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Le Sarvant

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    Anne
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Dernière mise à jour : il y a 2 jours




Symbolisme :


Roger Devos, auteur de "Le crime du château de Crache ou le lutin domestique en procès, au XVIIIe siècle, en Savoie." (In : Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n°1-4/1982. Croyances, récits & pratiques de tradition. Mélanges d'ethnologie, d'Histoire et de Linguistique en hommage à Charles Joisten (1936-1981) pp. 235-245) permet de faire le point sur les attributs du servan :


Mais qui est donc ce lutin qui occupe pour l'instant la vedette de l'enquête ? Précisons tout d'abord que l'esprit follet n'est pas inconnu de la littérature imprimée, voire savante, du XVIIe siècle, indice d'une croyance très largement partagée par toutes les couches sociales, nous y reviendrons. Mais jamais l'équivalence n'est donnée avec le mot patois servan. Or dans notre procès servan ou servant figure quatre fois au moins comme synonyme à' esprit follet. Il s'agit de la première attestation connue à ce jour, de ce mot dans un texte — proche il est vrai de l'oralité, puisqu'il s'agit de dépositions recueillies par un greffier.

Servan est un dérivé du latin SILVANUS dont les variantes locales sont nombreuses : sarvanit), servin, charvan, etc. Ce type, majoritaire en Savoie, n'occupe pourtant pas tout le terrain. Sans parler des concurrents qui coexistent avec lui sur son propre domaine, comme le chaufaton à Morzine, la Savoie connaît aussi des dérivés de FOLLIS « follet » : follaton dans la haute vallée de l'Arve, foulât en Haute-Tarentaise, fallet, farfolté, farfollet en Haute-Maurienne. Et si, dans certaines régions, notamment en Tarentaise et en Maurienne, la dénomination dialectale du lutin domestique est aussi tout simplement esprit follet, la région de Saint-Julien est, elle, dans l'aire de SILVANUS. Cet esprit follet, qui est le terme le plus fréquemment employé dans notre texte, ne peut donc être que le français local qui correspond au dialectal servan.

Suivant les dépositions des témoins, notre servan de Crache semble bien se comporter selon les fonctions que lui attribue la tradition populaire ; et si certaines de celles-ci se trouvent déjà citées par les auteurs latins pour celui qui fut son ancêtre nominal, cela est -il si surprenant pour un dieu domestique et agreste comme SYLVANUS ?

Ainsi, en tant qu'esprit domestique, il habite à Crache dans le château : on l'entend aller et venir dans les appartements supérieurs. Sa fonction agreste, en vertu de laquelle il prend soin des troupeaux, est également attestée : le fermier et sa famille précisent qu'il se tient parfois dans l'écurie et fait danser les chevaux. Pierre-Etienne Barbier, domestique du meunier de Thairy, déclare à ce sujet :


« Un jour, je me trouvai sur la feuillée à Saint-Julien, j'y fis rencontre de Louis Boimond [un des fils de Claude, le fermier de Crache] habitant à Thairy, il me dit qu'il avoit ouïs plusieurs fois le servant pendant la nuit, audit château de Crache, et principalement dans les écuries. »


Les relations du servan avec les greniers à foin, les étables et les écuries, où il se plaît à exercer ses talents facétieux, sont bien connues. « L'une de ses occupations favorites, attestée absolument partout en Savoie, consiste à tresser la queue et la crinière des juments d'une manière quasi inextricable ; mais il se plaît aussi à transporter sur les toits et les arbres des attelages entiers, des animaux, des instruments aratoires, à attacher deux vaches au même lien, à nouer ensemble les queues de plusieurs vaches, à détacher celles-ci dans l'étable, à entortiller une truie dans de la paille, etc. »

Arrêtons-nous plutôt aux relations privilégiées du servan avec les châteaux. Alors que dans de nombreux récits recueillis dans les régions montagneuses de la Savoie, le lutin domestique habite les maisons des particuliers et les chalets d'alpage — presque toutes et tous en sont pourvus — , au contraire en Bas-Dauphiné et en Bugey, il semble se limiter aux châteaux, aux maisons bourgeoises et aux fermes importantes. Charles Joisten remarque que, dans un contexte antiféodal très marqué, « l'esprit domestique a pour rôle principal, selon plusieurs documents recueillis en Bas-Dauphiné, de surveiller les propriétés du châtelain ou du Seigneur (Saint-Sorlin), "de servir d'espion au seigneur " (Semons), de "faire la police dans les châteaux " (La Tour-du-Pin) ». Bien que la Savoie soit en pleine période des affranchissements, rien n'indique dans notre texte une tension particulière entre le seigneur ou ses représentants et les paysans. Il n'en est pas moins remarquable que le servan semble se cantonner au château à l'exclusion des maisons particulières. Sans doute on ne peut rien conclure d'un seul texte, mais c'est au moins une invitation à prolonger les recherches de C. Joisten pour une géographie sociale du servan : la relation privilégiée servan-château, repérée en Bas-Dauphiné et en Bugey ne doit-elle pas être étendue à tout l'avant-pays savoyard ?

Le rapport du servan aux domestiques est également bien connu. Dans le Pays de Gex voisin, ne disait-on pas que : « Le servant est l'âme d'un vieux domestique qui est restée dans la maison ». Servan, serviteur : ce n'est pas pour rien que cette « serviabilité » se retrouve jusque dans l'étymologie populaire (servant) de l'être fantastique. Mais il s'agit ici du « servant des servantes »...

