Michel a plutôt continué le culte du Mars indigène.
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Dans Des Dieux gaulois, Petits essais de mythologie (© ARCHAEOLINGUA Foundation, 2008) Patrice Lajoye nous renseigne davantage sur les caractéristiques du Mars gaulois :
L’assimilation [de Toutatis] à Mars est bien notée par ces inscriptions, en Autriche, donc, mais aussi en Grande-Bretagne, où on lui donne aussi le surnom de Cocidius (« Le Rouge ») (1).
Des Mars locaux
Le « Père de la Tribu » ou « Celui de la Tribu » a donc été assimilé par les Romains à Mars. Or il existe curieusement une petite série de Mars indigènes qui portent le nom de peuples gaulois des environs des Alpes. C’est le cas d’Albiorix, de Caturix et de Latobius. Albiorix (le « Roi du Monde ») est l’éponyme des Albici, peuple des environs d’Apt et de l’actuel plateau d’Albion. Toutes les inscriptions consacrées à Mars Albiorix ont été retrouvées dans leur voisinage, sauf une série découverte dans un sanctuaire du Piémont italien.
Latobius (le « Héros », ou bien l’« Ardent »), lui, porte le nom des Latobici, peuple qui a vécu sur le territoire actuel de la Slovénie et le sud de l’Autriche. Il est d’ailleurs caractéristique que l’on ait ajouté la mention de Toutatis sur une inscription consacrée à Mars Latobius.
Le cas de Caturix est plus problématique car il oblige à faire un peu de géographie antique des Alpes. Certes, Caturix (le « Roi du Combat ») est l’éponyme des Caturiges. Mais ce peuple à vécu dans les environs de Chorges (Caturigomagus) et d’Embrun (Eburodunum), dans la haute vallée de la Durance. Or presque toutes les inscriptions consacrée à Mars Caturix ont été retrouvées près d’Yverdon en Suisse. Mais de même que les Latobici sont mentionnés par César comme ayant fait partie de la fameuse tentative de migration des Helvètes en Gaule, il est possible que des Caturiges aient aussi été liés à cet ensemble de peuples. Pline l’Ancien nous informe que les Bagicuni, petit peuple du Piémont italien, au nord de Monaco, sont des Caturiges. On notera aussi qu’Yverdon, dans
l’Antiquité, s’appelait Eburodunum, comme Embrun ! Les Caturiges sont donc vraisemblablement localisés en plusieurs endroits sur le versant ouest de Alpes.
Rapport à l’Italie
S’associer à une divinité guerrière jusqu’à faire nom commun n’est pas un acte gratuit dans une société elle-même guerrière. Le « Mars gaulois » a sans doute en cela beaucoup de points communs avec le Mars latin, protecteur de l’ager, le territoire cultivé, et donc des ressources. Même si on sait maintenant qu’il n’y a sans doute jamais eu de Mars agraire, théorie qui a longtemps eu cours, il n’en reste pas moins que la divinité a pour rôle de tout protéger, y compris les récoltes, non pas contre les intempéries ou les maladies, mais contre les razzias.
Mars roi
Chez les Celtes, Mars est non seulement père de la tribu, mais il est aussi roi. Il est surnommé Riga à Malton en Grande-Bretagne, mais il est aussi le « Très Royal » (Rigisamus) à Bourges et à West Coker (Grande-Bretagne), et c’est encore en Grande-Bretagne, Nettleham, qu’il est le « Sanctuaire Royal » (Rigonemetis). Les Celtibères ont aussi probablement un Mars Rego, à Lugo (Espagne). Cela nous conduit à examiner son assimilation au dieu Nodons, attesté dans un sanctuaire à Lydney Park, à l’embouchure de la Severn. Nodons est l’équivalent antique du dieu irlandais Nuada, lequel est le roi des Tuatha de Danann, la « Tribu de Dana ». On retrouve ici l’antique Touta/Teuta sur lequel est basé le nom de Toutatis. Nodons, dont le nom a un rapport avec la pêche, représenté aussi avec les attributs d’un pêcheur, est très probablement l’ancêtre du Roi Pêcheur des romans arthuriens, roi dont la blessure empêche toute prospérité dans son royaume.
