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L'Igname

Dernière mise à jour : 8 mai




Étymologie :


Étymol. et Hist. 1. 1515 igname (M. du Redouer, S'ensuyt le Nouueau monde et nauigations [trad. d'un texte ital., lui-même trad. d'un texte port.], f°39 vods Arv., p. 266) ; 2. 1553 (N. de Grouchy, Le premier livre de l'Histoire de l'Inde [trad. d'un texte port.], f°64 r°, ibid., p. 267) ; 3. 1602 inhame (A. Colin, Histoire des Drogues [trad. d'un texte lat., lui-même trad. d'un texte port.], p. 325, ibid., p. 269) ; 4. 1605 Iniamo (P. Marees, Description et récit historial du riche royaume d'or de Gunea [trad. du néerl.], p. 25 et 75, ibid.) ; 5. 1654 igname (P. Boyer, Veritable relation de tout ce qui s'est fait et passé au Voyage que M. de Bretigny fit à l'Amérique Occidentale [l'auteur a habité la Guyane, voisine du Brésil], p. 316, ibid., p. 270). Empr., d'abord par l'intermédiaire de trad. en diverses lang. (supra 1, 2, 3, 4), puis par la voie orale (5), au port. inhame (dep. 1500, Navegação de P. A. Cabral ds Dalg.), lui-même prob. empr. à une lang. bantoue d'Afrique occidentale, d'où cette plante est originaire : ce sont les Portugais qui l'ont introduite en Amérique du Sud. V. König, pp. 109-110 ; Fried., loc. cit.; Cor., s.v. ñame; Arv., pp. 265-271 ; FEW t. 20, p. 88 b.


Lire également la définition du nom igname afin d'amorcer la réflexion symbolique.


Autres noms : Dioscorea -

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Botanique :





Symbolisme :


Selon Isabelle Leblic, auteure de l'article intitulé « Ignames, interdits et ancêtres en Nouvelle-Calédonie » (paru dans le Journal de la Société des Océanistes [En ligne], 114-115 | Année 2002) :

|...]

Et au cœur de cet hortus kanak (1) se trouve donc l’igname. S’il est vrai qu’aujourd’hui la culture de l’igname peut paraître en régression dans certains endroits de la Nouvelle-Calédonie, il n’en demeure pas moins qu’elle reste une référence incontournable, tant dans l’alimentation (bien que de façon variable selon les familles), que dans les échanges et les pratiques rituelles, et dans les représentations (2) , comme le montre l’exemple de Ponérihouen.

À Ponérihouen comme dans les autres sociétés kanak, une complémentarité sexuelle très stricte des tâches de production existait et certains groupes étaient spécialisés dans la culture de l’igname tandis que d’autres cultivaient plus spécifiquement des taros ; d’autres encore, dits pêcheurs, avaient pour rôle de fournir les groupes en produits de la mer. Cette spécialisation reposait entre autres sur la détention de pouvoirs magiques et rituels liés aux différentes activités, mais aussi sur des contraintes écologiques et des choix culturels ; aucune activité ne pouvait se faire avec succès sans la réalisation des pratiques propitiatoires nécessaires pour invoquer l’aide des ancêtres. Dans ce cadre, les échanges ritualisés des produits avaient une importance considérable et permettaient non seulement un certain équilibre alimentaire mais aussi l’entretien de réseaux d’échange, d’entraide et d’alliances matrimoniales. Aujourd’hui, signalons que ces spécialisations sont moins évidentes dans la pratique, mais restent opérantes dans les représentations et dans la détention des pratiques rituelles et propitiatoires.

Lors de ma dernière mission à Ponérihouen, il ne se passait pas une journée sans que la référence à l’igname n’intervienne pour interpréter tel ou tel événement : par exemple, l’importance affirmée du nombre de morts et les orages, incessants à cette saison, étaient notamment expliqués par le fait que quelqu’un « jouait avec l’igname ». En d’autres termes, on avait touché — ou mangé — la nouvelle igname avant le bon moment, provoquant ainsi la réponse du tonnerre des Aramôtö (3) en punition du non-respect à cette époque (janvier-février) des interdits entourant la consommation de l’igname. Il faut noter que la consommation à l’intérieur du lignage des premières ignames est toujours en vigueur dans cette région et il est impensable de faire une cérémonie coutumière après celle-ci sans la présentation, dans les dons, d’ignames de coutume.

