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Le Butor

Dernière mise à jour : 15 mars




Étymologie :


  • BUTOR, ORDE, subst.

ÉTYMOL. ET HIST. − Fin xiie s. (Folie Tristan d'Oxford, éd. E. Hoepffner, v. 498) ; 1661 fig. (Molière, École des Maris, III, 7 dans Ch.-L. Livet, Lex. de la lang. de Molière, Paris, p. 307). Sans doute d'un lat. vulg. *buti-taurus, composé du rad. de butio « butor » et de taurus « taureau ». Pline signale qu'à Arles, on appelait le butor taurus, à cause de son cri rappelant le mugissement des bœufs ou des taureaux (Hist. nat. 10, 42, 57 dans Forc., s.v. taurus, p. 671a).


Lire également la définition du nom Butor afin d'amorcer la réflexion symbolique.




Symbolisme :


Dans Le Livre des superstitions, Mythes, croyances et légendes (Éditions Robert Laffont, 1995 et 2019), Éloïse Mozzani nous propose la notice suivante :


Dans la France du XVIIe siècle, on prenait pour très mauvais présage que cet échassier des marais, sorte de héron, volât la nuit au-dessus de la tête d'une personne. En Angleterre, de nuit comme de jour, le butor en survolant un individu le condamne à mort. Un auteur anglais signale également qu'un chasseur du Somersetshire, qui en avait abattu un, fut poursuivi par le malheur. Ce même auteur parle d'un homme qui, pour aller à la chasse, attachait à sa boutonnière la griffe d'un butor censée lui porter bonheur.

Si un butor chante très fort ou si son cri est aigu, il promet le beau temps mais s'il se fait plus discret, la pluie est à craindre. L'entendre à un endroit qu'il n'occupe pas habituellement annonce une hausse du prix du blé. Pour les Allemands, plus tôt il apparaît dans la saison, meilleure sera la moisson.

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Dans La mystérieuse histoire du nom des oiseaux. (Éditions Robert Laffont, 2010) Henriette Walter et Pierre Avenas retracent l'origine du nom du butor :


Malgré la ressemblance des noms buse, busard et butor en français, ces trois oiseaux n'appartiennent ni à la même famille, ni au même ordre : la buse et le busard sont des rapaces alors que le butor s'apparente aux hérons.


Un oiseau qui mugit dans les roseaux : Selon Pline (X, 116), le cri du butor « imite le mugissement des boeufs », d'où son nom latin butio. Cela expliquerait une forme du latin vulgaire, *butis-taurus, qui a aboutit à butor en français et à bittern en anglais. La forme italienne tarabuso comme le nom espagnol avetoro traduisent la même idée.

Par ailleurs, en allemand, on reconnaît dans Rohrdommel, le nom Rohr, « roseau », rappelant que cet oiseau se camoufle dans les roseaux pendant la journée.


La balourdise présumée du butor : En français, butor désigne aussi, déjà chez Molière (L'Ecole des maris, Acte III? scène VII), un personnage à la fois grossier et peu intelligent. George Sand a même féminisé le nom en butorde, alors que Buffon prenait la défense de l'oiseau : « Malgré l'espèce d'insulte attachée à son nom, le butor est moins stupide que le héron, mais il est encore plus sauvage ; on ne le voit presque jamais. »

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Symbolisme celte :


Jean-Loïc Le Quellec, dans un article intitulé "Le roi des oiseaux : Rabertaud, Sibbus, Rokh et Garuda. (In : Bulletin de la Société de mythologie française, 1996, pp. 181-182) établit un lien mythique entre le Roitelet et le Butor :


