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L'Esprit du Lieu





Symbolisme :


Michèle Prats et Jean-Pierre Thibault dans "Qu'est-ce que l'esprit des lieux." (In : 14th ICOMOS General Assembly and International Symposium: ‘Place, memory, meaning : preserving intangible values in monuments and sites’, 27 – 31 oct 2003, Victoria Falls, Zimbabwe.) propose une définition de l'Esprit du lieu :


Qu’est-ce que l’esprit du lieu ? Comment le définit-on ?


Le genius loci des latins, qui hantait les bois, les cours d’eau, a existé dans pratiquement toutes les civilisations, et se retrouve notamment chez tous les peuples européens. En ce siècle où le besoin d’identité est profondément ancré, il n’est pas déplaisant de constater que ce terme retrouve un second souffle, dans un continuum historique et linguistique…

S’il faut le définir, ce qui n’est pas facile, on peut le présenter comme la synthèse des différents éléments, matériels et immatériels, qui contribuent à l’identité d’un site… En ce sens, il est unique.

La matérialité d’un site est liée à sa structure géologique, au climat, à la présence éventuelle de l’eau, à sa végétation, mais aussi à l’action de l’homme : méthodes culturales, occupation de l’espace, architecture… Cette matérialité s’inscrit dans le temps, dont les strates se superposent ou s’occultent, à l’échelle géologique, comme à l’échelle historique, façonnant ou refaçonnant le paysage. On peut dire que cette “matérialité”, tout en évoluant dans le temps, est inhérente au site.

Le caractère immatériel du site est, quant à lui, beaucoup plus conjoncturel, et dépendant de la conscience que l’on en a.

On peut néanmoins objectiver les composantes de ce caractère immatériel :

  • l’histoire, proche ou lointaine, le mythe, la légende, et la perception de ces éléments – qui évoluent avec le temps, en fonction des modes, de “l’air du temps”, mais aussi de l’âge du visiteur,

  • la perception du lieu, que Marcel Carné aurait qualifiée “d’atmosphère”… Elle est liée au paysage, à la qualité de la lumière, aux couleurs, aux bruits ou au silence, aux odeurs, à la répartition des masses, des plans, des contrastes, à l’organisation de l’espace… Elle émeut les sens, mais elle parle aussi à la raison et se nourrit de références, littéraires, picturales, architecturales, cinématographiques, historiques, mais aussi sensorielles et liées à l’affect personnel : c’est une expérience individuelle, mais qui peut aussi être partagée…

  • l’usage, ou les différents usages, et leur évolution à travers les âges (agriculture, viticulture, élevage, sanctuaire, habitat, caractère naturel ou urbain, intérêt architectural ou scientifique…). Cela se traduit également par le caractère festif, les manifestations culturelles, la vitalité du commerce et de l’artisanat, le cadre de vie, les espaces publics, la qualité de l’accueil, les produits du terroir, la gastronomie.

  • l’image, voulue ou ressentie : elle peut être spontanée, symbolique, élaborée, commerciale, ciblée… Elle est soit un condensé de tous ces éléments, soit fondée sur quelques traits particuliers jugés essentiels et portés en exergue, mais en tout état de cause, si elle s’éloigne de la réalité, elle a toute chance de décevoir.

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Selon Pierre Lucier, auteur de L’esprit du lieu et le désenchantement du monde. (In : 16th ICOMOS General Assembly and International Symposium: ‘Finding the spirit of place – between the tangible and the intangible’, 29 sept – 4 oct 2008, Quebec, Canada. [Document issu d'une conférence ou d'un atelier] :


1. Un concept né dans un monde « enchanté »


L’histoire du concept romain de « génie du lieu », qui est l’ancêtre de celui d’esprit du lieu, est tout-à-fait passionnante (Murray 1989, Nitzsche 1975, Zilsel 1993). Elle montre à l’évidence qu’il s’agit d’un concept que nous qualifierions volontiers d’« animiste », voire de « magique ». La pensée antique était convaincue que les lieux sont habités par des êtres mystérieux, insaisissables mais individualisés, chargés de veiller sur eux, voire de les défendre ou d’en éloigner les intrus hostiles et les profanateurs, parfois même d’autres « génies » aux intentions malveillantes. On a progressivement humanisé ce « génie » et considéré les gens talentueux comme porteurs d’un génie, voire comme des génies eux-mêmes. Mais il y a toujours, en arrière-plan, un monde « habité » par des forces vivantes qui, d’une manière ou d’une autre, interviennent dans le cours des événements et de l’existence des humains, et d’abord de ceux qui fréquentent leurs lieux. Des sites émergent ainsi comme plus forts, plus « habités », plus « inspirés » et « inspirants ».