Cette importance de l’igname dans les représentations kanak de la société et de la nature se manifeste notamment dans les interdits et prescriptions alimentaires qui accompagnent sa culture tout au long de l’année. L’igname est à la fois l’élément de base de l’alimentation kanak et l’emblème de leur identité (4). À Ponérihouen, toute personne — même les jeunes enfants — possède son champ où sont associés les ignames, taros, bananiers, maniocs et toutes sortes de « feuilles ».

[...]

Interdits alimentaires et cycle de l’igname

Le calendrier ajië de la culture de l’igname, tel que l’a présenté Maurice Leenhardt (1930 : 132), se compose de la période du soleil (juillet-décembre), suivie de celle de la pluie (décembre-février, moment de la formation du fruit, kwéaa) et de celle de la récolte (février-juillet). Il est rythmé par la pratique de rituels liés à la fertilité et à la satisfaction de la quête alimentaire, et par la mise et la levée de tabous dont certains sont d’ordre alimentaire. Le passage d’une année à l’autre est marqué par la fête des ignames nouvelles ou fêtes des prémices, point culminant de toutes les pratiques rituelles. Ce calendrier comporte deux séries d’interdits alimentaires importants :

  • pose des interdits alimentaires sur les nourritures humides en septembre-octobre au moment de la plantation ;

  • levée des interdits alimentaires sur les nourritures humides et pose des interdits alimentaires sur les nourritures sèches en décembre au moment de la pose des tuteurs ;

  • levée des interdits alimentaires sur les nourritures sèches en février au moment des prémices.

Maurice Leenhardt (1930 : 108-109) a insisté sur la répartition des cultures en sèches et humides, chacune ayant un maître, kavu meu, maître des ignames pour les cultures sèches, et kavu maradi, maître des cultures humides (taros, canne à sucre, bananiers). Emmanuel Kasarhérou a repris plus tard cette division :

« L’igname et le taro sont les deux plantes clefs de ce classement. Elles servent de support à une vision dualiste, ayant pour principe l’opposition et la complémentarité des sexes » (Kasarhérou, 1990 : 51-52).

Cette vision dualiste s’exprime dans d’autres domaines (La Fontinelle, 1972) : du côté mâle, se trouvent les ignames associées essentiellement au soleil et, de façon moindre, à l’eau, en tant aussi que facteur de destruction ; du côté femelle sont les taros associés de façon inverse à l’eau et au soleil, signe de la fécondité.

[...]

Prémices et levée des interdits alimentaires

Le début de l’année est donc marqué par une importante cérémonie, celle des prémices, au cours de laquelle les premières ignames sont d’abord consommées par le chef, puis, selon un ordre hiérarchique, par tous les clans associés à la chefferie. C’est à ce moment que sont levées de façon globale toutes sortes d’interdits. Si certains commencent à déterrer les ignames avant cette cérémonie, ils provoqueront l’attaque du tonnerre et le mauvais temps. Au mois de février, un temps orageux avec le tonnerre qui gronde et roule pendant plusieurs jours — réputé être celui des Aramôtö — accompagné de pluies diluviennes et d’inondations, est, dit-on, toujours dû au fait que certains ont déjà mangé l’igname. Au bout de plusieurs jours, on entend alors un coup de tonnerre qui claque fort — celui des Göröèù — et « qui ferme la gueule à l’autre car il en a marre » (M. Göpwéa-Mwâtéapöö, Baala, 07.02.2002), ce dernier étant réputé plus fort que celui des Aramôtö.

Pour d’autres, c’est le tonnerre des Aramôtö qui est le plus important car il représente « le commencement, le grand diable », les autres totems venant après. Ainsi, au moment de la récolte de la première igname, avant que tout le monde ne puisse la consommer, un certain nombre de rituels sont pratiqués dans le lieu sacré de chaque clan afin, notamment, de lever les interdits alimentaires. Dans ces rituels sont associées, rappelons-le, ignames et « vraies » bananes qui seront pour partie bouillies dans une marmite et pour une autre grillées sur le feu. Une fois les ignames et bananes cuites, on gratte la partie brûlée à l’aide d’une herbe spécifique appelée mûrû-môtö 29. Si seule cette herbe peut être utilisée pour gratter ces nourritures grillées dans le lieu sacré, c’est pour faire appel à l’abondance. En effet, cette graminée est dite très chargée en « fruits » (graines) à cette époque et est donc signe d’abondance et de fécondité.

