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La Palourde

  • Photo du rédacteur: Anne
    Anne
  • 14 avr. 2018
  • 18 min de lecture

Dernière mise à jour : 4 mars




Étymologie :


  • CLOVISSE, subst. fém.

Étymol. et Hist. 1611 clouïsse (Cotgr., noté comme mot marseillais), attest. isolée ; 1838 clovis (Stendhal, Mémoires d'un touriste, t. 2, p. 386) ; 1846 clovisse (A. Dumas Père, Le Comte de Monte-Cristo, t. 1, p. 48). Empr. au prov. clauvisso « id. », attesté au xviie s. (Reynier de Briançon ds Mistral), altération de clausisso (xviie s., D. Sage, ibid.), dér. de claus, part. passé de claure (clore*).

  • PALOURDE, subst. fém.

Étymol. et Hist. [xiiie s. palorde, hapax (FEW t. 8, p. 172a sans réf.)] 1484 palourde (Grant Routier, éd. de Rouen, 1531 cité par Arveiller ds Fr. mod. t. 26, p. 55). Du lat. pop. *pelorida, empl. comme nomin. de l'acc. de peloris, peloridis, gr. π ε λ ω ρ ι ́ ς, -ι ́ δ ο ς « huître d'une grosseur énorme », dér. de π ε ́ λ ω ρ «prodige, monstre».


Lire également la définition des noms clovisse et palourde afin d'amorcer la réflexion symbolique.

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Zoologie :

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Symbolisme :


Paula Sherman, autrice de "La ceinture de wampum, symbole de protestation". (In : Policy, 2001, vol. 4, pp. 219-228) évoque les palourdes chez les Omamawíníni :


Dans le passé, les peuples autochtones s’échangeaient des ceintures de wampum pour nouer, nourrir ou rétablir des relations, sur de vastes espaces de terres et d’eaux. Ces échanges s’inscrivaient dans un système de communication fondé sur les relations interclanales, les mariages et les alliances commerciales1. Le système servait à combler des besoins internes et externes, notamment alimentaires, politiques, économiques, sociaux et spirituels, au sein des communautés et entre elles. Les colliers et ceintures de wampum étaient un produit de ce système ; les perles employées dans la fabrication des colliers et des ceintures de wampum étaient faites à partir de coquillages de palourdes et de buccins récoltés par les peuples autochtones des côtes. Les perles étaient alors exportées vers l’intérieur où on les utilisait pour créer des objets culturels qui symbolisaient les relations. Les colliers de wampum contenant des perles blanches servaient souvent à communiquer des messages importants entre nations.

Diana Cooper, auteure du Guide des archanges dans le monde animal (édition originale 2007, traduction française, Éditions Contre-dires, 2018) nous délivre un :


Message des poissons et des crustacés :


Toutes les créatures présentes dans l'univers sont reliées

par l'amour cosmique qui repose dans l'eau. Nous sommes

particulièrement bienheureux parce que nous baignons constamment

dans l'eau. Quand vous pensez à nous, vous attirez automatiquement

vers vous l'amour et l'harmonie divine de l'univers.

Nous sommes des messagers de l'unité.


Les huîtres, les palourdes, les coques, les bulots, les bigorneaux et les moules absorbent eux aussi la matière organique en décomposition qui tombe au fond de la mer, y compris les eaux usées. Ce sont les coléoptères et les cafards du monde océanique. c'est également le cas des seiches, des poulpes et des calmars. les oursins se nourrissent principalement d'algues qu'ils trouvent sur les coraux et les rochers., et consomment également des matières en décomposition comme les poissons morts, les moules, les éponges et les bernacles. Depuis des milliers d'années, ils font leur part pour nous aider.

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Pour Melissa Alvarez, auteure de A la Rencontre de votre Animal énergétique (LLewellyn Publications, 2017 ; traduction française Éditions Véga, 2017), la Palourde est définie par les caractéristiques suivantes :


Traits : La palourde signifie qu'il est impératif pour vous de rester calme en ce moment. La palourde est connue pour sa faculté à se renfermer dans sa coquille dès qu'elle se sent menacée. C'est pour vous un signe qu'il vaut mieux vous retirer, rester tranquille et attendre de voir ce qui va se passer. Ce n'est pas du tout le moment d'agir, mais celui d'attendre. La palourde protège son corps délicat à l'intérieur d'une coque dure et impénétrable. Vous aussi, vous avez le même type de carapace à votre disposition quand vous avez le besoin immédiat de vous protéger.