Sans justifier nécessairement l’appellation de « religieuse », cette trame de fond évolue d’emblée dans un monde où toutes les forces et toutes les présences ne sont pas de l’ordre du visible et du mesurable. Les humains doivent y traiter avec les « génies » des lieux, dans des échanges dont il est d’ailleurs possible de ne pas sortir indemne, tel Jacob après sa lutte nocturne avec l’Ange. Il faut négocier avec eux, leur offrir des présents, parfois des sacrifices coûteux, les honorer, ― en tout cas, respecter leur demeure, leur silence ou leur musique. S’instaure ainsi un réseau complexe de relations avec ceux qui habitent, invisiblement mais efficacement, les lieux naturels et les lieux érigés par les humains. La littérature ancienne foisonne de cette reconnaissance d’un monde qui ne se réduit pas à ce qui est visible et cernable. C’est largement en référence à cette vision des choses que l’on a parlé d’un monde « enchanté », « magifié » en quelque sorte, dans lequel les humains sont en interaction avec les esprits et les dieux et essaient de composer avec ce qui pourrait compromettre leur « salut », c’est-à-dire l’heureuse issue, ici et maintenant, de l’aventure humaine.

Il s’agit là d’un faisceau sémantique extrêmement complexe, qu’il n’est pas question de réduire ou de reléguer au pays des merveilles d’Alice ou au génie sortant de la lampe d’Aladin. Il faut plutôt en percevoir la prégnance pour la compréhension de la dynamique qui, dans la fréquentation des lieux naturels ou humains, relie la matérialité à quelque chose que l’on veut bien qualifier d’« immatériel », c’est-à-dire qui ne se limite pas à l’immédiatement perçu et mesurable. C’est un peu cela, l’« esprit » : une présence qui inspire et aspire, à la manière d’un souffle dont de grandes traditions religieuses ont reconnu l’importance primordiale pour le pouvoir créateur lui-même : « l’esprit de Dieu planait sur les eaux », raconte le premier verset de la Genèse. Comme si l’esprit précédait l’émergence du lieu lui-même, comme si l’esprit construisait son lieu.

Point n’est besoin de céder ici au lyrisme pour apprécier la richesse sémantique et anthropologique du concept d’esprit du lieu. Ce qu’il faut voir, cependant, c’est que ces perspectives, qui exercent toujours un certain pouvoir de séduction, appartiennent tout de même à des visions du monde de type sacral, animiste selon les uns, religieux selon d’autres, magique selon d’autres encore. Selon les visions de ce type, les lieux sont, à des degrés divers, habités par des êtres invisibles qui ont réalité substantielle et capacité d’agir et d’imposer les règles et le décorum de leur fréquentation, voire leurs rituels d’échange. On ne durcira pas indûment les choses au point de devenir nous-mêmes plus « naïfs » que les Anciens, mais nous ne devons pas occulter ces liens du concept d’esprit du lieu avec un monde essentiellement « enchanté ».


2. Un monde en voie de « désenchantement »

[...] Retenons-en à tout le moins deux enseignements, contradictoires en apparence seulement. D’une part, reconnaissons que, dans les cultures dominantes et dans ce qu’on pourrait appeler la culture internationale ― ce qui inclut celle de l’Unesco, par exemple ―, il n’est guère possible de pratiquer des approches magiques ou religieuses de l’esprit du lieu. Certains s’étonnent d’ailleurs de nos engouements pour un concept et un univers épistémique qui ne résistent manifestement pas au mouvement tectonique de «désenchantement» du monde. Par ailleurs, et c’est le second enseignement dont il faut prendre acte, il doit bien y avoir moyen de donner droit de cité aux visées qui soustendent le discours sur l’esprit du lieu et selon laquelle des lieux peuvent renvoyer à autre chose qu’à leur seule matérialité. En tout cas, on peut penser que, même dans un monde désenchanté, des voies sont possibles pour déchiffrer ce potentiel symbolique énorme. À travers sa vision résolument intégratrice, la Déclaration de Québec traduit sûrement une volonté de surmonter ce clivage entre deux visions du monde et deux ordres du pensable radicalement différents. Elle invite aussi à explorer par quelles voies on peut penser et pratiquer une promotion de la réalité de l’esprit du lieu qui ne nous ramène pas à la pensée magique. C’est dans ces voies que la troisième partie de cet exposé propose de s’engager.