Une fois l’igname et la « vraie » banane mises à bouillir et le feu allumé, la marmite est fermée hermétiquement avec des peaux de niaouli — les marmites ne possédant pas de couvercle — et ne sera ouverte qu’une fois la cuisson terminée. Juste avant la cuisson, trois objets ont été rassemblés : la perche duru-upwârâ (bois de fer ou bois pétrole) que chaque clan plante dans son lieu sacré, le coléus puwâro-wâro — de la même espèce que celle que l’on utilise à la naissance d’un enfant — et la paille môtö, aramôtö (Imperata cylindrica (L.) Beauv.) qui, par exemple, sert à attacher un tabou èë sur un bois 30 .

Quand le contenu de la marmite est cuit, le maître de cérémonie place le coléus contre la perche sacrée, l’entoure avec une peau de niaouli et attache le tout avec la paille en faisant, à chaque tour, des incantations à propos des intempéries 31, de la fécondité et de l’abondance. Il termine en faisant un nœud avec la paille et en serrant de façon à ce que tout ce qui a été dit durant les incantations soit attaché sur le bois. Lorsque l’on n’a pas de paille, on utilise la liane fougère nyärä-èdëré (Lygodium scandens Sw., Schizaeacée).

Toutes les phases de ce rituel sont accompagnées d’incantations, que ce soit avant la cuisson des ignames et des bananes ou avant la consommation. Ces incantations ont pour but d’apporter la prospérité au clan comme à ses cultures, d’éviter les maladies et d’obtenir de la chance à la guerre.

Une fois qu’ignames et bananes sont cuites (grillées et bouillies), elles sont partagées afin que chaque membre important du clan puisse goûter de chacune d’elles, car il est interdit de manger directement dans la marmite, comme nous l’avons mentionné ci-dessus. Notons que cette consommation symbolique dans le lieu rituel du clan ne concerne ni les jeunes hommes ni les femmes ; ceux-ci mangeront la première igname lors de la célébration faite pour l’ensemble du clan, hors du lieu sacré.

[...]

Lorsque les hommes de chaque lignée de clan ont consommé les premières ignames et les « vraies » bananes dans le lieu sacré, on peut réaliser cette cérémonie commune où tout le monde, femmes et enfants compris, pourront à leur tour consommer les premiers fruits de la récolte. Cette cérémonie se produit au moment où les fruits du goudronnier wârî (Semecarpus vitiensis Engl. (= S. atra Vieill.) sont mûrs. Et, en même temps que l’on fait griller les ignames et les « vraies » bananes, on place dans le feu des fruits de ce wârî afin de les consommer aussi. Mais, comme le fruit de cet arbre contient un poison qui se dégage sous l’action du feu sous forme d’une fumée toxique, il faut s’éloigner et surtout se mettre à l’abri de la fumée en tenant compte de l’orientation du vent. Car le gaz contenu dans cette fumée fait enfler la tête et provoque des cloques comme des brûlures.

[...] L’ingestion de nourriture cultivée ou cuite — pour un aliment qui ne peut se consommer cru — est présentée dans la tradition orale comme preuve d’humanité vivante. C’est pourquoi l’on dit de l’igname que c’est la nourriture des vivants. Ainsi, les revenants du pays des morts, tout comme les manifestations des esprits, ne reprennent leur état d’homme vivant que lorsqu’ils arrivent à garder une nourriture cuite car, au pays des morts, on mange tout — des cailloux, des crottes, etc. — sauf de la « vraie » nourriture. Dans un extrait de Gomawé, donné par Roselène Dousset-Leenhardt, on peut ainsi voir comment on s’y prend pour que des hommes morts redeviennent vivants. Après avoir pris les viscères de deux rats, Gomawé les place dans le ventre des deux décédés, il leur souffle dans la bouche et leur fait manger de l’igname cuite que leurs entrailles encore trop fragiles ne peuvent garder du premier coup. Aussi, il recommence à les nourrir d’igname cuite jusqu’à ce que ces deux hommes soient assez robuste pour garder cette nourriture fortifiante (Dousset-Leenhardt, 1965 : 53-54).

Dans le récit « Didiavun du Mont Gaxale », F. Ozanne-Rivierre (1979b : 134-155) montre bien comment les morts et les vivants jouent de cette opposition cru / cuit ou fausse / vraie nourriture pour se piéger les uns les autres. Pour faire revenir une femme du pays des morts, on lui fait manger de la nourriture du monde des vivants : ignames, cocos et canne à sucre prémâchée. Lorsque la revenante garde cette nourriture, c’est qu’elle a complètement retrouvée ses forces. Par contre, pour démasquer la présence d’un vivant parmi eux, les morts font circuler « en guise de coco, un caillou, en guise de canne à sucre, un roseau, et en guise d’igname, une crotte » (Ozanne-Rivierre, 1979b : 142, note 16). C’est grâce à la ruse que le vivant n’est pas démasqué par les morts car il a pris soin d’apporter avec lui un morceau de coco, un bout de canne à sucre et un morceau d’igname qu’il porte à sa bouche quand vient son tour à la place du quartz, du roseau et de la crotte, nourritures impropres aux vivants.