Car on sait également que le lutin domestique « s'occupe » des femmes de la maison, tourmente les vieilles filles et lutine les jeunes, jouant parfois le rôle d'un véritable incube. Certains habitants de Crache ont-ils établi un lien spécial entre Claudine Métrai et le servan ? Le fait qu'elle ne semble pas le craindre, qu'elle s'obstine, malgré les objurgations de ses compagnes, à coucher dans une chambre hantée où le fermier n'oserait mettre les pieds pour cent louis une fois la nuit tombée, tout cela ne manque pas de paraître suspect à plusieurs.

Volontiers serviable, si on le respecte, le servan se montre non seulement farceur mais même tracassier et malfaisant si on le contrarie ou si on le maltraite. (1) De là la pensée que c'est lui qui a fermé de l'intérieur la chambre de Claudine, renversé son linge et volé une partie de ses économies pour lui donner un avertissement. De là ensuite à l'accuser de l'avoir tuée, il n'y a qu'un pas. Mais ici quelque chose cloche, la malfaisance éventuelle du servan ne va pas jusqu'à occire les gens. « Je ne pouvois croire que ce fut l'esprit follet parce qu'il y avoit du sang...» a dit le domestique de Philibert Torel. Car le servan a horreur des instruments tranchants, et c'est ainsi que pour le chasser on plaçait des lames de faux dans le mur des maisons.

[...]

On aurait tort cependant de transporter dans un passé trop lointain la situation des Lumières. En effet, la croyance à l'esprit follet semble très largement répandue, au début du XVIIe siècle, dans toutes les couches de la population savoyarde, y compris l'aristocratie et l'élite intellectuelle. Deux textes, au moins, peuvent être cités à l'appui de cette affirmation. Charles-Auguste de Sales, évêque de Genève -Annecy, rapporte le plus sérieusement du monde dans la biographie de son saint oncle, comment ce dernier débarrassa la cure de Thônes :


« Or estant en Thone logé dans la maison du Sieur Hercule du Peron (que le Sieur Curé Pierre Critain tenoit de louage) toute la nuict on n'entendit que de bruits et de tintamarres par la maison ; le jour estant venu, il [saint François de Sales] demanda d'où procedoit ce fracas, et que cela vouloit dire ? Le Curé luy respondit, que c'estoit un Esprit follet, de ceux qu'on appelle Lutins, qui sembloit quelquefois de vouloir renverser toute la maison, et d'autres fois s'occupoit a mille follastreries, comme à sonner des Orgues qu'il y avoit, sans que personne en vist rien, ny que personne remuast les soufflets. Le Caresme passé (adjousta-il) nous avions icy un excellent Predicateur de l'Ordre des Capucins, lequel par fortune estant sorty de la chambre, avoit laissé les mémoires de ses Prédications sur la table, l'Esprit les luy emporta ; et comme le temps de la Prédication arrivoit, ce bon Pere les cherchoit avec diligence pour secourir sa memoire, mais en vain. Que faire la dessus ? La cloche pressoit ; ne les ayant pas treuvez, il ne laissa pas de monter en Chaire et de faire une très belle Prédication ; mais voilà qu'estant de retour en sa chambre il les treuva au mesme lieu, où il les avoit si longtemps cherchez auparavant. Il ne seroit jamais fait de raconter les badineries et importunitez que cet Esprit faict tous les jours. Le sainct Evesque ayant ouy ce récit, se fist apporter une estole et de l'eau beniste, fist des exorcismes, et le chassa de telle sorte que jamais depuis on n'a entendu le moindre bruict en ceste maison »


Le second texte se trouve dans la Vie de la Mère de Ballon par l'oratorien Grossi. Lorsque les Bernardines réformées, rapporte -t-il, s'installèrent en 1622 dans une maison de Rumilly, mise à leur disposition par le sénateur de Montfalcon, elles y trouvèrent une « foule de lutins » qui en furent chassés par les exorcismes du P. Billet, oratorien, mais qui reprirent possession des lieux après le départ des religieuses. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'écart entre les deux cultures s'est creusé au XVIIIe siècle, et cet exemple de résistance ou de retard à une évolution des mentalités nous invite à tenir compte des décalages chronologiques dans la définition d'un « modèle populaire » et d'un « modèle savant ».


Notes : 1) « Farceur ou méchant, il [le servant] aimait à jouer de mauvais tours ; aussi craignait-on de lui déplaire. Afin de se le rendre favorable, on lui réservait le premier produit de la terre, tant en fruits qu'en légumes. Dans les pâturages, le premier petit baquet de crème lui revenait de droit ; et si, par malheur, on l'oubliait, on pouvait être sûr de sa vengeance dans la journée même », Louise ODIN, Glossaire du patois de Blonay, Lausanne, 1910, p. 522.

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Dans La Grande encyclopédie des Lutins (Éditions Hoëbeke, 1992) illustrée par Claudine et Roland Sabatier, Pierre Dubois consacre une double page au Servan en tant que Lutin des montagnes :


Le Servan


Taille : de vingt-cinq à trente-cinq centimètres.