Contre-exemples
Mais comme rien n’est jamais simple en matière de religion celtique, Mars n’a pas le monopole de la protection du peuple. On connaît en Bulgarie et en Hongrie un Jupiter Teutanus (« Celui de la Tribu »). Dans les Germanies, à Bingen et Hohenburg, c’est Mercure qui est surnommé ainsi, avec la variante Toutenus. Pire, à Wiesbaden, c’est Apollon qu’on nomme Toutiorix : « Roi de la Tribu ».
Note : 1) CIL VII 335 : Cocidius serait un dérivé du gaulois cocos : « rouge », mot attesté par Pline, Histoire Naturelle, 9, 141.
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Dans Les Religions gauloises (Ve-1er siècles av. J.-C.) (CNRS Éditions, 2016) Jean-Louis Brunaux explique notamment que la théologie gauloise tendait davantage vers le monothéisme qu'elle ne tenait du polythéisme méditerranéen :
Quand les Celtes arrivèrent en Gaule, les rivières, les montagnes, les sources, etc., portaient déjà des noms soit d'une souche celtique plus ancienne, soit donnés dans une autre langue. Ces noms désignant une force divine furent conservés par la population immigrante, intégrés à un système de pensée divine qui était d'une extraordinaire souplesse. Ils formèrent la base d'une topographie religieuse naissante où ils finirent par se fondre : la divinité topique indigène devint la représentante de tel dieu de la tribu, le nom demeura probablement aussi.
Beaucoup de ces peuples, avant leur installation, mais même après - notamment les peuples belges -, étaient avant tout des peuples guerriers. Leur représentation divine principale avait évidemment cette nature belliqueuse. Et c'est à ce type divin que César fait allusion quand il parle de Mars. Les sanctuaires dont il sera question dans la partie suivante sont essentiellement connus dans le nord de la Gaule et précisément chez les peuples belges dont la réputation guerrière fut à ses dépens confirmée par César. Or, la plupart de ces grands lieux de culte qui avaient une audience élargie à la civitas tout entière voire à une confédération, présentent des caractères guerriers indéniables. Chez les Belges, les Ambiens, les Atrébates de l'époque de l'indépendance, le culte guerrier semble même occulter toute autre forme de culte, agraire, artisanal. L'impression se dégage que chez tous ces peuples le dieu principal était une forme de Mars, que c'est elle qui incarnait les grands principes divins qui chez d'autres peuples pouvaient être attribués à une autre divinité. L'importance de ce culte guerrier dans un certain nombre de cités est encore signalée par le bref tableau du panthéon gaulois quand César décrit que chez de nombreux peuples on peut voir dans des lieux consacrés des monceaux de dépouilles guerrières, telles que celles dont les sanctuaires belges nous donnent image.
Mythologie :
Jean-Jacques Hatt, auteur d'un "Essai sur l'évolution de la religion gauloise." (In : Revue des Études Anciennes. Tome 67, 1965, n°1-2. pp. 80- 125) fait de Rudianos un dieu du ciel et de la lumière :
Cependant, les travaux d'Ê. Thevenot ont démontré qu'il existait un dieu indigène du ciel et de la lumière, associé du cheval et en rapport avec les sources. Cette grande divinité, parfois appelée Loucetios, ou Leucetius (le brillant, l'étincelant), ou Rudianos, Rudiobos, ou Segomos, paraît bien avoir des rapports directs avec Taranis. Elle est en tout cas issue d'un mythe parallèle : celui du cheval, ou du dieu cavalier solaire descendant du ciel sur la terre pour apporter la pluie et faire jaillir l'eau des sources. Mais il n'est pas exclu qu'il y ait eu, à l'intérieur des divinités du premier groupe de la triade (dieux cosmiques, en rapport avec les druides), une distinction entre un dieu sidéral (Loucetios) et un dieu fulgurant (Taranis), comme il y a une différence dans le panthéon germanique, entre Tiu, dieu du ciel, Thor et Donar, dont l'un est le dieu de la foudre et l'autre le dieu de la tempête.