[...]

Les interdits alimentaires — comme d’ailleurs l’ensemble des interdits — ont notamment pour objet de placer ceux qui les respectent dans un état de communion avec les ancêtres qui soutiennent leurs actions et qui ont été sollicités dans les divers rites propitiatoires effectués avant la pratique de toute activité. Dans ce dispositif, l’igname a une place réelle et une symbolique essentielle. C’est André-Georges Haudricourt (1964) le premier qui souligna la reproduction par bouturage 43 comme caractéristique de la civilisation de l’igname, mettant ainsi en parallèle les clones et les clans 44, car le « clan est pareil à l’igname. Il est le corps social qui, d’époque en époque, se survit à lui-même par bouturage » (Kasarhérou, 1990 : 50).

Comme le note également Haudricourt en opposant ‘culture’ et ‘inculture’, « L’homme n’est ‘cultivé’ que pendant sa vie ; à sa mort, il retourne à la nature », la notion de nature est très ethnocentrée :

« [...] c’est que l’homme vivant qui mange des ignames est le ‘cultivé’, alors que, mort, il est devenu un ‘inculte’, comme le champ abandonné devient brousse. Mais, de même que la brousse peut redevenir un champ, ‘l’inculte’ peut redevenir ‘cultivé’, il apparaît donc comme le ‘dieu’, ancêtre des clans » (Haudricourt, 1964 : 100).

Les comportements alimentaires sont aussi des « faits sociaux totaux » (Mauss, 1960) qui ne peuvent être compris qu’en liaison avec la société dans son ensemble. Nous avons donc essayé de montrer comment le statut des différentes nourritures et leurs classifications ainsi que les divers interdits alimentaires liés au cycle de l’igname mais aussi à toutes les activités humaines nous renvoient aux représentations kanak de la vie, de la mort et des ancêtres. Les « incultes » étant définis comme « des gens qui ne se nourrissaient pas d’igname » (Haudricourt, 1964 : 102), en état d’interdits, les vivants peuvent être amenés, comme les deuilleurs par exemple, à consommer des aliments qui n’en sont pas habituellement ou qui sont proches de ceux des morts.


Notes : 1) : « Les rapports de l’homme avec la nature sont infiniment plus importants que la forme de son crâne ou la couleur de sa peau pour expliquer son comportement et l’histoire sociale qu’il traduit [...] la vie quotidienne des époques passées doit être restituée pour comprendre l’actualité, même dans les domaines les plus abstraits » (Haudricourt, 1962 : 50).

2) : « L’année, chez le Mélanésien, est surtout rythmée par la culture de l’igname, tubercule nourricier par excellence, que l’on offre aux chefs, aux anciens et à tous les hôtes d’honneur. C’est l’offrande noble, le symbole de l’homme, du phallus, de l’honneur ; c’est l’igname qui est offerte à l’autel où elle symbolise le kaamo, le pays avec les chefs, les vieux, les enfants et tout ce qui fait vivre le pays. L’igname avec le thawé (cordelette de monnaie) et le mada constituent l’essentiel des richesses que l’on échange par exemple pour un mariage et un deuil. L’igname est portée avec la même délicatesse qu’un enfant. On la cultive avec des soins tout particuliers en mobilisant pour cela pendant une bonne partie de l’année les gens de la tribu. [...] De cette énumération un peu fastidieuse, il ressort que la tribu vit au rythme de la nature en général, mais surtout de l’igname qui apparaît comme le calendrier familier du Mélanésien. Ce rythme est tellement prégnant qu’il est vécu biologiquement et qu’en conséquence, n’ayant pas de raison particulière d’acquérir un rythme autre, l’homme de la tribu naît, vit et meurt avec les battements du cœur de la nature » (Tjibaou, 1976 : 285-286).