L'étude des cérémonies concernant le roitelet (procession, plumage ... ) devrait être élargie à celle des bachelleries en général, et à l'examen des rites calendaires associés au "Roí de I'Oiseau". On songe notamment au tir au papegault (lequel n'est nullement un perroquet, mais un "pape coq") qui survivait probablement encore au siècle dernier, à Noirmoutier et aux environs de Niort, sous des formes euphémisées. A titre d'exemple peu connu, signalons un acte en date du 7 mars 1393, el selon lequel, lors de l'élection du "roy de la bachellerie" à Coulon, les jeunes gens offraient "deux Buors [butors] que doit le roy de Coulons pour le droit de reaulté de la bachelerie ausdits chevalier et escuyer en chascune feste de Trinité Notre-Seigneur au changement dudit roy". Cette mention du butor (Ardea stellaris L.), localement appelé buor ou bitor (1), est particulièrement intéressante lorsqu'on la rapproche des gloses latino-anglo-saxonnes qui donnent sous wrenna : bitorius vel pintorius, bitorius, biturius, regulus et bitriscus, d'où l'hypothèse de Ducange, selon laquelle le nom du Butor pourrait bien avoir quelque parenté avec le même bitriscus qui désignait le roitelet (wrenna). Certes, l'étymologie actuellement admise fait remonter le mot butor à un latin populaire *buti-taurus, composé du radical de butio "buse" et de taurus "taureau" évoquant le cri d'un oiseau encore appelé de nos jours "boeuf d'eau", "boeuf de marais", "taureau d'étang", "mugisseur", etc., selon une comparaison déjà effectuée par Pline. Si l'on peut considérer comme discutable l'étymologie qui rapproche le butor du roitelet, il n'en faut pas moins admettre qu'au XIVè siècle, dans la redevance citée, le premier oiseau tenait la place du second, et que les érudits médiévaux réunissaient, sous la même entrée, bitorius (le Butor) et bitriscus ou regulus (le roitelet). Une autre étymologie tout aussi intéressante est celle qui, pour expliquer le nom même des jeunes "célibataires" ou bachelets (mot encore utilisé de nos jours en Poitou) qui chassent, frappent, puis portent l'oiseau à l'aide d'un bâton, propose un type celtique *bacalâcos évoquant l'idée de "bâton, houletle de berger". Si, comme diverses étymologies proposées pour ce mot, elle présente de sérieuses difficultés, notamment phonétiques, le dossier folklorique lui donne cependant un poids dont les autres ne bénéficient nullement.


Note : 1) Buor en Poitou-Charentes, Bitor en Cévennes et dans le Gard, Bitar en Charente et Deux-Sèvres (Rolland 1967, 11 : 376).

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Synthèse Chat GPT du 7 mai 2023 :


Le symbolisme du butor dans la tradition celtique est assez complexe et varié. Dans la mythologie celtique, l'oiseau est souvent associé à des divinités ou à des figures mythiques, telles que les déesses rivières, les fées, ou les guerriers légendaires.

Dans certaines croyances celtiques, le butor était considéré comme un messager de l'autre monde, capable de voyager entre les différents royaumes de la réalité, tels que le monde des vivants et celui des morts. Il était également associé aux cycles de la nature, à la fertilité des terres marécageuses et à l'abondance de la vie aquatique.

Dans la mythologie celtique irlandaise, le butor était parfois associé à la figure mythique de Cúchulainn, le célèbre héros guerrier, qui était capable de se transformer en oiseau pour échapper à ses ennemis. Dans d'autres légendes, le butor était considéré comme un symbole de l'inconscient et de la transformation, en raison de son association avec les zones marécageuses, qui étaient considérées comme des lieux de passage vers un autre monde.

Le butor était également associé à la sagesse et à la connaissance dans la tradition celtique. Dans certaines croyances, les druides celtiques utilisaient les plumes de butor comme un symbole de leur sagesse et de leur connaissance secrète, qui était transmise de génération en génération par des initiations rituelles.

Il est important de noter que le symbolisme du butor dans la tradition celtique peut varier selon les sources et les interprétations. Ces croyances et légendes ont été transmises de manière orale pendant des siècles avant d'être écrites, et ont donc subi des variations et des adaptations au fil du temps.