Aspect : Joli, bien proportionné, alerte et souriant. Cheveux blonds bouclés. Teint basané. Dents blanches aiguës. Le regard reflète la luminosité des cimes sous le soleil. Oreilles pointues. Il sent bon le foin et le lait frais.


Vêtements : Chemise verte, gilet brodé de motifs floraux, courte culotte de peau. Pelisse de bique en hiver. Bonnet tricoté (par des Fées), chapeau tyrolien et culote rouge ou noire des paysans suisses.


Habitat : Fait son nid dans le grenier à foin, une vieille souche creusée, ou sous une roche qui l'abrite du vent. Hiberne à la mauvaise saison dans les chalets abandonnés. Partage trois semaines par an, en mai, le foyer des gracieuses Fées de l'alpage.


Nourriture : Aime ce qu'on lui donne, il n'est pas difficile. Se contente de soupe, de pain et de fromage, de beurre et de lait, et trouve son dessert dans la montagne.


Mœurs : Gai, sociable, gentiment espiègle. Les Servans, Serfous, Folatons, Persevay, Serveins, Petits Pâtres, Jeannots, Foultas, Napfan, Fameïli, Chanterais ou Jean de la Bolieta, sont les ennemis des méchants Esprits de la montagne à qui ils échappent toujours grâce à leur talent de grimpeur, au fait qu'ils ne sont pas sujets au vertige, et à la complicité des bêtes, dont les ours et les aigles.


Activités : Aide les montagnards dans leurs travaux. Fabrique beurre et fromages et s'adonne aux plaisirs de la magie. Ami des animaux, il est fréquent de le voir parcourir les sommets escarpés à dos de chamois, ou assis entre les cornes d'un bouquetin. Siffle avec les marmottes et les oiseaux.


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J'ai vu souvent ton œil terrestre

Trois fois regardant de loin paistre

Le guide du troupeau,

L'ensorceler de telle sorte

Que tout après je la vy morte

Et les vers sur la peau


(L. Richer, L'Guide bouffon, 1651)


A l'arrivée des hommes, après quelques méfiances, les Servans, petits Sylvains des montagnes, se sont vite accoutumés à leur présence. On les a vus descendre des crêtes et s'installer dans le voisinage des pâturages et des chalets. Pendant l'absence des montagnards, ces nains bienveillants, amis du foyer, pénètrent dans les maisons et rendent une foule de menus services : ils balaient, lavent et rangent la vaisselle, barattent le lait, surveillent la bonne maturité des gruyères, soignent les bêtes, fleurissent la table et les fenêtres et empêchent les voleurs et les mauvais esprits d'entrer.

Dans les Alpes vaudoises les Servans ou Serfous sont les amis du pâtre. Ils mènent les vaches au champ et jamais elles ne dérochent. Le premier qui conduit le troupeau dit : « Pommette, Balette ! passe où je passe, tu ne tomberas pas des rochers. » Et miraculeusement les bêtes passent là où un chamois ne se risquerait pas et vont brouter sur les sommets les plus inaccessibles où l'herbe est la plus parfumée.

Lorsque les Fouletots des Alpes jurassiennes aperçoivent la bergère endormie, ils en profitent pour attirer au fond des bois la plus belle de ses vaches et, après la lui avoir laissé chercher longtemps, la lui ramènent rassasiée du meilleur fourrage et le pis gonflé.

En Alsace, dès que le dernier pâtre a quitté pour l'hier la montagne de Kerbholz, qui domine la vallée de Münster, les Servans avec leur magnifique et plantureux bétail, munis de tous les ustensiles nécessaires à la confection du fromage, s'installent dans les chalets désertés et y travaillent nuit et jour. Puis, au plus sombre des temps froids, ils descendent dans la vallée et passent furtivement dans les cabanes des pauvres pour y déposer des pelotes de beurre savoureux, de grosses miches et d'un fromage des plus aromatiques.

A l'approche des premières neiges, lorsqu'on s'apprête à passer l'hiver en bas, il faut toujours laisser le chalet propre, laisser une lucarne ouverte afin de préparer la place aux Servans qui viendront y hiberner au chaud. Cela assure, au retour des beaux jours, une bonne récolte et la protection des Esprits de la montagne.

Il est extrêmement dangereux, en échange de tous ces services, de ne pas respecter certaines conventions. On ne doit jamais mettre un Servan en colère : ne jamais l'offenser, se moquer de lui, lui jouer des vilains tours, essayer de l'attraper. Il est très imprudent d'oublier sa petite part de nourriture le soir, à la pote du chalet : un seul coup d'œil de son regard sorcier et les vaches pourraient bien crever, un seul geste de la main et la foudre pourrait tomber et tout pulvériser. Les Servans ne sont pas difficiles à contenter, mais ils tiennent à ces menues et traditionnelles rémunérations.

Dans les montagnes du pays de Vaud, il est d'usage de leur donner la première levée de la meilleure crème du matin. Une fois, sur les bords du petit lac Loison, le maître vacher avait quitté tôt le chalet après avoir bien recommandé de ne pas oublier la part du Servan. Pendant son absence, le jeune pâtre ne la mit pas de côté, pour voir ce qui arriverait. La nuit sui suivit le retour du maître, un ouragan s'éleva et l'on entendît une voix crier : « Jean, lève-toi, lève-toi pour écorcher ! » Au matin, le maître et son malavisé de vacher allèrent à la recherche du troupeau qu'ils retrouvèrent broyé au fond d'un abîme : le Servan s'était vengé !