Talents : Appréciation de soi et des autres - Attentif - Doux - Généreux - Bon jugement - Intuitif - Gentil - Connaît la valeur du silence - Cherche les réponses en soi - Patient - Tranquille - Réservé - Ingénieux - Sensible - Cœur tendre.


Défis : Défensif - Peur des voleurs - Trouve l'équilibre - Ne sait pas ses rêves - Hyper timide - Paranoïa - Remet les choses au lendemain - Repli sur soi - Dissimulé - Gaspille ses dons.


Élément : Eau.


Couleurs primaires : Gris - Jaune.


Apparitions : La palourde vient vous dire de rester tranquille jusqu'à ce que vous puissiez évaluer exactement ce qui se passe. Si vous n'êtes pas sûr d'une situation, laissez-la se dérouler comme elle vient. Parfois, il est préférable de ne pas s'impliquer, surtout si vous n'avez pas quelque chose de constructif à amener ou si votre engagement est mal interprété par les autres. La palourde vous fait savoir que le silence est d'or en pareils moments. Ne laissez pas les autres savoir ce qu'il en est pour vous et soyez vigilant. Si une excellente idée vous est venue, ne la partagez pas. Au contraire, protégez-la. Cela dit, n'exagérez pas non plus. La palourde signifie que vous êtes une personne étonnante avec des dons extraordinaires, mais que vous ne laissez pas les autres voir qui vous êtes vraiment. Vous vous sentez bien plus à l'aise en cachant vos talents et capacités dans votre coquille, ce qui évite que les autres se moquent de vous ou qu'ils vous volent vos superbes idées. La palourde indique que parfois vous devez vous ouvrir pour pouvoir avoir de l'éclat. Il vous est difficile de faire confiance mais, lorsque vous le faites, c'est le cœur grand ouvert.


Aide : La palourde vous aide quand vous êtes dans une situation où vous ne savez pas quoi faire. Si vous ne vous sentez pas dans votre assiette, elle peut vous aider à revenir à un rythme bon pour votre mental, votre corps et votre esprit. Elle va contribuer à construire votre force interne et à vous brancher sur des émotions puissantes. Même si elle se retire dans sa coquille lorsqu'elle est en danger, la palourde peut vous aider à être plus extraverti. Vous avez tout plein de plans et d'intentions positives concernant les choses que vous voulez accomplir, mais il arrive que vous ne les meniez pas à bien. La palourde peut vous motiver et vous inspirer de lâcher certains des secrets que vous portez et d'apprécier la compagnie des autres. Elle vous montre quand il est préférable de ne pas être trop proches des autres et quand il serait bon de vous ouvrir davantage. C'est une question de présence et d'équilibre - que la palourde a perfectionnée au plus haut point.


Fréquence : L'énergie de la palourde donne une sensation forte et solide, impitoyable et inamovible, et pourtant douce et sensible. Elle fait un bruit semblable au rythme de la marée.


Imaginez...

Vous êtes en train de visiter une animalerie et vous regardez les aquariums. Dans l'un d'eux, il y a une palourde qui se tient sur le sol de l'aquarium. Intrigué, vous l'observez sortir son pied pour palper le sol autour de sa coquille. Bientôt, en se servant de sa force impressionnante, elle fait basculer le dessus de sa coquille en orientant l'ouverture vers le bas. Elle creuse dans le sol avec son pied, et s'enfouit dedans jusqu'à disparaître complètement. Vous regardez votre montre et vous vous rendez compte que vous êtes resté à observer la palourde pendant une heure, à attendre de voir ce qui allait se passer.

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Selon la thèse de Florence Menez, intitulée La parabole de la palourde : ontogénèse d'un attachement inter-spécifique dans la lagune de Venise: ethnographie de son récit biographique. (Università Ca’ Foscari - Venise, 2015) :

Dans la relation anthropo-zoologique, la palourde peut servir dans un système d’échange (MALINOWSKI [1922]) ou comme élément fondamental dans les légendes, comme nous l’a rappelée la controverse entre Claude Lévi-Strauss et Marvin Harris (1976). L’interprétation de trois mythes Kwakiutl et Bella bella par l’un ou l’autre fut différente à cause de la détermination des espèces de palourdes décrites dans ces mythes : la longueur des siphons, ces tubules permettant la respiration, revêtait une importance fondamentale pour leur emploi mythique. L’attribution de caractéristiques physiologiques différentes aurait pu invalider les théories d’interprétation. La controverse fut nommée « l’incident des siphons » (LÉVI-STRAUSS 1976 : 24 ; DESCOLA 2011).