3) : « À cause de la pluie et du tonnerre, on a porté une étoffe aux Aramôtö pour demander pardon au cas où quelqu’un a touché les ignames... et puis le tonnerre s’est arrêté. [...] Aujourd’hui, ils [les Aramôtö] nous ont dit qu’on va arracher l’igname pour donner aux gosses avant la rentrée de l’école. Maintenant, depuis qu’ils sont là, c’est la famille Aramôtö (à cause du tonnerre) qui dit quand il faut manger l’igname. Avant c’était nous. Dans le temps, nous, on mangeait en premier et les femmes après. Avant, les vieux arrachaient l’igname et faisaient un tas pour dire merci aux vieilles parce que ce sont elles qui font les gosses, qui donnent la famille. Parce que le chef, c’est les femmes, c’est pas les hommes. Maintenant il fait beau temps parce que c’est le signal du moment des ignames ; on plante vers novembre-décembre et on ne touche plus jusqu’à février, la récolte ; après tu peux tout prendre » (J. Mêêdù, Goa, 13.02.2002).

4) : L’igname peut même être affirmée comme signe de reconnaissance d’une identité culturelle trop longtemps bafouée : « [...] j’ai aussi connu des affirmations vivrières du désir d’indépendance : en Nouvelle-Calédonie, musée méconnu des horreurs coloniales, j’ai vu, quand s’y affirma le nationalisme mélanésien, dans des ‘réserves’ (hélas ! oui, il y a des ‘réserves’ en Nouvelle-Calédonie, ‘réserves’ où ont été parqués les Mélanésiens, après l’aliénation de leurs terres par la colonisation blanche) où se manifestait particulièrement ce renouveau de la personnalité mélanésienne, une reprise spectaculaire et voulue des cultures vivrières traditionnelles : ignames, taro, etc. Il s’agissait là, sans aucun doute, d’une traduction première de la volonté de manifester une identité culturelle trop longtemps bafouée et une indépendance économique que l’exploitation coloniale avait tout fait pour supprimer » (Barrau, 1983 : 312). Cette revendication était d’ailleurs, dans les années 1984-1988 notamment, parmi les revendications des EPK (écoles populaires kanak) et du FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) qui prônaient entre autre l’autosuffisance alimentaire.

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Selon Michel Aufray, auteur d'un article intitulé « Note sur les messages de végétaux : quelques exemples océaniens », (Journal de la Société des Océanistes [En ligne], pp. 114-115 | Année 2002) :


La réalité langagière d’une culture ne concerne pas seulement la communication linguistique ; elle recouvre aussi les modes de communication non verbaux, ceux-ci pouvant utiliser divers supports : langage du corps, objets, marques, icônes et signes. Leur existence dans les sociétés océaniennes a souvent été signalée mais, généralement, ces systèmes d’information n’ont suscité qu’un simple intérêt documentaire. Ils mériteraient à notre avis d’être inventoriés et étudiés car ils participent aux échanges sociaux au sein d’une communauté.

Les messages de végétaux, en particulier, tiennent un rôle non négligeable. À la différence de la communication verbale, ils permettent de transmettre une information sans limitation de temps et d’espace. [...]


Les messages, annonces d’événements graves : La littérature orale mélanésienne fait parfois allusion à des plantes utilisées comme signes pour aviser d’une mauvaise nouvelle. [...]

Un morceau de branche de kârhé (Araucaria cookii R. Br., Araucariacées) accompagnait les messages de deuil. Une petite igname y était ajoutée. On la présentait à la personne qui était chargée de préparer les vivres pour la fête de deuil (pilou). Si la tête du tubercule était cassée, cela voulait dire que le pilou n’aurait lieu que l’année suivante, car la première récolte serait bouturée et replantée pour obtenir une multiplication des ignames.

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Mythologie :


Charles Illouz, auteur d'un "Hommage à Marie-Joseph Dubois. Petite énigme d'ethnobotanique, Maré (îles Loyauté)." (In : Journal de la Société des océanistes, 110, 2000-1. pp. 97-11) tente d'élucider le sens d'un des mythes recueilli par le Père Dubois :