On raconte que, détestant aussi la malpropreté, les Servans quittèrent une ferme grâce à eux prospère, après que des gens irrespectueux eurent sali le lait placé à leur intention sur le toit dans un baquet.

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Rémi Mogenet auteur d'un article intitulé "Folklore alpin, ou le symbole du Sarvant (3)." (In : Lettres du mont-Blanc. 2 mai 2023, Consulté le 20 novembre 2025) propose une étude riche sur cet esprit sylvestre :


Dans ma première partie, je montrais, d’après des récits de voyageurs étrangers, que la Savoie n’avait pas les mêmes antagonismes sociaux que la France, et que cela avait eu des répercussions sur la mythologie globale, qui conservait des cohérences: les valeurs étaient, jusqu’à un certain point, partagées. Dans la seconde, je parlerai de la mythologie populaire, des êtres spirituels spécifiques à la classe paysanne. L’emblème en sera le Sarvant.


Les croyances populaires savoyardes ne sont pas très différentes de ce qu’elles sont par exemple en Bretagne. On les y symbolise par le korrigan, esprit domestique souvent méchant, parfois bienveillant, issu de la croyance générale aux esprits de lieux restreints. Elle est bien connue des anthropologues, car elle est courante en Asie, et assez détaillée, bien expliquée par les sages orientaux. Elle est courante aussi en Polynésie : il est facile de se référer sous ce rapport aux études qui ont été faites en français relativement au peuple kanak, par exemple. On y observe un lien, assez universel, entre les esprits et la nature, ce qu’elle produit, et donc avec l’agriculture, ce qui nous ramène, mal gré qu’en aient certains, à la biodynamie, telle que la concevait Rudolf Steiner.

Il y a, partout, les esprits des lieux et les esprits des ancêtres, et on leur fait quotidiennement des offrandes. Or, cela se recoupe également avec ce que nous savons des anciens Romains, qui avaient les Lares et les Pénates : les premiers gardaient les lieux, les foyers, les seconds étaient les esprits ancestraux. En Savoie, donc, on avait le Sarvant.

Selon les philologues, son nom vient de silventem, esprit des forêts. Dans les faits, on ne voit pas forcément le rapport, sauf à dire que, facétieux et capricieux, susceptible et colérique, il était farouche. Il aimait à renverser les assiettes, nouer les queues des vaches dans l’étable, mettre tout en désordre si on ne le respectait pas, et exigeait volontiers des offrandes, à son tour : on lui donnait une coupe de lait. On le comparait donc parfois à un chat. Si on le traitait bien, au contraire, il rendait mille services, faisait le ménage comme de rien. Dans le livre qu’il a tiré des contes recueillis par Charles Joisten, Jean-François Vrod nous en parle1 :


C’est un esprit protéiforme, invisible quand il se manifeste en tourbillon de vent ou en éclat de rire, visible en animal familier, ou en petit homme habillé de rouge ou de vert. Il habite certaines fermes, granges, chalets, mais aussi les maisons bourgeoises et les châteaux. Il rend des services, soigne les animaux – tout au moins ceux qu’il aime, car il en est qu’il tourmente : il pouvait voler à l’un pour donner à l’autre, par exemple. Il se montrait aussi le gardien efficace des biens de son patron : il pouvait lui répéter ce qu’avaient dit des voleurs.


Mais, incontrôlable et peu marqué moralement, il a été souvent l’objet d’exorcismes, et on a souvent cherché à s’en débarrasser : cela allait de pair avec un certain rationalisme, l’invisible faisant peur.

Il pouvait également être attaché aux familles, comme les Pénates, et les suivre dans leurs nouvelles maisons.

Jean-François Vrod nous parle d’un esprit domestique qui habitait un château : il


logeait au sommet d’une petite tour, dans une chambrette dont on montre encore aux enfants la toute petite fenêtre. On devait tous les jours lui porter sa soupe ; quand on tardait à le faire, on l’entendait taper au plafond. Une fois, la patronne avait dit à une servante nouvellement arrivée : Porte cette assiette de soupe dans l’escalier et ne la goûte pas. Elle fit comme on lui dit, mais, la deuxième fois, elle ne put résister à la tentation et goûta la soupe ; mais aussitôt elle reçut deux soufflets ; elle redescendit l’escalier plus vite qu’elle ne l’avait monté et alla se plaindre tout en larmes à sa maîtresse.


Le Sarvant n’aime pas qu’on touche à ses offrandes : c’est un dieu susceptible, à la mode antique. Il en vient évidemment. Et la Savoie n’est pas le seul endroit d’Europe où l’esprit domestique a survécu au christianisme : outre le korrigan de Bretagne, nous connaissons bien le troll de Norvège, et les divers esprits d’Irlande. Mais c’est une tendance générale. Pour une large part, il semble bien que le Père Noël tel que nous le connaissons en découle largement : il vient d’une version suédoise ou anglaise de cet être, christianisée parce qu’il faisait des cadeaux à Noël.