Afin de comprendre le rôle actuellement joué par la palourde philippine dans la lagune de Venise, nous allons évoquer dans une brève perspective historique, la place que la palourde générique y détenait parmi les autres mollusques. Les populations littorales vénitiennes ont une longue histoire commune avec les mollusques, que ceux-ci soient sauvages ou domestiqués. Nous avons déjà exposé les pratiques de culture des moules et des huîtres dans le chapitre précédent. Les habitants ne considèrent pas le mollusque comme un animal étranger ou dangereux, même si sa consommation est sujette à des risques. Le naturaliste chioggiotte du XVIIIe siècle Giuseppe Olivi note ainsi un avis négatif, courant depuis la Grèce antique, et circulant dans la population vénitienne à son époque : la majeure partie des mollusques était considérée indigeste, de faible qualité nutritionnelle et « d’ordinaire insalubre ». L’espace géographique où se déroule une partie des interactions entre les mollusques et l’être humain est l’espace aqueux, le milieu naturel du mollusque, de sa naissance (à moins d’éclore en laboratoire) jusqu’à la récolte. S’il partage la condition humaine momentanément, l’interaction est brève, pratiquement à sens unique, et n’équivaut pas avec une interaction qui aurait cours avec un animal non acéphale. Le mollusque est regardé, cultivé, récolté, pour être vendu, troqué ou mangé sans intercesseur. Différentes espèces de palourdes, moules et huîtres sont classées selon une hiérarchie qui a varié avec les époques, et selon qu’elles aient été produits de rapine ou d’élevage, sauvage ou domestique. Les valeurs les plus élevées attribuées aux mollusques par les populations locales vénitiennes semblent concerner les espèces qui peuvent faire l’objet d’un échange commercial. Par les délibérations du Collegio delle Pescarie, qui s’occupe de la législation sur les marchés aux poissons, nous pouvons apprendre que les mollusques étaient en voie de disparition au XVIIe siècle ; étant trop abondamment pêchés, ils risquaient de manquer aux « pauvres [qui] à la période hivernale n’auraient plus rien à prendre pour pouvoir sustenter leur pauvre famille ». Les biologistes Pellizzato et Grimaldi, citant cette délibération de 1614, montrent ainsi le rôle primordial des mollusques dans l’économie familiale de certaines catégories sociales, qui ne pouvaient acquérir les instruments de pêche ou les embarcations mais accédaient à cet objet de subsistance grâce à sa disponibilité immédiate sur les bancs de sable et de vase, ou à quelques centimètres de profondeur sous l’eau. La recherche historique de ces auteurs relève également le développement par quelques pêcheurs d’une pratique de domestication informelle : sur les bancs naturels dans la lagune, ils récoltaient huîtres et mollusques à l’état juvénile ; ils les déposaient dans un marais semi-ouvert, éloigné des centres fréquentés et dont l’usage momentané pour cet élevage secret était connu d’eux seuls ; après quelques mois, ils allaient rechercher ces mollusques semi-domestiques pour les vendre ou les consommer.

L’espèce decussatus, décrite par Linné en 1758 est classée parmi les invertébrés, dans la branche des mollusques, classe des bivalves, ordre des Veneroides, famille Veneridae, genre Tapes, et sous-genre Ruditapes. Sa présence est notée en 1792 en lagune de Venise par G. Olivi. Il transcrit le terme vernaculaire sous lequel la palourde est fréquemment nommée à Venise à son époque (comme elle l’est encore aujourd’hui) : caparozzolo dal scorzo grosso. Son comportement animalier ne diffère pas des autres mollusques fouisseurs puisqu’« elle habite dans la pierraille du lit des canaux, et auprès des rives de notre lagune. Elle se cache entre les fissures, et se reconnaît à ses deux longs tentacules tubuleux que l’Animal étend jusqu’à ½ pied de longueur. »