Sources : - Avia Venefica, "Symbolism of the Bittern Bird : Mystery, Grace and Wisdom"

- "Bittern : Symbolism, Meaning, and Messages" sur le site web Whats-Your-Sign.com

- "Birds in Celtic Mythology" sur le site web AncientPages.com

- Jacqueline Bishop, "The Symbolic Meaning of Animals in Celtic Art and Mythology" (Université de Californie)

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Littérature :


Le butor


Surtout les soirs de juin, quand la lumière est étroite entre les rideaux et qu'on entend, dehors, la rumeur de la ville comme une immense respiration, il se réveille, il descend vers l'étang, baigné d'une odeur forte que mêle le chaud et le froid.

Les joncs l'accueillent, ils sont plus hauts que lui et c'est comme une enceinte sous laquelle il pénètre en soulevant de lourds battants.


L'eau est tiède, il la sent monter, douce, au travers de ses doigts, lui caresser le ventre et c'est tout son corps qui s'illumine comme un arbre dans le vent.


Puis il court. Il n'a pas de pensée et l'on dirait qu'il cherche dans les roseaux et les eaux un reflet ou bien une ombre qu'il poursuit, émerveillé.


Un petit cri le trahit quand, l'élan un peu cassé, il revient à son point de départ et, dans les mêmes joncs, retrouve sa place exacte d'où il peut, les yeux fermés, ressentir encore l'onde chaude qui l'enveloppe et qui se pare, à ses yeux, de toutes les couleurs du monde.


Francis Ponge, "Le Butor" in Le Parti pris des choses, 1942

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Marie Miguet, dans un article intitulé "Michel ou Butor ?." (in : Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 1994, no 9) réfléchit aux implications du patronyme de l'auteur dans son oeuvre :


A. Maléfices : Si l'écrivain refuse de composer un ouvrage uniquement consacré à son enfance, il livre pourtant dans Le Retour du boomerang quelques souvenirs cuisants de ses premières années liés au nom ridicule de l'animal qu'il lui faut bien endosser. De l'oiseau moucheté de noir, hantant les marais, plongeant son bec dans la vase, ayant des inspirations et des expirations bruyantes, Butor a l'impression d'hériter la salissure, l'incongruité. L'obligation qui était celle des enfants de sa génération, manier de l'encre et des plumes avec le risque de se tacher les doigts, l'a amené à se sentir en symbiose avec l'oiseau souillé et gauche : "Mes parents, mes frères, mes sœurs, toute la famille autour se moquait beaucoup de ma saleté, me faisait la guerre. Je m'armais de pierres ponces et frottais jusqu'à m'user la peau ; je revenais dans la salle de séjour avec des éraflures qui les faisaient s'exclamer, s'esclaffer de plus belle" (RB, p. 35).

Sa passion actuelle du livre manuscrit le conduit encore à utiliser l'encre de Chine et à se maculer les mains lorsqu'il change de cartouche : "je m'en mets plein les doigts. J'ai donc peur de ce qui salit. Je l'évite, car j'ai l'impression que je l'attire. C'est pourquoi je déteste les substances poisseuses. Et je suis toujours maladroit pour me laver. Cet oiseau qui vit dans la boue, dont j'imagine les viscères remplis de boue, il porte la boue sur sa livrée, il est vêtu d'éclaboussures" (ibid).

De la maladresse l'esprit conclut aisément à la sottise que pointe énergiquement le sobriquet "butor". Malgré les bonnes intentions de la maîtresse d'école, l'enfant Butor est sans cesse l'objet du rire de ses camarades. Comme son oiseau totem soupçonné de manquer d'initiative et de mobilité, il ne sait que faire d'un ballon ou de billes et il en souffre.

Le sommeil bruyant de l'écrivain adulte et les gémissements qui l'accompagnent (RB, p. 32) font penser au mugissement disgracieux du butor. Mugissement est bien le mot propre pour le cri de cet oiseau dont le nom est censé venir de butaurus, et qui donc, dans l'imaginaire, est amphibie. La nature bovine paraît écraser celle de l'oiseau.