Version Waro : Waeki Wawen et Waeki Xeroen sont deux plantes qui cultivent dans la savane. Elles décident d'aller se baigner à la mer, à Leon. Surprises par l'obscurité, elles passent la nuit dans une grotte du rivage. Pendant leur sommeil, une voix leur dit que du poisson a été déposé pour elles. Au matin elles le préparent puis rentrent pour le manger. Bientôt elles décident de retourner à la mer, non sans emporter des ignames afin de remercier leur mystérieux pourvoyeur de poissons. Au rivage, elles les grillent et les placent là où elles trouvèrent le poisson. La nuit venue, la voix se fait entendre : des langoustes sont là pour elles. Elles signalent les ignames préparées à l'intention du bienfaiteur. Au matin, elles préparent les langoustes et retournent chez elles pour les manger. Un jour, elles décident de retourner à la mer afin de connaître l'énigmatique visiteur nocturne. Au milieu de la nuit, celui-ci arrive avec du poisson et trouve d'autres ignames. Les deux Waeki demandent à le voir. Il refuse car, dit-il, il est un yaac effrayant : Waro. Sur l'insistance des deux Waeki, il accepte de se montrer au matin. Apparaissent alors ses cheveux qui, tels des tentacules, poursuivent les deux Waeki qui s'enfuient. Les cheveux les rattrapent sur la falaise et les fait redescendre au rivage où elles meurent. Elles sont deux rochers au rivage de Leon.


[...] On sait que les prestations de poissons correspondent régulièrement dans les mythes à l'échange matrimonial. Ce rapport métaphorique est directement élucidé, avons-nous signalé, par le mot désignant les initiateurs de l'échange matrimonial, les « beaux-frères » nommés textuellement les « guetteurs de chair à la ligne de traîne » : raba-ian (1). Tout un réseau lexical, sur lequel il serait très long de revenir ici, vient par ailleurs renforcer l'efficacité de cette métaphore. Signalons néanmoins que poissons et ignames constituent deux produits qui font l'objet de présentations ostentatoires pendant les cérémonies de mariage. Lors des ces cérémonies (ulehnameneng), en effet, le clan de l'époux présente selon un ordre, qui restitue les liens complexes des lignées et lignages, des lots d'ignames (eo) disposés en cercle. Cette figuration minutieuse du clan en ignames est ensuite déstructurée en deux lots dont l'un (waitutuo) est offert à la mère de l'épouse, l'autre (xeroen : nom d'une des deux Waeki dans le mythe) à la parenté agnatique de l'épouse. La présentation ostentatoire (ahangenihnameneng) (2) de ces ignames est accompagnée de celle de poissons (hmezin) qui seront consommés au banquet qui réunit les affins.

Poissons contre ignames dans la version Waro, voilà qui semble bien évoquer la procédure requise pour la conclusion d'un échange matrimonial.

[...] Il faut, pour cerner l'idée d'une relation entre l'identité onomastique et le statut menacé, atteindre le registre taxinomique où le mythe prend sa source. Citons pour cela une remarque du Père Dubois dans son commentaire du présent mythe :

« Je n'ai pu avoir avec certitude l'identification botanique des deux Waeki. Ce qui est pour les Maréens Waeki Wawen sauvage ou Xeruhmu, (qu'on ne mange pas) serait Phaseolus adenanthus. Waeki Wawen qu'on mange est le sao de la région de Houailou, Dioscorea bulbifera. Waeki Xeroen serait un Pachyrhisus, Papilionacées » (Dubois, 1975a : 169) (3).


L'auteur de L'Ethnobotanique de Maré (1971) ne peut obtenir de ses informateurs qu'ils lui montrent un spécimen ou qu'ils lui permettent tout au moins de distinguer avec certitude deux plantes impliquées dans un mythe dont il recueille par ailleurs trois versions de trois conteurs résidant en des lieux aussi opposés que La Roche au nord et Medu au sud.