Les espèces d’huîtres, moules et palourdes étaient classées dans la hiérarchie vernaculaire selon qu’elles étaient domestiques, semi-domestiques ou sauvages. Par ailleurs en Italie, la hiérarchie établie au Moyen-Âge et à la Renaissance analysée par A. J. Grieco (FLANDRIN, MONTANARI 1997 : 376-377) montrait que la « chaîne de l’être » dans la nature était subdivisée en quatre éléments : le feu, l’air, l’eau, la terre et les objets inanimés. Les moules et autres mollusques, ne pouvant se déplacer seuls, se situaient dans la hiérarchie juste au-dessus des « humbles éponges ». En ce qui concerne les palourdes dans la lagune de Venise, elles étaient également classées selon une hiérarchie, variable selon les époques, qui avait trait à la valeur organoleptique qui leur était attribuée et aux quantités disponibles. Il suffisait parfois d’une très légère différence de goût pour que l’une soit écartée dans la lagune au profit d’une autre, ce qui ne l’empêchait pas d’être plus appréciée dans une région voisine. Ainsi de la longone (Longone nobis, vern. Longon, Venerupis) décrite par Olivi comme une espèce nouvelle. Il précise qu’elle est considérée à Venise « comme une nourriture vile » (« tra noi si trascura come un cibo vile ») tandis qu’elle est recherchée et mangée au sud de la Romagne. Les pêcheurs de la lagune de Venise allaient pour cette raison y écouler leurs prises. Par contre, la Bibarazza ou Pevarazza (Venus gallina, bevarassa en dialecte contemporain), répandue sur le littoral Adriatique, était très appréciée au XVIIIe siècle et cette opinion semble s’être perpétuée jusqu’à notre époque.

Chioggia était à la fin du XVIIIe siècle un important lieu d’études de l’environnement maritime et lagunaire. Outre Giuseppe Olivi, un autre Chioggiotte observe la faune locale. En ses qualités de botaniste, minéralogiste et zoologue, le prêtre Stefano Chiereghin établit de 1778 à 1818 une nomenclature des espèces de poissons et de crustacés présents dans les lagunes et le Golfe de Venise. Prenant pour référence la nomenclature de Linné et d’Olivi, il décrit 31 tellines et 29 sortes de Venus parmi les 744 espèces locales, dont 455 qu’il décrit comme nouvelles ou dont il introduit les particularités locales. La decussata est la plus consommée au XVIIIe siècle, nommée alors comme aujourd’hui en dialecte caparozzolo dal scorzo duro, ou grosso telle que la décrit Olivi, son appellation dialectale substituant une caractéristique de dureté de la coquille à une caractéristique de taille de celle-ci. La description de Chiereghin insiste sur les caractéristiques distinctives, c’est-à-dire les stries et les siphons unis, les couleurs graduées, et la localisation lagunaire :


« Cette palourde habite seulement dans notre lagune, et les pêcheurs en prennent presque toute l’année, ajoutant un supplément quotidien à leurs gains habituels, vendant tous les soirs à la Pescheria [marché aux poissons], parce qu’elle est de meilleur goût, et de digestion plus facile que n’importe quelle autre espèce de Veneroides. Elle a l’habitude de se cacher sous la surface des fonds, mélange d’argile et de sable et préfère être sur les bords des canaux de la lagune, et encore plus sur les rives de ceux de la ville et des îles proches […] le pêcheur sait si le coquillage est présent seulement grâce à un tout petit trou double, qui apparaît sur le fond, et ainsi averti, il l’attrape avec un ustensile en fer ou en bois, ou avec les mains. » (CHIEREGHIN 2001 : 175)


Les comportements de la palourde et de son prédateur à pied n’ont pas changé, ni les habitudes casanières de celle-ci ni la manière dont le pêcheur repère sa présence grâce aux deux petits trous dans le sable, le « signe » de la palourde. Parmi les autres espèces de palourdes décrites, la longone (Venerupis), est souvent citée par mes interlocuteurs, et nous avons vu qu’elle avait été déjà décrite par Olivi. Elle correspond sur la liste des mollusques classés par la Province au terme « vongola », que les pêcheurs appellent aussi « vongola vongola », le redoublement du terme authentifiant la palourde Venerupis aurea, dite en dialecte longon ou pissoto. Le nom de pissoto (correspondant au terme « pisseux » en dialecte, selon le dictionnaire Boerio) lui est attribué à cause du jet d’eau, rappelant un jet d’urine, que la palourde émet quand on veut la saisir. Cette particularité de comportement est fréquemment citée actuellement ; elle est la raison donnée pour justifier une pêche amusante pour les enfants. Chiereghin décrit la longone mais précise que, bien qu’elle ait des qualités organoleptiques similaires à la decussata, elle n’est pas aussi consommée car l’espèce n’est pas aussi répandue. Il précise par ailleurs qu’elle est similaire dans son aspect avec la decussata.