Le butor dévore gloutonnement grenouilles et rats. Butor déplore d'être comme son homonyme gros mangeur de nourritures charnelles et spirituelles, incapable qu'il est d'avoir l'attitude du gourmet, d'apprécier les millésimes des vins, de "savourer indéfiniment la même gorgée du texte" (RB, p. 36).

Bref il y a une disgrâce générale de l'animal aux pieds verdâtres, au bec "fendu fort au-delà des yeux", à la chair peu appétissante, aux mœurs irritables et parfois agressives. Cette agressivité essentiellement dirigée contre lui-même est encore celle de l'écrivain adulte : "Une espèce de fureur m'oblige à secouer ce pantin que je suis, rempli non de son, mais de boue ou de vase" (RB, p. 33).

L'écrivain a l'impression que, dans son enfance et son adolescence, son nom est devenu un destin maléfique, surtout dans l'expérience la plus vitale qui soit, celle de l'érotisme ; l'"oiseau de malheur" a pesé sur lui : "Il y avait certainement en moi alors une nature sauvage et farouche. (…) dans le domaine de la sexualité et des sentiments j'étais d'une maladresse, je dirai d'une bêtise extrême" (RB, p. 31). Et il ajoute : "Il n'est pas impossible que mon comportement dans certaines circonstances ait été marqué par ce signe " (RB, p. 331, 32).


B. Salut : Mais tout change, déclare l'écrivain à Béatrice Didier, lorsque vers dix-neuf ans (RB, p. 11) il découvre dans l'Histoire naturelle de Buffon le texte que le savant naturaliste a consacré au butor. Il cesse alors d'avoir honte de son nom et revendique comme siennes les modestes vertus de l'oiseau. Si on examine la structure de Boomerang, on voit que ce Génie du lieu 3 avec ses sept parties est immergé dans les huit fragments disjoints du chapitre intitulé "Jungle". "Jungle" contient notamment un collage de pages de Buffon consacrées à la figure centrale du butor qu'encadrent, dans un ordre soumis à des variations, quatre animaux sauvages : le lion, le loup, l'éléphant et l'ours. Dans cette structure d'encadrement s'opère tout naturellement un glissement d'un animal à l'autre, tous recevant de l'adjectif "noir" (parfois appliqué au cri) la même coloration. Les fauves ont un comportement qui ressemble à celui de l'oiseau des marais. L'ours mâle, après l'accouplement "va se baigner dans l'auge jusqu'au cou" (B, p. 460). Le rugissement du lion est l'écho paragrammatique du mugissement du butor. Le butor, quant à lui, n'a pas seulement ses vertus propres, il hérite celles de l'éléphant auxquelles les anciens ont prêté une nature religieuse et l'organisation de cultes, et celles de l'ours : la dernière page de Boomerang se clôt de façon humoristique sur l'évocation du couple d'ours amoureux et fidèles que la ville de Berne exhibe dans une fosse – emblème de la vie professionnelle et conjugale de Butor qui enseigne en Suisse, à l'université de Genève. Une vie de professeur n'est-elle pas un peu une vie d'ours ? Par un effet de parallélisme qui semble bien concerté, Le Retour du boomerang s'achève par le récit de la rencontre de Michel et de Marie-Jo : ces derniers ont la fidélité des ours de Berne. Le butor a encore l'énergie du lion, et surtout la capacité de s'humaniser qui appartient au loup, notamment au légendaire loup de Gubbio. Nous reviendrons sur cet animal fétiche de Butor.

Le Retour du boomerang explique – ce qui n'était peut-être pas nécessairement apparu aux lecteurs de Boomerang en 1978 – que le butor et les quatre fauves sont la transposition personnelle de la vision des quatre animaux d'Ezéchiel et de l'iconographie qu'elle a engendrée, ce qui confère à l'oiseau butor une position christique centrale. L'écrivain ajoute qu'il ne peut s'agir que d'un "christ dérisoire" (RB, p. 46), "lointaine imitation, non du Christ lui-même mais de ce qui pourrait le remplacer dans notre no god's land". Il affirme n'être pas un cas particulier mais rejoindre l'ensemble de "nos poètes" qui "se prennent à un moment ou à un autre pour un avatar du Christ".