A propos des têtes coupées :
Selon W. Deonna, auteur d'un article intitulé "Phalères celtiques et gallo-romaines avec décor de têtes humaines (suite et fin)." (In : Revue Archéologique, 1950, vol. 35, pp. 147-181) :
Les têtes coupées chez les Celtes
Bien que les nouvelles découvertes d'Entremont aient appelé l'attention sur le symbolisme complexe de la tête humaine, en Gaule, il n'est pas douteux que les Celtes aient pratiqué aussi la décapitation des ennemis.
L'usage guerrier de mutiler le corps de l'adversaire, de conserver sa tête comme trophée, et surtout comme talisman - car la tête, siège de l'âme, devra se mettre au service du vainqueur - est universel, dans l'antiquité, ainsi que chez certaines populations des temps modernes, encore ; il suffit de rappeler, parmi ces derniers « chasseurs de têtes », les Indiens Jibaros du Brésil et leurs curieuses pratiques.
Pas plus que l'Égypte et l'Orient, la Grèce et Rome, aux époques primitives, n'ont ignoré cet usage. Mais leurs civilisations rapidement évoluées y ont, en général, renoncé ; elles n'en ont guère conservé que quelques souvenirs, à travers les mythes et dans l'art ; au contraire, la coutume persiste chez les peuples dits barbares : Daces, Thraces, Scythe, Ibères, Germains, etc.
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On la constate aussi chez les Gaulois, dès le IIIe siècle avant notre ère, dans la Gaule cisalpine. Tite-Live rapporte qu'après la bataille de Sentinum, où une légion romaine fut anéantie, en 295, les Gaulois Sénons s'avançaient, les têtes des vaincus suspendues à leurs chevaux : « Les cavaliers marchaient en avant, portant les têtes des victimes suspendues au poitrail des chevaux, ou fixées à leurs lances, et chantant un chant triomphal à la manière de leur race. » Cet usage gaulois est encore attesté en Italie, lors d'autres rencontres entre Romains et Gaulois.
Pour la Gaule transalpine, les deux passages capitaux sont ceux de Diodore et de Strabon, d'après Posidonios qui voyagea dans le Sud de la Gaule, vers l'an 80 av. J.-C. :
Aux ennemis tombés, ils coupent la tête et l'attachent au cou de leurs chevaux. Pour les trophées, ils les clouent à leurs maisons, comme on le fait à l'égard de certains animaux tués à la chasse. Pour les têtes des ennemis les plus illustres, ils les embaument soigneusement avec de l'huile de cèdre, et les conservent dans une caisse. Ils les montrent aux étrangers en se glorifiant de ce que telle tête, l'un de leurs ancêtres, ou leur père, ou quelque autre, n'a pas voulu la vendre, quelque argent qu'on lui en offrit. Il en est même qui se vantent de ne pas avoir voulu céder une tête pour son pesant d'or (Diodore).
Une coutume barbare et inhumaine, qui se retrouve parmi la plupart des nations du Nord : au sortir du combat, ils suspendent au cou de leurs chevaux les têtes des ennemis qu'ils ont tués et les rapportent avec eux pour les fixer en spectacle au grand portail de leurs maisons. Posidonios dit en avoir été souvent témoin, et avoir été long à se faire à cette vue ; toutefois, l'habitude avait fini par le rendre insensible. Quant aux têtes des grands personnages, ils les montraient aux étrangers conservées dans de l'huile de cèdre, et se refusaient à les vendre, fût-ce au poids de l'or (Strabon).
« Les Romains - ajoute Strabon, qui écrit au début du Ier s. de notre ère - ont mis fin à ces pratiques ». L'arc d'Orange, où l'on voit des têtes coupées et des scalps, prouve que la décollation et la décalvation étaient encore pratiquée par les auxiliaires gaulois, à l'époque où ce monument fut élevé. Ce serait vers l'an 21 apr. J.-C., que Rome aurait aboli l'usage, après la révolte de Sacrovir, entre autres mesures prises contre les sectateurs des druides et leurs rites sanglants.