Le genre Venus est consommé partout en Europe et dans le monde. En 1866 par exemple, le vulgarisateur scientifique Louis Figuier décrit les vénéroides, classés parmi les mollusques acéphales, comme des coquillages qui se trouvent en abondance et sont fréquemment consommés. Il cite parmi eux la clovisse, nom donné au genre Venus dans le sud de la France. Il mentionne également pour les sables européens Venere graticellata et Venere verrucosa, qui sont même consommées en lieu et place des huîtres.

Dans les années 50 en Italie, la palourde Tapes decussatus est aussi nommée en latin Amigdala decussata (PALOMBI, SANTARELLI 1953 : 265). Elle présente une palette étendue de couleurs et de combinaisons : « jaunâtre, verdâtre, grisâtre avec des mouchetures brunes ou noires et avec des tâches et lignes unies ou morcelées, de teinte plus sombre que le fond de la coquille » ; sa taille est bien supérieure à celle que l’on trouve dans le commerce actuellement : « Dimension : 5-6 cm, mais elle peut arriver à 8 cm de longueur ». Les auteurs indiquent que la « chair [est] excellente et recherchée ». La palourde à cette époque-là ne fait pas l’objet d’un grand commerce. Elle est plutôt destinée à la consommation personnelle après une pêche dilettante. Elle se pêche avec le « râteau toute l’année, notamment dans les mois estivaux pendant lesquels elle est plus grosse et grasse ».


Édifier les frontières entre palourdes : Nul mystère ne semblait entourer la naissance et la croissance de ce mollusque rustique qui se développait naturellement dans la nature. Le mollusque était donné comme « simple » par les pêcheurs et les biologistes rencontrés. De son comportement de mollusque bivalve acéphale, qui serait donc privé d’intentionnalité, « il n’y avait rien à dire »65 de nouveau. Insolite pourtant fut bien le comportement extraordinairement expansif de la palourde philippine, dotée de caractéristiques affirmées. Dans les évocations précédemment relevées, la palourde philippine décrite en 1850 par Adams et Reeve, n’est pas encore présente, commençant tout juste à ce moment-là à faire son apparition sur les côtes septentrionales des États-Unis puis d’Europe. La perception de la palourde change radicalement au moment où apparaît dans la lagune la compétitrice comportementales et organoleptiques : les siphons, la couleur, les stries, le mouvement et l’ancrage, les besoins physiologiques, le goût et l’aspect. Ces caractéristiques différencient des palourdes qui peuvent paraître similaires. La différenciation ne s’effectue pas seulement dans les dissemblances. Les ressemblances sont tout aussi probantes pour élaborer des théories qui permettent d’intégrer la nouvelle dans un milieu qu’elle doit adopter comme le milieu doit l’adopter en retour. Le savoir vernaculaire sur les deux palourdes définit concrètement l’altérité en privilégiant le rapport aux sens, et plus particulièrement la vue, le goût, l’odorat. Dans l’expression de cette relation sensorielle aux palourdes, certaines des caractéristiques sont avérées, tandis que d’autres sont imprégnées d’un imaginaire adaptable aux circonstances économiques, politiques, sociales mais aussi au contexte de l’énonciation du discours.