[...]

Ainsi le chapitre du Retour du boomerang qui, au départ, se proposait seulement de réfléchir sur la façon dont Butor habitait son patronyme et l'avait inscrit dans Boomerang, retrouve tous les topoi bien connus du récit autobiographique : le premier livre émouvant, l'entrée initiatique dans une communauté (traumatisante : l'école primaire avec les taches d'encre, la saleté, la moquerie des camarades sur le nom grotesque de l'oiseau ; rassurante : la meute avec le jeu et l'intégration euphorique de l'animalité).

Mais c'est aussi toute l'aventure de son écriture que l'auteur du Retour du Boomerang, se retournant vers Degrés et vers La Modification – le livre qui l'a fait connaître – tient à inscrire dans son double totem de butor-loup. Attentif au signifiant et à son caractère iconique, l'écrivain a pu remarquer l'identique vocalisme des deux animaux, vocalisme o, u, qu'a naguère mis en exergue le titre du deuxième Génie du lieu, . Dans La Modification, au-delà des superstructures chrétiennes, c'est toute l'infrastructure tellurique et animale de la latinité qui est retrouvée par le mythe de la louve allaitant les jumeaux Romulus et Remus. Ce mythe est cher au cœur de Butor qui a besoin de se retrouver en louveteau et qui sent dans l'animal l'indispensable éducateur de l'homme. Dans la légende du loup-garou, ce n'est pas l'animalité, mais l'humanité désincarnée, angélisée, qui est mise en cause : "C'est l'ange qui se métamorphose en homme qui est un loup pour l'homme, l'ange loup-garou" (RB, p. 49).

54Le Retour du boomerang dont nous avons jusqu'ici surtout commenté en elles-mêmes les indications autobiographiques, est avant tout un métatexte qui veut nous renvoyer au texte, au troisième Génie du lieu. Ce livre avait été mal lu ou peu lu. Tiré à seulement 1800 exemplaires, c'est seulement en 1991 qu'il s'est trouvé épuisé. Nous nous apercevons qu'une des finalités essentielles de Boomerang était de nous proposer un portrait de l'artiste, non plus en jeune singe mais en butor.

A quels traits de l'écrivain-butor son auteur a-t-il voulu nous rendre attentifs ? Comment cet autoportrait interfère-t-il avec le sujet déclaré du troisième Génie du lieu, le voyage aux Antipodes, la civilisation et la mythologie des Aborigènes ? Nous considérerons, selon les indications fournies par le métalangage de 1988, le loup, l'éléphant, le lion et l'ours comme des émanations ou des projections du butor christique installé au centre de la jungle, de même que les quatre évangélistes, mis en rapport avec les quatre animaux d'Ezéchiel, sont chargés de diffuser la parole dans les quatre parties du monde.

[...]

Du butor tel qu'il est décrit par Buffon, nous est d'abord montré le goût de la retraite : il séjourne au milieu des roseaux dont la hauteur le masque, il voit sans être vu, il "mène une vie solitaire et paisible", "également caché pour le chasseur et pour la proie qu'il guette" (B, p. 5). Faut-il voir ici un refus du parisianisme avec tous les pièges de la vie littéraire et éditoriale, refus que déjà proclamait avec violence : "Je hais Paris" ? Butor se fait une fierté personnelle de vivre en marge de Paris, de Nice (avec sa propriété, les Antipodes), enfin en marge de Genève, habitant dans une zone dont il se plaît à rappeler que c'est une zone franche.

Apparemment sédentaire, le butor a émigré cependant en différentes parties du monde : "les régions les plus septentrionales de l'Amérique ont de même leur espèce et l'on en trouve d'autres dans les régions méridionales" (B, p. 459). Le professeur voyageur doublé d'un chevalier errant trouve ici son modèle animal. Le Retour du boomerang met en rapport les migrations automnales du butor et le départ du professeur pour l'Égypte profonde (il a en effet enseigné à Minieh) à l'époque de la rentrée des classes.