En Savoie, plusieurs écrivains ont tenu à lui rendre hommage. D’abord, Amélie Gex, qui lui a consacré une chanson en dialecte de Challes, près de Chambéry. Le titre porte le nom de la créature étrange, et une note de la poétesse explique2 :


Esprit follet, lutin familier. On répand des grains de millet au lieu de les apparitions les plus fréquentes, il s’occupe à les recueillir et laisse ainsi en paix ceux qu’il tourmente d’habitude.


L’offrande, typiquement païenne puisqu’il s’agit d’amadouer un esprit sinon hostile, exerçant une forme de chantage, est donc aussi faite de « grains de millet », nous apprend-elle. Le texte de la chanson est étonnamment suggestif. Il se chante sur l’air du Cadet Roussel3 :

I. Daitte, mâre, coui-t-ou que và

Tote le né dièn la bovà,

Cambin la pourta a’ na saraille,

Breudâ le fêin parmi la paille

Qu’on trouve presto ên se levant ?

—Rose, y dâi être le sarvant,


II. Daitte, mâre, la somenà

Coui-t-ou que vint la ramonà

Avoé se grippe, avoé se z’âle,

Quand l’hiver chu le rote y zâle ?

Sèmble qu’on l’èntèn ên rêvant !

— Rose, y dâi être le sarvant.


III. Mâre, cuoi-t-ou, dien la taillà,

Que fâ brinâ tô lo follià,

To comme de vitro d’église,

Sâi qu’on sêntiêze poên de bise

Ni pe darnié, ni pe devant ?…

— Rose, y dâi être le sarvant,


IV. Coui-t-ou qu’allômme ç’lofaret

Qu’on vât là né dièn lo tarrêt,

D’abord que s’agôte la plôze,

Zoyé à porri zo le sôze

Ou bin danché chu lo z’avant ?

— Rose, y sara preu le sarvant !


V. Quand la lona èn l’air tralui,

Mâre, sare-t-ou onco lui

Que dièn l’âbro qu’a ‘na goletta

Rit, quand lo nôtt’ ou la sevetta

Font l’amour avoé le sav-hant ?

— Vouai, Rose, y sara le sarvant.


VI. « U boeu, ù prà, dièn lé violet,

« Qu’on saye èn cobl’ ou to solet,

«La né, quand dihors on s’azarde

« Y a tozor on ju que no garde,

« On ju que sêmble on fer rovant ;

« Bin, Rose, y est chô du sarvant !… »


VII. Pissqu’on est dinse énverondâ,

Mâre, d’ouzerai plus blondâ,

A l’èmbronl vé la grand’ siza

Avoé Joset de la Moriza,

Comme on fachève du devant…

…………………………………

D’ vori vai crevâ chô sarvant ! ! !

I. Dites, mère, qui est-ce qui va

Toutes les nuits dans l’écurie,

Malgré que la porte ait une serrure,

Mélanger le foin avec la paille

Qu’on trouve prêts en se levant ?…

— Rose, ce doit être le servant.


II. Dites, mère, la cheminée

Qui est-ce qui vient la ramoner

Avec ses griffes, avec ses ailes,

Quand l’hiver sur les routes il gèle ?

On dirait qu’on l’entend en rêvant !

— Rose, ce doit être le servant.


III. Mère, qui est-ce, dans le taillis,

Qui fait bruire tous les feuillages,

Comme des vitraux d’église,

Sans qu’on sente point de bise

Ni par derrière, ni par devant…

— Rose, ce doit être le servant.


IV. Qui est-ce qui allume ces mèches

Qu’on voit la nuit dans les fossés,

Aussitôt que s’arrête la pluie,

Jouer aux quatre coins sous les saules

Ou bien danser sous les osiers ?…

— Rose, ce sera certainement le servant,


V. Quand la lune dans l’air reluit,

Mère, serait-ce encore lui

Qui dans l’arbre qui a un trou

Rit, quand le hibou ou la chouette

Font l’amour avec le chat-huant ?

— Oui, Rose, ce sera le servant.


V. « À l’écurie, au pré, dans le sentier,

« Qu’on soit en nombre ou tout seul,

« La nuit, quand dehors on se hasarde,

« II y a toujours un œil qui nous regarde,

« Un œil qui ressemble à un fer rouge ;

« Eh ! bien, Rose, c’est celui du servant !…


VI. — Puisqu’on est ainsi environné,

Mère, je n’oserai plus badiner

A la brume, vers la grande haie,

Avec Joseph de la Maurise,

Comme nous faisions auparavant

………………………………………………………..

Je voudrais voir crever ce servant !!!

On observe que le Sarvant (ici, en français, « Servant ») à la fois explique des phénomènes naturels étranges, inquiétants, nocturnes, d’origine inconnue en les personnifiant, et surveille la fille de la maison lorsqu’elle se conduit dangereusement, à la façon d’un esprit dédié au foyer, c’est à dire à la famille, à son intégrité morale. Il a bien une valeur religieuse au-delà du fantastique, il a bien gardé la dimension spirituelle du Lare antique. Il a bien une essence de gardien tutélaire, n’est pas un simple démon : il apparaît quand on a mauvaise conscience. Naturellement, c’est la mère de Rose qui l’institue, pour faire peur à sa fille. Mais si elle peut utiliser le Sarvant dans ce but, c’est que sa nature est liée à l’institution familiale non seulement dans sa dimension pratique et matérielle, mais aussi dans sa dimension morale et archétypale. Il n’est pas une simple force naturelle aveugle, il entre déjà dans l’espace éthique.