La forme des siphons, qui servent à l’aspiration et à l’expiration de l’eau, est la première différenciation que l’on m’a systématiquement présenté : la palourde philippine est dotée de siphons unis, la palourde autochtone de siphons désunis. Les pêcheurs m’indiquèrent un moyen mnémotechnique pour m’assurer de la différence : la philippine a les siphons unis « comme un canon à deux coups » dénotant son caractère belliqueux. Cette caractéristique physiologique montrerait ainsi son intentionnalité de « tueuse », de « dévoreuse » des autres espèces. La distinction peut aussi se faire par la longueur des siphons : les « siphons longs » de la palourde authentique (« 1/2 pied de longueur » notait Olivi) et les « siphons courts et gonflés ». La faible longueur des siphons suffirait au comportement grégaire de la nouvelle : celle-ci n’a pas un besoin vital de pomper de l’eau de façon continue. Pour cette raison, elle serait capable de vivre dans l’entassement créé par le mode d’implantation de la palourde. Elle pourrait partager avec ses congénères une réserve minimale d’oxygène et de phytoplancton présente dans les environs immédiats. Ces palourdes philippines peuvent rester « toutes attachées » car elles « pompent pendant cinq, six heures puis elles se ferment et restent là tranquilles ». La palourde autochtone par contre est bien trop délicate, elle aime s’écarter raisonnablement de ses congénères, elle a « besoin d’être un peu distante l’une de l’autre »66 et doit pomper de l’oxygène par intermittences. La palourde naît en suspension dans l’eau et, pendant le stade larvaire, tourne au gré des courants pendant quatorze à dix-sept jours avant de se fixer dans le sédiment. Les palourdes adoptent temporairement les caractéristiques des poissons, c’est-à-dire mobilité, instabilité et invisibilité. Ce vagabondage représente un de ces interstices de liberté que la palourde s’accorde en dépit de la volonté humaine. Les aléas de la ponte et du voyage contrarient la domestication que les plans de gestion des ressources avaient envisagé. Après ce trajet guidé par les courants, la palourde s’ancre dans le sable, « elle tombe » à un endroit et n’en bougerait plus. Aux dires des pêcheurs, ses mouvements sont répétitifs et sédentaires : si elle est seule dans son périmètre, elle remonterait dans la colonne de sable dans laquelle elle s’est plantée sans se mouvoir sur la surface. Si l’espace sableux est déjà occupé, elle se pose sur les autres. Cette représentation d’immobilisme est peut-être due à une scorie de la recherche sur le terrain, c’est-à-dire que je n’ai pas rencontré de pêcheurs me parlant du mouvement des palourdes philippines, alors que l’ancrage dans le substrat permet au contraire à la palourde d’ondoyer et de se déplacer. Mis à part son voyage initial, l’immobilisme durant sa croissance, son inertie pensée comme une capacité à se complaire dans les strates polluées, alimentent une grande part de la représentation dénigrante du pêcheur face à la palourde philippine.

La palourde se nourrit par filtration de phytoplancton et de micro-organismes et est normalement sensible aux concentrations microbiennes du milieu. La palourde autochtone est plus sensible à la pollution et à la température de l’eau, tandis que la philippine supporte des grandes variations de température et de qualité du sol. Elle est cependant sujette elle aussi à des maladies (citons la maladie de l’anneau brun, qui ne s’est pas propagée en lagune de Venise) et à l’attaque de quelques prédateurs chez les non-humains (les murex par exemple, bulli en dialecte). La palourde philippine a une croissance rapide : sa taille commerciale de trois centimètres est atteinte entre dix mois à deux ans, suivant les zones, la température et les cycles d’eau. La palourde autochtone est « lente » par contre ; elle ne croît pas si facilement et si rapidement car elle est fragile et plus sujette aux maladies.

Les deux valves de la palourde sont reliées par une charnière de corps mou et des dents. Lorsqu’on la récolte ou qu’on la transporte pour l’ensemencer, on ne touche de l’animal que les valves, formées par cristallisation grâce au carbonate de calcium présent dans l’eau. La couleur variable des coquilles des palourdes donne la preuve de son adaptabilité aux fonds et aux nouvelles espèces. Elles adoptent et détournent les contraintes de la matière. C’est notamment à partir du changement de couleur de l’extérieur de la coquille que les pêcheurs émettront l’hypothèse de l’hybridation et de l’adaptation au terrain. Les caractéristiques des coquilles sont observables sur les planches imprimées par la Province de Venise. Outre la couleur, les stries sont un signe distinctif qui différencient toutes les palourdes : Chamelea gallina est parcourue de côtes concentriques rugueuses ; Tapes decussata est finement striée de manière radiale et l’intérieur de la coquille est blanche. La palourde philippine a des stries de croissance concentriques en sillons à partir de l’embryon de la palourde.

[...]