3. L’esprit du lieu et le pouvoir des signes


[...] Il doit bien y avoir, dans les éléments matériels d’un lieu, dans leur forme, leur disposition et leur environnement, « quelque chose » qui parle et impose respect par ce qu’il est en lui-même et en cela même qu’il projette une signification. Les penseurs médiévaux enseignaient couramment que le mode de causalité des symboles rituels réside dans leur pouvoir de signification : « significando causant », ils causent en signifiant, c’est-à-dire en cela même qu’ils signifient. [...]

L’esprit du lieu, n’est-ce pas le pouvoir de signification de ce lieu, l’ensemble des couches de sens que ses éléments matériels et leur configuration particulière projettent et offrent au déchiffrage de celles et ceux qui y viennent? Ces couches de sens interpellent notre capacité de saisir et de comprendre, c’est-à-dire notre capacité de saisir les significations à travers les éléments mesurables et explicables. « Comprendre » est une activité cognitive qui dépasse la seule émotion romantique de communion ou la seule empathie de type fusionnel. C’est une opération de décodage. C’est ainsi que, même après l’oubli des rites ou des faits entourant l’histoire d’un site, le pouvoir de signification de ce site peut demeurer puissamment opérant. Pourquoi? Parce qu’il a toujours en lui-même les ingrédients de son pouvoir de suggestion et de rêverie qui ont déjà pu le faire considérer comme un lieu habité par un esprit, un lieu enchanté, voire sacré. Homme du Nord et du froid, je peux ainsi percevoir quelque chose de l’esprit du lieu de cette oasis du grand désert de sable ou de cette vallée de la forêt tropicale. Homme de la mer, je peux saisir quelque chose de l’esprit de ces lieux de montagnes du toit du monde. Homme de la postmodernité, je peux comprendre quelque chose d’un temple Maya, d’un masque africain, d’un grenier du sud marocain, d’un temple shintoïste ou d’un cirque romain


[...] Nous avons dès lors besoin d’outils de déchiffrement des signes pour déployer la signification culturelle des lieux et des sites, pour décoder et nous approprier cela même que l’esprit du lieu semble avoir voulu exprimer dans des épistémès en voie de disparition dans plusieurs de nos sociétés, mais qui n’a pas perdu pour autant tout pouvoir de signification et toute capacité de s’offrir à de nouvelles traductions.

Traduction, disons-nous. Traduction des signes et donc tradition du sens. C’est bien là que conduit inévitablement l’attention à l’esprit du lieu. Tradition : « to trade », c’est-à-dire livrer, échanger — Hermès, à la fois dieu des échanges et du commerce et messager du sens, n’est-ce pas? Redire, interpréter — interpréter, au double sens du mot, l’interprète désignant autant le traducteur que l’artiste qui joue Sophocle ou Mozart. Réactualiser, dire en d’autres signes, dans un geste qui est à la fois déchiffrage et recréation, décodage et recodage. C’est qu’il n’y a pas de moment où le sens subsisterait ou flotterait entre deux signes. Il y a plutôt et seulement cette fissure insaisissable, cette «rupture instauratrice» que Michel de Certeau suggérait d’appeler l’« inter-dit » (De Certeau 1971), ce moment où, dans la confiance ou dans la foi, un sens se transmet à même la mise en place d’autres signes et où un lieu est recréé en une sorte de « non lieu ». Entre l’épistémè d’un monde sacral, voire magique, et celle de la rationalité qui est largement la nôtre, un pont peut ainsi être jeté, par-delà l’inter-dit, là où campe et opère l’esprit du lieu. Notre volonté de repérer, de conserver et de transmettre l’esprit du lieu découpe d’elle-même, on le voit, des tâches de lecture et d’interprétation qui ― oui, toujours Hermès ― nous plongent dans le cercle herméneutique, là où un sens émerge à condition qu’on l’accueille, là où un sens est reçu à condition qu’on le donne ou le redonne.