Un autre écrivain, plus bourgeois, célébra les lutins en général contre l’Église : Jacques Replat, l’un des plus brillants écrivains romantiques savoyards. Dans son ouvrage Bois et vallons, alors qu’il déambule dans ce qu’on appelait alors le Genevois, autour en fait d’Annecy, et de son lac, il évoque une histoire locale d’exorcisme, pour une certaine maison. Un lutin la hantait, et le prêtre l’assimilait au démon. Quoique catholique, Replat dit que ces lutins n’étaient pas des démons, mais des croyances poétiques de nos « pères », donnant une profondeur au monde physique. Qu’il n’y avait pas de réelle opposition entre eux et les anges du christianisme. Il le redira pour les fées, nous le verrons. Il se fendra même d’une chanson en l’honneur des lutins, dans son roman du Sanglier de la forêt de Lonnes. Elle est chantée par une jeune fille suisse mariée installée en Savoie qui vogue sur le lac d’Annecy :


À moi les vents et les étoiles !

Et plus rapide que les daims,

Vole, ma barque, à pleines voiles,

Vole au noir banquet des lutins !


C’est l’heure sombre des mystères :

Esprits de l’air, esprits de l’eau,

Courez vite par les clairières…

Toujours vole, petit bateau !


Oh ! si j’étais lutin ou fée,

Je volerais dans les airs bleus ;

J’aurais émeraude agrafée,

Et blanche aigrette à mes cheveux […].


À moi les vents et les étoiles !

Pour démasquer les cœurs félons,

Vole, ma barque, à pleines voiles,

Frapper à l’antre des démons !


À moi les vents et les étoiles !

Et plus rapide que les daims,

Vole, ma barque, à pleines voiles,

Vole au noir banquet des lutins !


Les démons sont ici des conspirateurs contre le comte de Savoie Amédée VII. Ils sont comparés à des lutins, et en même temps le personnage invoque les lutins et les fées, les esprits de l’eau et de l’air, pour la soutenir, et pour faire d’elle l’un d’eux.

Certes, l’inspiration est proche de celle de Goethe, Hugo, Sand, des écrivains du temps. On quitte quelque peu les Sarvants. Le tableau est plus général et intellectuel. Mais Replat, dans Voyage au long cours sur le lac d’Annecy, osera dire qu’un endroit fréquenté par les fées est toujours plus beau, a un gazon toujours plus vert qu’un autre : il parle ainsi d’un lieu abritant les ruines de l’ancien château de Duingt, au-dessus du lac d’Annecy. Il s’appuie en cela sur une croyance populaire : les fées y dansent, avec les esprits des gens qui y vivaient. Et elles sont certainement cousines, ou maîtresses des sarvants : nous y reviendrons.

Mais pour en finir avec cette question de l’esprit domestique, ou élémentaire, évoquons la réponse que l’écrivain thononais Maurice Dantand à une question que lui posait Arnold Van Gennep sur les croyances aux fées et aux lutins dans la région. Il s’y connaissait, et était connu pour s’y connaître. Il répondit qu’on ne parlait en fait plus des fées, mais que dans sa jeunesse, autour de 1840, on évoquait encore abondamment le Sarvant4, ainsi que ses faits et gestes. Il s’agit bien d’une figure majeure de la mythologie populaire de Savoie5.


Notes :

1. Charles et Alice Joisten, Jean-François Vrod, Récits fantastiques des Alpes, Grenoble, Oui’ Dire, 2021, p. 57 et suivantes.

2. On en trouvera les références exactes dans ma thèse de doctorat, disponible en ligne.

3. J’ai réalisé une version sonore de cette chanson. Pour la présenter dans un spectacle, il faudrait que je m’entraîne encore. Le savoyard n’est pas ma langue maternelle. Mais ce que j’ai chanté peut quand même en donner une idée. Je remercie du reste mon ancien collègue et camarade Marc Bron, qui m’a montré comment procéder avec cette chanson d’Amélie Gex, et sa prononciation.

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4. Mon cousin Jean-Marie Fleau, petit-fils du poète dialectal Jean-Alfred Mogenet, me signale que sa grand-mère lui parlait aussi, et encore du Sarvant – appelé à Samoëns, notre communauté ancestrale, C’heurvan : le dialecte, sans doute marqué par les colonies d’Alamans venus de Suisse, est relativement guttural. Donc mon cousin me dit : “Ma grand-mère m’avait indiqué une ferme, à Samoëns, où, disait-on, il arrivait parfois que le foin rentre directement dans la grange sans intervention humaine, phénomène attribué au c’heurvan”. Naturellement. Si on méritait ses dons. Et Jean-Marie, qui est lui-même un artiste, d’ajouter : “Ci-joint une petite polka que j’ai composée il y a quelques années, dans le style des polkas à 4 pas du Haut-Giffre, mais à 3 pas… sarvant oblige”. En effet, “le sarvan étant facétieux et imprévisible, j’ai trouvé qu’un variante avec mélange de ternaire et binaire s’imposait”. Voici la partition, qui ne demande plus qu’à être enregistrée :

5. L’écrivain de science-fiction Maurice Renard lui a consacré un roman, Le Péril bleu, dont j’ai déjà parlé: on s’y référera. Le Sarvant a donc eu une postérité dans la littérature du “merveilleux scientifique”, et cela n’a pour moi rien d’étonnant, car je considère que la science-fiction en général est issue du folklore paysan placé dans un monde industriel nouveau, dominé par les machines. Cela explique aussi pourquoi elle est souvent écrite dans un français très formel, en fait appris à l’école publique: le folklore était raconté jusque-là en langue locale. J’y reviendrai, à l’occasion.