J'ai cherché longuement à vérifier si les distinctions formulées par les mythes des Waeki relevaient d'une discrimination empirique. Ayant multiplié les visites aux champs et sollicité moult commentaires auprès de différents cultivateurs, j'aboutis à la certitude que pour les Maréens, les waeki sont toutes des Dioscorea. Les excellents horticulteurs de Mare qui ont identifié et classé plus d'une centaine de variétés d'ignames ont-ils pu se tromper sur l'identité des deux Waeki ? En aucun cas. L'identification des deux Waeki pose surtout un problème de corrélation entre le mythe et la réalité horticole. Dans les champs et dans leur proximité, la waeki se présente de deux façons : cultivée elle est dite buruia : « douce », en prolifération sauvage elle est dite kec(e) : « amère ». Sous cette dernière forme, on la nomme aussi Xeruhmu. Cette appellation seconde de waeki « amère » peut expliquer la tentation du Père Dubois de distinguer dans le mythe l'une comme Waeki Wawen, l'autre comme Waeki Xeroen. Or, selon les désignations empiriques, les Maréens ne reconnaissent pas d'existence concrète à waeki sous les noms de Wawen ou de Xeroen. Ils montrent en effet des waeki et leur attribuent le même nom assorti de la mention « douce » ou « amère » avec toutefois un deuxième nom pour waeki « amère » : xeruhmu. Nulle part ailleurs que dans le mythe n'apparaissent des waeki nommées distinctement Wawen et Xeroen. Il faut donc croire que la distinction entre Waeki Wawen et Waeki Xeroen ne recouvre pas une séparation taxinomique, mais opère seulement au niveau du registre mythique. Les waeki « douce » et « amère » sont toutes deux des ignames Dioscorea bulbifera et se ressemblent presque trait pour trait. Leur tige s'enroule sur la gauche (contrairement à Dioscorea alata) et porte des bulbilles et des feuilles en tous points semblables. Les feuilles de waeki « amère » semblent d'un vert légèrement plus foncé. Leur tubercule enfoui est identique par la forme et par la grosseur, pourvu pourtant de radicelles plus fournies chez waeki « amère ». En dehors de quelques détails, elles apparaissent comme des sœurs presque jumelles. Les bulbilles dont toutes deux sont porteuses sont dits wawen : « fruits », leur tubercule enfoui est dit kakailen : « substance », comme pour les tubercules de toutes les ignames. Or, kakailen a pour synonyme noble xeroen. Voilà donc les waeki du mythe : considérant les waeki du strict point de vue de l'espèce, le mythe met en scène deux entités — bulbille aérien et tubercule enfoui — , solidaires néanmoins dans leur marche et leur destin puisque parties constituantes d'un même spécimen de waeki. La pertinence de la présentation mythique apparaît alors dans l'écart de génération entre bulbille et tubercule enfoui. C'est, en effet, à partir du bulbille que se reproduisent les waeki. On le plante dans le cas de waeki « douce », il germe spontanément dans le sol sur lequel il tombe en se détachant de la tige, dans le cas de waeki « amère ». Le « bulbille » (wawen) deviendra alors « tubercule enfoui » (kakailen = xeroen) d'où se dégagera une nouvelle « tige » [(yefhawo - elen) = « cheveux » = Waro (liane salsepareille)] porteuse d'autres bulbilles. Le cycle tubercule enfoui-bulbille aérien décrit ainsi celui de l'entre-reproduction, tout comme deux groupes qui s'intermarient se donnent mutuellement des neveux utérins. Ces derniers, hna puja, ne sont-ils pas littéralement « ceux qui ont poussé » ? La relation, binaire en apparence, bulbe aérien/tubercule enfoui est donc médiatisée par la « tige » qui va de l'un à l'autre et dont Waro, construction onomastique et liane salsepareille — matériau de pêche — , prend la place [wawen < waro > xeroen]. Il en va ainsi du travail des dieux : sur leur corps se nouent des relations sociales.

Mais le caractère antithétique « amère » / « douce » difficilement décelable des waeki fait peser le risque de cultiver des plantes toxiques. On verra que de ce danger dépend en fait la garantie de trouver hors des lieux de cultures une nourriture de famine le moment venu.

Les bulbilles de waeki « douce » — cultivée — offrent une si parfaite similitude avec ceux de waeki « amère » — sauvage — , qu'il n'est pas rare de planter les bulbilles de la seconde, qui prolifèrent à l'extérieur comme à l'intérieur des champs et jusque dans les petites granges où sont gardées les semences. Ainsi les waeki « amères » font-elles effraction dans la sphère de comestibilité réservée aux seules waeki « douces ». On cultive parfois ainsi sans le savoir waeki « amère ». La méprise se découvre dans l'« assiette » : waeki « amère » contient un alcaloïde qui la rend toxique et fort heureusement immangeable. Ce caractère clandestin de waeki vient ainsi reposer la question de l'identification minutieuse d'une plante que l'on récolte pour la consommation familiale vers juillet-août lorsque les meilleures ignames ont été mangées, offertes ou sont conservées pour les dernières prestations cérémonielles de l'année agricole. Des waeki « douces » dépend en partie le passage d'une période difficile (entre octobre et février) où la disette menace. Waeki « amère », dont on ne peut contenir totalement l'effraction dans les champs, rappelle ainsi l'origine mythique qu'elle partage avec waeki « douce ». Les mythes fondamentaux sur l'arrivée des ignames à Mare disent que celles-ci se lavèrent dans un petit bassin naturel dit hna se ni wakoko, « là où se sont baignées les ignames ». Quand les waeki et quelques autres se présentèrent les dernières, elles n'eurent plus d'eau pour se nettoyer. La plupart d'entre elles restèrent impropres à la consommation. (4)