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Les Gaulois décapitaient l'ennemi, ou se bornaient à le scalper, pour conserver sa chevelure, et peut-être s'en parer comme d'une coiffure de guerre ; on voit un scalp sur un trophée de l'arc d'Orange ; sur divers monuments, des têtes qui paraissent chauves pourraient avoir été scalpées.
Les têtes étaient offertes aux dieux dans leurs sanctuaires ; la reconstitution de celui de Roquepertuse illustre clairement ce rite, puisque les piliers du portique sont creusés d'alvéoles où étaient encastrés des crânes humains. On faisait l'offrande spécialement au dieu de la guerre, assimilé à divers dieux latins, et spécialement à Mars. A Apt, on a trouvé, sous une dédicace à Mars, une demi-douzaine de crânes humains. On les dédiait dans les demeures aux mânes, aux dieux domestiques. On les plaçait comme talismans sur les portes des maisons et sur les murs des cités, selon Posidonios, et, sans doute, on les suspendait aux arbres sacrés. Les crânes des vaincus devenaient des coupes à boire, et pouvaient servir aussi à des libations de sang humain. Pour conserver les têtes - celles des personnages illustres - on les traitait à l'huile de cèdre et on les momifiait. Ces trophées d'actions valeureuses protégeaient leurs possesseurs.
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Têtes coupées, chevaux et cavaliers
Revenant du combat, les cavaliers gaulois suspendaient au cou de leurs chevaux les têtes des vaincus. Les phalères ont dû inspirer ce décor. On retrouve cet usage chez des peuples et en des temps divers. Les Scandinaves les pendent à leurs étrivières. Les Tartares de Khiva les enferment dans un sac attaché à l'arçon de leur selle. Au XIe siècle, les vainqueurs des Musulmans en Espagne ornaient le poitrail de leurs montures de têtes arabes. Un relief en terre cuite du Dahomey montre un cheval ayant au cou une tête coupée, pour rappeler que les Dahoméens avaient décapité leurs ennemis et en avaient rapporté en triomphe, à Abomey, les têtes au cou de leurs chevaux.
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La réalité - on le voit par la phalère de Siverskaia Stanica, - peut être facilement transposée dans le mythe où les dieux agissent comme les hommes, et se plaisent comme eux au carnage. Les cavaliers qui attachaient à leurs chevaux les têtes ennemies, évoquaient à l'esprit des Gaulois leur génie des combats auquel on consacrait ces têtes, génie que le cheval symbolise, dont il est la monture.
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Michaël Tonon, auteur de "Les Saints aux trois sacrifices dans la Légende Dorée : survie chrétienne de thèmes celtiques." (In : Mythologie française, 2008, no 231, pp. 54-68) relève des survivances de la décapitation celtique dans les Vies de saints :
La décapitation finale : Une autre constante est que les saints ou saintes ci-dessus ne meurent quasiment jamais des supplices du type Esus/Taranis/Toutatis : ils les surmontent, et ils sont achevés par décapitation. La décapitation est ici l’ultime moyen d’achever le martyr, de venir à bout de sa sainteté, ou de sa puissance magique si on parlait en langage païen. Il s’agit certainement d’une croyance issue du monde celtique : la décapitation permet de mettre fin à la puissance magico-religieuse du sacrifié, en étant sûr qu’il ne « reviendra » pas dans le monde des vivants ; car dans la Légende Dorée, c’est bien ça la hantise du sacrifiant, du bourreau qui, à chaque fois qu’il tue le saint, le voit « revenir », ressuscité. Mais par contre, aucun saint ne survit à la décapitation.
On est sans doute très proche de la conception celtique du guerrier : celui-ci décapite l’ennemi vaincu, certes pour s’en faire un trophée, mais peut-être également pour éviter que le défunt, par sa « magie », puisse revenir persécuter son assassin : le décapiter, c’est le « terminer » définitivement, avec primitivement peut-être pour le guerrier le moyen de s’approprier la puissance du mort. C’est ce qui apparaît chez les Celtes irlandais, dans la Seconde Bataille de Mag Tured. Lorsque Lug demande à Diancecht, dieu médecin, de quel pouvoir il fera preuve dans la bataille, celui-ci lui répond :
« Tout homme qui sera blessé, à moins qu’on ne lui ait coupé la tête, ou à moins qu’on ait entamé la membrane de sa cervelle ou sa moelle épinière, il sera complètement guéri par moi pour le combat du lendemain matin ».