Au butor et aux fauves qui l'entourent, est prêtée une passion sauvage s'exprimant par des bonds, des cris, des manifestations corporelles violentes. La force du désir, de l'attachement à la femelle, aux petits, veut se dire par l'intermédiaire de l'animal. Ce qui est reconnu de la bête, nommé à la troisième personne dans "Jungle", est repris et réassumé à la première personne dans "rêve bleu de jungle" : "en moi toutes les passions, même les plus douces, sont excessives, et l'amour paternel est extrême" (B, p. 162).

Grâce au texte de Buffon qui l'a réconcilié avec son nom, Butor voit s'opérer par la médiation de l'animal un renversement miraculeux semblable à celui qu'on observe souvent dans des mythes ou des contes dérivés de mythes : le plus jeune d'une famille (David dans la Bible, le petit Poucet dans le conte de Perrault), le plus frêle, le plus disgracié physiquement ou matériellement, est investi de la fonction la plus glorieuse : berger, il devient roi, pauvre, il trouve l'objet magique qui procure la richesse. Apparemment enlisé dans la boue du monde, lourdement rivé au sol, le butor a pourtant aussi une dimension aérienne qu'a soulignée Scaliger et qu'à son tour a mentionnée Buffon, rappelant son "nom d'asterias ou de stellaris" (B, p. 344). Dans "rêve jaune de jungle" l'auteur de Boomerang déchiffre son propre goût de la contemplation des astres : "je m'élance droit en haut vers le ciel et semble me perdre sous la voûte étoilée" (B, p. 299). La jouissance que l'écrivain peintre a éprouvée à enluminer son livre, à le parsemer de signes stellaires, à broder les pages de noms de constellations venant des deux hémisphères, cette jouissance constitue la revanche éclatante du butor. Même les taches qui émaillent le plumage de l'oiseau, semblent offrir la disposition de pinceaux (B, p. 344). La souillure s'inverse en instrument d'art. Butor se plaît d'ailleurs à remarquer à la suite de Michel Vachey (RB, p. 37) que "rat" est l'anagramme en français du mot "art". Merveilleux métabolisme qui transforme en substantifique matière précieuse la nourriture répugnante du butor. Lié à la fois au bas et au haut, le butor réalise la conciliation des contraires qu'exalte un texte de Basile Valentin traduit par Canseliet, que cite avec enthousiasme Portrait de l'artiste en jeune singe : "le ciel et les astres m'entretiennent et même la terre m'allaite".

L'écrivain, auteur de plusieurs dizaines de livres, missionnaire de la culture dans les deux hémisphères, prend une autre revanche secrète. Volontiers immobile, le butor a, depuis Aristote, la réputation d'être paresseux. Ce serait un "pêcheur indolent" (B, p. 264), attendant que sa proie, grenouille ou poisson, vienne se livrer à lui. C'est évidemment par antiphrase qu'une telle épithète pourrait être appliquée au double humain.


C. Un butor en péril : le bunyip : Si l'auteur de Boomerang introduit le butor seulement dans le troisième Génie du lieu, livre au cœur duquel se situent l'aventure australienne et la révélation de la civilisation aborigène, c'est que l'oiseau a aussi une mission de guide : le butor noir de l'hémisphère Nord mène le lecteur vers son double fantastique de l'hémisphère Sud, le bunyip, tour à tour noir ou rouge, auquel il est apparié par la première syllabe bu. Comme le dit Jean-Charles Gateau, cet animal "est un peu la tarasque de l'autre bout du monde".

[...]

Ainsi pour devenir Michel Butor, "auteur de ces lignes", de Boomerang, du Retour du boomerang, faut-il que l'ange apprenne à faire la bête. Cette bête est un loup/louve qu'a apprivoisé un secret François. C'est aussi un butor des deux hémisphères qui fait entendre son mugissement, son refus de disparaître. Dans la boue il réconcilie la terre et l'eau, puis il prend son envol dans le ciel austral et boréal où s'inscrit par l'arc-en-ciel une nouvelle alliance noachique.

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