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Contes et légendes :


Paul Sébillot, auteur du Folklore de France, Vol. 1. Le ciel et la terre (1904-1906) mentionne le Servan comme un lutin lié aux montagnes :


Les lutins des montagnes, dont on ne parle plus guère qu'au passé, étaient jadis fort nombreux, et s'ils se permettaient quelques espiègleries, elles étaient rarement méchantes. Beaucoup de récits, qui ne diffèrent que par des détails, parlent de la bienveillance de ceux qui vivaient dans le voisinage des chalets ou des pâturages; mais ils représentent ces petits êtres comme très susceptibles et se plaisant à exercer leur vengeance sur ceux qui osaient leur manquer d'égards. Les « servants » des Alpes et des Pyrénées, qui étaient des esprits amis du foyer, pénétraient dans les maisons pendant l'absence des montagnards et leur rendaient une foule de menus services En Alsace, on racontait ainsi leurs gestes, vers le milieu du XIX* siècle. Dès que le dernier pâtre a quitté la montagne de Kerbholz, (qui domine la vallée de Munster, les nains avec leur magnifique bétail et munis de tous les ustensiles nécessaires à la confection du beurre et du fromage, s'installent dans les chalets abandonnés et y travaillent nuit et jour. Puis, au fort de l'hiver, ils descendent dans la vallée et passent inaperçus dans les cabanes des pauvres pour y déposer des pelotes du beurre le plus délicieux, des miches du fromage le plus aromatique. Dans les Alpes vaudoises, des lutins ou servants protégeaient aussi les chalets et les gardaient des voleurs ; ils rendaient maints services aux pâtres ; ils menaient les vaches au champ et jamais elles ne se dérochaient. Le premier qui conduisait le troupeau disait : « Pommette, Balette ! passe par où je passe, tu ne tomberas pas des rochers ». Elles broutaient l'herbe jusque sur les sommets les plus élevés. Lorsque les fouletots des Alpes juras- siennes voyaient la bergère endormie, ils attiraient au fond des bois la plus belle de ses vaches ; puis, après la lui avoir fait chercher longtemps, la lui ramenaient rassasiée de nourriture, et le pis gonflé. Les servants n'étaient pas difficiles à contenter ; mais ils tenaient à la petite rémunération traditionnelle qu'on leur accordait pour leurs bons offices ; dans les montagnes du pays de Vaud, il était d'usage de leur donner la première levée de la meilleure crème du soir ou du matin. Un jour, sur les bords du petit lac Lioson, le maître vacher avait quitté le chalet après avoir bien recommandé de ne pas oublier la part du servant. Pendant son absence, un jeune pâtre ne la mit pas de côté, pour voir ce qui arriverait. La nuit qui suivit le retour du maître vacher, un ouragan s'élève, pendant lequel il entend une voix qui lui crie : « Pierre, lève-toi, lève-toi pour écorcher ! » Au matin, lui et les vachers vont à la recherche du troupeau qu'ils retrouvent broyé au fond d'un abîme : le servant s'était vengé. De même que les fées, ces petits génies détestaient la malpropreté et ils quittèrent le pays le jour où des gens mal avisés salirent le lait placé pour eux sur le toit dans un baquet.

Les lutins des Alpes vaudoises manifestaient parfois leur présence, la nuit, par de petites lumières.

Laurence Camiglieri, autrice de Contes et légendes du Lyonnais, de la Bresse et du Bugey (Éditions Fernand Nathan, 1975) collecte différents contes dont l'un est consacré au Servan :


Le Servan


Il était une fois, en Bugey, un fermier qui, en héritage avait reçu d’un cousin « la grange du Boujon ». Il s’agissait d’une humble demeure, mais d’où l’on découvrait un paysage qui ne manquait ni de grandeur sauvage ni de charme. Des pentes abruptes s’échappait un torrent aux eaux cristallines et grondeuses auxquelles venaient seuls faire concurrence les cris des tiercelets qui nichent dans les rochers. L’air était d’une pureté extraordinaire…

Le fermier, tout heureux, prit donc possession de son bien et s’installa au milieu des sapins et des hêtres, assez loin du plus proche village, qui se nommait Argis, au nord de la cluse qu’arrose l’Albarine.

Dans la ferme, il trouva installé comme chez lui un gros chat noir. À sa caresse, le chat répondit par un miaulement, fit le tour de la cuisine, toujours miaulant. L’homme lui offrit du lait et le chat, en remerciement, lui sauta sur le dos. Ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.

Un jour que le fermier recevait des paysans d’Argis, le chat somnolait, les yeux mi-clos, près de l’âtre où flambait un bon feu. L’un des paysans, curieux et bonhomme, se pencha vers l’animal, l’appela :

— Minou… Minou…

Puis il allongea la main pour l’attraper. Ce qu’il vit lui fit alors ouvrir des yeux tout ronds de stupéfaction : le chat, instantanément, avait disparu. Le fermier, tout aussi interloqué que ses invités, regardait autour de lui. Rien. Pas l’ombre d’un chat. Les hommes se concertèrent et l’un d’eux avança, à voix basse :

— Et si c’était le servan ?