Scénario d’une ontogénèse : [...] Le sentiment d’étrangeté et la suspicion face à l’allochtone sont survenus dès le début de l’expérimentation ; il a été nécessaire de trouver une catégorie à ces nouvelles palourdes pour leur faire une place dans la lagune. Dans la pensée mythique, « les animaux fac-similé » renvoient alors selon leur stade de croissance à des analogies différentes. Outre l’analogie humaine (les parturientes) et minérales (ces sortes de petits cailloux inertes au fond de la lagune), il existe également des analogies horticoles (concime : les engrais), animales (mangime : la nourriture reconstituée pour animaux), qui sont autant d’opérations permettant l’intégration dans la cosmologie.


Résoudre l’anomalie : reconstruction mythique de l’arrivée de la palourde : La pensée analogique permet de s’approprier le mollusque étrange et étranger. Elle s’accompagne de deux opérations symboliques nécessaires pour le penser, le classer, l’intégrer dans le paysage réel et idéel, afin de le rendre « bon à penser » et « bon à manger » (LÉVI-STRAUSS 1961 : 533). Il s’agit tout d’abord de la création d’une série de mythes d’origine pour expliquer l’anormalité de l’apparition et du comportement expansif de la palourde et, dans un deuxième temps, du changement nominal, véhiculé par les pêcheurs, les journaux et les biologistes, puis légitimé par des textes législatifs. [...]

Des pêcheurs tout comme des poissonniers, des grossistes, des administrateurs ou des usagers de la lagune pour le transport ou le loisir racontent des versions de l’histoire qui sont presque toutes vraisemblables.

Ainsi la palourde philippine aurait fait son apparition à Venise cachée dans la poche du veston d’un adjoint à la mairie. De retour d’un voyage lointain, il aurait rapporté une poignée de palourdes et n’aurait pas déclaré cette importation à la douane de l’aéroport. Il aurait ensuite jeté cette poignée de petites palourdes dans la lagune. Dans une autre version, elle serait arrivée en volant ou encore en remontant les courants salés de l’Adriatique en provenance du Delta du Pô ; elle y aurait grandi dans les eaux tièdes près de la centrale thermoélectrique. Dans d’autres versions, elle se serait accrochée à l’ancre des navires et paquebots en provenance de pays exotiques ou bien aurait attendu son heure à fond de cale comme une immigrée clandestine ou bien encore aurait flotté dans les eaux de ballast. Enfin, la version la plus populaire met en scène la palourde jetée par hélicoptère (ou par avion dans une des versions collectées) : soit en petits groupes (dans ce cas de figure, elle n’aurait pas de genre défini) ; soit en couple hermaphrodite, enfermé dans une valise ; soit encore par millions, répandus en un nuage de poudre grise.

L’histoire de l’arrivée de la palourde ne nait pas, en général, d’une expérience directe, d’un vécu ; la narration ne se fait pas à la première personne, mais se transmet sur le mode de l’ADUA, l’Ami D’Un Ami (CAMPION-VINCENT, RENARD 1998). C’est le plus souvent une connaissance qui aurait vu le jeté de palourdes, ou constaté la grappe de palourdes en fond de cale. Ce mode de transmission permet le recul nécessaire pour exprimer un doute sur la véracité de l’histoire et se mettre à l’abri des éventuelles moqueries sur un récit non légitimé par les autorités administratives. Le mythème du lancer par hélicoptère dénote d’une part le caractère irrationnel que la survenue de la palourde revêt pour certains interlocuteurs ; d’autre part sa résistance physique. L’hélicoptère apparaissait déjà dans les récits sur la disparition de l’algue Ulva lactuca : ainsi, un pêcheur de Burano m’avait raconté en mars 2000 qu’un hélicoptère non immatriculé venait pulvériser, de nuit, des produits chimiques. L’hélicoptère n’est pas seulement un motif de légende, mais sa présence est effective en lagune, en tant que moyen répressif des services des Finances pour poursuivre les pêcheurs abusifs, ou bien en tant que moyen de transport privé pour les industriels et hommes d’affaires. L’hélicoptère n’est pas un équipement dont pourrait se servir le pêcheur lambda. Son achat et son entretien nécessitent un certain capital financier et son pilotage est possible après un apprentissage long et onéreux. L’hélicoptère pourrait représenter dans ces légendes la rencontre entre les pouvoirs politique, économique et symbolique réunis pour continuer un processus de transformation radicale de la lagune. L’imaginaire autour du lancer par hélicoptère est alimenté par les croyances ou les défiances envers le savoir scientifique, le pouvoir écologiste et celui des institutions sur le contrôle de la nature et de l’avenir des pêcheurs [...]





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