Ainsi, alors que traditionnellement Diancecht dispose d’un chaudron de résurrection pour ramener à la vie les soldats tués, et qu’il peut donc tout guérir ou ressusciter, il prend la peine de dire que son pouvoir ne peut rien pour les décapités et ceux ayant le cerveau ou la moelle épinière touchés. Claude Sterckx a montré que, pour les Celtes, le liquide céphalique et rachidien était considéré comme la source de la vie et de sa transmission, et qu’il ne faisait qu’un avec le sperme, considéré aussi comme provenant de la tête. Ainsi, celui qui est décapité perd sa substance de vie et de régénérescence. Il meurt ainsi sans espoir de retour.
Un détail particulier sur la décapitation de Saint Savinien est révélateur : alors que la décapitation est d’ordinaire le moyen ultime du bourreau pour vaincre la puissance du saint et le tuer, le saint parvient cependant à marcher sans sa tête pendant quarante-neuf pas avant de tomber : c’est le signe que c’est un « grand » saint, avec une sainteté (dans l’univers païen on dirait une puissance magique) telle que malgré ce supplice définitif, il peut encore résister quelques secondes.
Dans notre liste de saints, il n’y en a que deux qui ne sont pas décapités : Christine et Gorgon. Tous les deux meurent du sacrifice de type Esus : Gorgon est pendu et Christine meurt d’une flèche. Cependant, Christine a subi un supplice qui est le strict équivalent féminin de la décapitation : l’arrachage des seins. En effet, Claude Sterckx a montré également que chez les Celtes, les seins coupés des femmes (ou mastectomie) avec le lait qui en jaillit est l’équivalent de la castration et du sperme chez l’homme, et donc de la décapitation avec écoulement du liquide rachidien : ainsi, Christine est symboliquement décapitée, pour être sûr qu’elle ne reviendra pas.
Thomas Rankin Clergues, auteur d'un mémoire de master intitulé Le combat celtique à l’aune des phases typiques d’une bataille. (M2 Histoire vivante Université de Nîmes, 2024) confirme le lien entre Rudianos et la pratique des têtes coupées :
Quelque chose de particulièrement marquant dans l’expression guerrière celtique est la chasse à la tête, qui choque particulièrement les auteurs méditerranéens. Plus précisément il s’agit de la pratique de décollation, c’est-à-dire prendre la tête d’un individu déjà tué. Il n’y a pas de sources suffisantes pour affirmer si la décollation est systématique ou non, mais elle constitue néanmoins un but majeur du combat singulier. Chez les Celtes, la tête est interprétée comme un symbole du pouvoir divin et un lien avec le monde surnaturel puisqu’elle est la source de l’être du point de vue spirituel. Pour définir la décollation et la différencier de la décapitation comme punition ou moyen de susciter l’effroi, un bon référentiel serait les quatre points cités par M. Petitjean : il faut que la collecte soit un motif ou la cause principale du déclenchement du conflit (ces trophées étant l’objet d’une appropriation sociale et pouvant être conservés dans des lieux spécifiques ou communautaires) ; que la chasse participe à la définition d’un groupe de guerriers et contribue à sa légitimation ; qu’elle s’appuie sur des croyances religieuses ; et qu’elle procède de la représentation de la violence comme une forme de chasse. Ainsi, les Celtes pratiquent la chasse à la tête en un sens anthropologique et tout à fait distinct des pratiques romaines par exemple.
L’archéologie témoigne de l’importance spirituelle de la prise de la tête chez les Celtes. Il existe par exemple la représentation de Rudianos, un dieu guerrier, à Saint-Michel-de-Valbonne, incisée dans la pierre. Il y est représenté comme étant à cheval, ayant lui-même une très grande tête, et avec cinq têtes coupées jonchant le sol. Ceci constitue un symbole de sa puissance matérielle, de sa puissance spirituelle (et donc de la valeur qu’aurait représenté sa tête si quelqu’un l’avait prise) et ses trophées.
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