Il ne se cache donc pas, l’esprit du lieu. Il ne cache pas non plus. Il signifie plutôt, selon ce qu’évoquait Héraclite, ce grand maître de la pensée antique, à la fois si près du monde de l’enchantement et si attaché à la rationalité du Logos. Dans un texte qui a été classé sous l’austère titre de « fragment 93 » (Kirk and Raven 1966), Héraclite dit de l’oracle de Delphes qu’«il ne dit pas (ούτε λέγει), ne cache pas (ούτε κρύπτει), mais signifie (άλλα σημαίνει)». Tel est le pouvoir d’une parole riche et d’un symbole : ne pas dire trivialement, encore moins dissimuler, mais bien signifier, c’est-à-dire offrir un sens au déchiffrement de qui veut et peut l’accueillir. Telle est la puissance d’un sens qui se dit et s’offre à la lecture interprétante et, dès lors, à la transmission. Tel est l’esprit du lieu, qui n’est ni à découvert, ni caché, mais qui se projette dans des signes et s’offre ainsi à saisir et à traduire.

« Où se cache l’esprit du lieu ? », demandons-nous. En fait, il ne se cache pas. Il est dans les signes, pour autant et aussi longtemps que les signes signifient, pour autant et aussi longtemps qu’il y a quelqu’un ― des individus, des communautés ― pour le repérer, l’interpréter, le traduire, le conserver et le transmettre. Et, pour cela, point n’est besoin de ressusciter quelque vision animiste du monde. Point n’est besoin d’abuser du sacré.

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Dans L'Oracle des Esprits de la Nature (Éditions Exergue, 2015), Loan Miège nous propose une carte intitulée "Gardiens", à laquelle elle fait correspondre le petit texte suivant :


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« Définis tes limites, pose-les et veille à ce qu'elles soient respectées. »

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Chaque lieu est pourvu d'un gardien, d'autant plus s'il est naturel et sacré. Le gardien filtre les allées et venues, occulte certaines zones pour en éviter l'entrée, décide d'en ouvrir d'autres, et maintient l'équilibre en accord avec les habitants. Il en va de même lorsqu'il s'agit d'une forêt. Placé à l'entrée de celle-ci, il scrute chaque promeneur et perçoit quel « niveau subtil » va lui être accordé, le tout en connexion avec l'ensemble des Esprits de la Nature présents. Celui-ci garde une partie de la forêt de Fontainebleau. Il loge dans un rocher et prend l'apparence d'un « grand costaud » lorsqu'il est activé. Lors des premières rencontres, il se montrait triste, délaissé et perdu face à ce monde humanisé. Des offrandes régulières et de beaux partages l'ont transformé et il affiche dorénavant un grand sourire accueillant.


A propos du message : La question des limites, qu'elles soient personnelles ou extérieures, amorce une vraie réflexion. Quelles sont nos limites ? Qu'acceptons-nous ou que refusons-nous ? Que montrons-nous ou que cachons-nous ? Qu'est-ce qui nous bloque ou nous libère ? « Définir ses limites » demande une vaste introspection qui, elle-même, soulève d'autres questions ayant trait à l'éducation et au conformisme social. Le gardien nous demande de dépasser le moule, dans lequel nous nous sommes formés, pour nous considérer tels que nous sommes, dans notre spécificité. Il nous invite à nous regarder avec Amour et honnêteté. Il nous propose d'évaluer ce qui est juste et ce qui ne l'est pas pour nous. Ces limites sont des marques de respect envers nous-mêmes. Et en les faisant respecter, nous nous respectons avant tout.


Pratique : Posons la carte devant nous et faisons une offrande au gardien : bougie, pierre, élixir, image, musique, etc. regardons-le le cœur ouvert en signe de sympathie. Exposons-lui notre problème du moment, certainement en lien avec la notion de limites. Demandons-lui humblement son aide. Fermons les yeux et laissons-le nous examiner. Cela peut prendre un certain temps... Écoutons nos sensations. Certaines zones paraissent plus sensibles que d'autres. Voyons ce qui s'exprime par là. Chaque sensation est révélatrice d'un aspect important pour nous. Laissons venir les mots, les images, les idées... Au fur et à mesure, tentons de percevoir comment cela résonne ne nous et comment nous souhaiterions nous positionner. Cela nous convient-il ou pas ? Quelles rectifications la sérénité nous apporterait-elle ? La justesse de nos choix est manifestée par ne sensation de Paix. Plus la Paix s'installe en nous et plus nous sommes en accord avec l'ensemble de notre être. Finalement, notre individu peut être considéré comme un lieu sacré dont nous sommes les gardiens. A nous, donc, de nous inspirer de la sagesse et de l'expérience de celui de Fontainebleau, pour protéger ce que nous avons de plus précieux : nous-mêmes. Finissons par une vague de gratitude inondant la carte.


Mot-clé : Respecter.

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