L'extrême prolifération de la waeki laisse croire qu'après son introduction, cette plante cultivée a également envahi la brousse où elle a dégénéré (donnant waeki « amère ») alors que les plants cultivés sur des sols entretenus sont restés consommables (5). Bien qu'absente des espèces considérées dans les rituels des prémices qui reconduisent l'ordre social, waeki intercède jusqu'aux prochaines récoltes sans suffire pourtant à faire la liaison avec les nouvelles récoltes. Il est alors nécessaire de se tourner vers la brousse pour chercher des aliments de famine. On tire alors les racines sauvages xeru(e) « magnania » {Puer aria thumb ergiana). Ce nom est très proche de celui attribué à waeki « amère » : xeru-hmu. Cette affinité lexicale laisse entendre que xeru (magnania) et xeru-hmu (waeki « amère ») sont placées sur un même axe symbolique. Reprenons donc :

Xeru (magnania) pousse spontanément dans la brousse ; elle est comestible et sera recherchée en période de disette.

Xeruhmu (waeki « amère ») pousse spontanément dans la brousse, envahit les champs et n'est pas comestible car toxique et très amère.

Waeki « douce » est cultivée et sera consommée lorsque les meilleures ignames seront épuisées.

Entre les deux plantes comestibles — l'une dns la brousse, l'autre aux champs — , vient se placer une troisième qui va de la brousse aux champs. Bien que l'agriculteur tente sans cesse de la rejeter des espaces cultivés, elle réapparaît toujours et menace l'intégrité des cultures par la ressemblance qu'elle présente avec waeki « douce » cultivée. Il est ainsi frappant qu'entre les plantes comestibles spontanées et cultivées s'installe une plante intermédiaire, fluctuante et trompeuse qui est chargée de toxicité et de danger. Waeki « amère » (ou xeruhmu) est pourtant étroitement liée à waeki « douce » du point de vue taxinomique et mythique. En dépit de son « histoire », elle adopte résolument le caractère dangereux de la brousse. Cet « agent double », cultures-brousse ou parent-empoisonneur, place l'homme dans l'impossibilité de concevoir une séparation décisive entre la nature (brousse) et la culture (champs).

[...] Tout comme dans la zone d'élection immergée-émergée du plature venimeux, la frontière ambiguë des terres en friches et cultivées est marquée d'un principe de toxicité qui alerte sur le risque d'une opposition sommaire nature/culture. C'est même à ce prix, faut-il croire, que l'homme sait encore se tourner vers la nature lorsque la culture ne répond plus à sa subsistance. La régression culturelle de waeki « amère » jette ainsi un pont entre les champs et la brousse et marque conceptuellement le lien que la culture doit continuer de nouer avec la nature.


Notes : 1) « Pêcher » est littéralement lae ia : « acquérir chair (aquatique, exclusivement) », raba ia : « guetter (le gros poisson) chair » signifie exclusivement « pêcher à la ligne de traîne » ; raba-ia-n « beaux-frères » signifie donc littéralement « guetter le gros poisson à la ligne de traîne ».

2) Le ulehnameneng « voir-le-clan » constitue la première phase du protocole lors duquel on appelle les prestataires qui déposent leurs « dons » (eo) en cercle ; cela fait, une deuxième phase consiste à récapituler les prestations en divulguant avec grande ostentation les noms des prestataires, leur place et leur rang dans le clan : ahangenihnameneng « divulguer (publiquement)-le-clan ».

3) J. Barrau et E. Massai signalent une confusion fréquente entre Pachyrhizus trilobus et Pueraria thumbergiana (Les plantes alimentaires du Pacifique Sud, 1956. CPS, Document technique n° 94, Nouméa, p. 69).

4) Tel est le cas de Wajakag (Dioscorea pentaphylla) qui épongea le trou d'eau avec sa chevelure (les nombreuses radicelles dont son tubercule est pourvu), mais qui n'en garda pas une goutte après s'être ébroué. Wahneor (autre variété de Dioscorea pentaphylla) qui se tenait près de lui profita de la douche et fut ainsi le dernier à se laver. Wajakag est restée amère, Wahneor est toujours cultivée mais n'est pas regardée comme nidi wakoko « vraie igname ».

5) Ce point m'a été confirmé par Jacques Barrau. Les Dioscorea bulbifera, plantes anciennement introduites comme toutes les Dioscorea, ont pu proliférer hors des champs et dégénérer pour donner la variété « amère ».

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