— Seigneur ! Tu crois que mon chat… Le servan !

Cet hôte singulier des lieux sauvages, doué du pouvoir de se métamorphoser et qui prenait souvent la forme du chat domestique. Tous les Bugistes en avaient entendu parler. « Me voilà bien, songeait le fermier en se grattant le crâne. Ma femme ne m’a-telle pas raconté que lorsqu’elle s’absentait, personne ne pouvait savoir où se cachait le chat ? »

— Le servan, répétait-il en hochant la tête.

— Aurais-tu peur ? demanda en souriant à peine un paysan.

— Ma foi… avoua le fermier. Un hôte mystérieux, tantôt visible, tantôt invisible, que vient-il faire chez moi ?

— Peut-être protéger ta maison et ta famille. Tu vis dans la montagne et pour parvenir jusqu’ici, on ne rencontre guère que des arbres.

— Peut-être, dit le fermier.

Un autre paysan remarqua, tout en prenant congé du fermier :

— Je souhaite qu’il ne te joue pas un méchant tour, ainsi qu’il fit naguère à la Toinette.

Et tous se souvinrent alors de Toinette, la bavarde, qui cultivait dans son jardin de si beaux légumes quand les commérages lui en laissaient le temps.

Un jour, elle vit au beau milieu d’une plate-bande un chou magnifique, si énorme, si pommé qu’elle s’empressa de le couper pour le mettre cuire dans un pot-au-feu. De mémoire de Toinette, jamais pot-au-feu n’embauma ainsi et le maigre visage de la femme le humait avec une expression gourmande et concentrée. Mais au moment où elle allait y goûter, un rire se fit entendre. Toinette s’arrêta, ébahie : qui donc se moquait d’elle ? Elle revint au potage, fit une affreuse grimace ; tout le liquide bouillant se répandait sur la table, tandis qu’elle sentait sa joue devenir brûlante sous l’effet d’un formidable soufflet. Eh ! oui, le servan s’était métamorphosé en chou pour punir Toinette de quelque bavardage…

Les hommes rirent à ce souvenir. Certes, eux ne risquaient pas pareilles mésaventures.

Cependant, le fermier avait ri avec quelque réserve et désormais le chat noir fut traité avec beaucoup d’égards par tous les habitants de « la grange du Boujon ». Inconsciemment, chacun cherchait à attirer ses bonnes grâces.

Des jours, des semaines, des mois passèrent ; on oublia un peu le chat, dont les yeux jaunes clignotaient mi-clos.

Un soir d’hiver, un cultivateur d’Argis s’était rendu au « Boujon » pour régler des affaires. Alors qu’il conversait avec le fermier, il vit la porte de la salle s’ouvrir, et donner passage au chat. Il vit aussi que l’obscurité s’était subitement abattue sur la montagne et qu’il lui serait difficile de reprendre la route.

— Restez. Vous partagerez notre repas, lui dit aimablement la fermière.

Le cultivateur remercia et, tout en ajustant sa cape, déclara qu’il préférait partir tout de suite, car sa famille s’inquiéterait d’un trop long retard.

— Je suis paré, dit-il encore en gagnant la porte et en prenant un gros gourdin contre le mur.

Avant de franchir le seuil, il se retourna pour un dernier salut et remarqua que le chat noir n’était plus dans la salle. Grave, il s’enfonça à pas comptés dans la nuit et la neige, cherchant à tâtons à l’aide du gourdin son chemin.

Soudain, il aperçut devant lui une grosse boule noire avec deux points brillants qui se déplaçaient comme pour lui guider sa marche. Très agréablement surpris par cette apparition, il la suivit sans plus réfléchir ni s’interroger sur sa cause, jusqu’au village, où elle disparut comme par enchantement.

Le récit de cette aventure provoqua, le lendemain, dans le village, maints commentaires, mais beaucoup s’accordèrent pour dire que ce guide bénévole était le servan. Ils voyaient dans le chat noir du « Boujon » le bon génie serviable, remplissant jusqu’au bout le devoir de l’hospitalité, si cher au cœur des Bugistes.

Quelques années plus tard, ce fut un autre son de cloche. Un matin de septembre, le fils des fermiers voulait aller à la chasse.

— Il a plu, ces jours-ci, et je préférerais que tu restes avec nous, pour travailler au « Boujon », lui dit sa mère.

Mais le garçon s’entêtait, le ciel était lumineux, l’air délicieusement frais. Il prit donc son fusil et partit en disant qu’il reviendrait bientôt.

— Tu le regretteras, lui dit la fermière en guise de salut.

Près du rocher de la Balme, il aperçut un beau lièvre assis sur son derrière et qui semblait l’attendre. Aussitôt, il mit en joue et tira. Et comme il s’élançait pour ramasser la bête, il reçut deux gifles magistrales qui lui firent voir trente-six chandelles.

Quand il reprit ses esprits, le nez en l’air et les yeux ronds de surprise, il aperçut, sur une branche, le gros chat noir qui faisait la toilette de son poil. Naturellement, le lièvre avait disparu.

Tout penaud, il reprit le chemin de la ferme… Allez dire que le servan n’existe pas…

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