Le Vairon
- Anne
- 14 févr. 2021
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 mars
Étymologie :
VAIRON, subst. masc.
Étymol. et Hist. A. Av. 1188 vairon subst. « cheval tacheté » (Partenopeus de Blois, éd. J. Gildea, 6909 : Puis est montés el bel vairon) ; 1244 adj. (Testament de Baudouin III, comte de Guines ds Tailliar, Rec. d'actes, p. 116 : et mon cheval vairon, et mon haubergh). B. 1. 1555 adj. « se dit de l'œil dont l'iris est entouré d'un anneau blanchâtre » (Belon, L'Hist. de la nature des oyseaux, III, 10, p. 166 : oyseau qui eust l'œil de couleur si veronne); 1598 (A. Paré, Œuvres compl., éd. J.-Fr. Malgaigne, t. 2, p. 419 : œil veron ou bigarré) ; 1611 (Cotgr., s.v. œil : œil veron) ; 1690 (Fur.: œuil vairon) ; 2. a) 1611 « se dit des yeux lorsqu'ils sont de couleurs différentes » (Cotgr., s.v. œil: œil veron) ; b) 1650 « se dit du cheval qui a les yeux vairons » (Mén., p. 644 : veron, qui se dit proprement d'un cheval qui a un œil d'une façon, et un autre de l'autre) ; 1690 (Fur.: cheval vairon). Dér. de vair*; suff. -on1*.
Lire également la définition du nom vairon afin d'amorcer la réflexion symbolique.
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Zoologie :
Selon F. Mery, auteur de "Intercommunication animale." (In : Bulletin de l'Académie Vétérinaire de France tome 130 n°4, 1977. pp. 463-468) :
Chez les vairons, poissons d'eau douce, Von Frisch a mis en évidence une étrange substance d'alarme : la présence de 1/100 de mm² de peau d’un vairon blessé, mêlée à 15 l d’eau d’un aquarium, perturbe tous les vairons témoins, qui se réfugient aussitôt, rapidement, au fond du bassin.
Dans Les Langages secrets de la nature (Éditions Fayard, 1996), Jean-Marie Pelt évoque les différents modes de communication chez les animaux et chez les plantes,
Les performances du goût et de l'odorat, anatomiquement séparés chez les poissons, sont également très importantes chez le vairon, cent fois plus sensible que l'homme à la saveur sucrée. La cohésion des bancs serait due à l'aptitude que possède chaque vairon de reconnaître l'odeur de ses congénères, mais aussi celle d'autres poissons ; ce qu'on démontre aisément en conditionnant un vairon à l'odeur d'un poisson-chat associée à une prise de nourriture : si on lui supprime l'odorat, le vairon ainsi conditionné devient incapable de se nourrir.
Les vairons émettent également par leur peau une odeur d'alarme après une blessure. Cette odeur provoque la fuite immédiate des congénères du banc vers les profondeurs. L'émission de telles substances d'alarme annonçant l'approche d'un prédateur semble spécifique de certains poissons d'eau douce. Elle évoque étrangement les émissions d'éthylène dont nous avons vu comment, chez les plantes, elles alertent l'entourage de la présence de prédateurs.
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Littérature :
Gilles Castagnès, auteur d'un article intitulé "Vairons, têtards, truites de la Vivonne et rêveries halieutiques dans « Combray »." (In : Bulletin d'informations proustiennes, 2020, pp. 173-182) élucide la substitution des têtards aux vairons :
Les têtards de la Vivonne : C'est dans cette deuxième partie que les petites larves de batracien font leur apparition :
[...] j'obtenais qu'on tirât un peu de pain des provisions du goûter; j'en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l'eau se solidifiait aussitôt autour d'elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu'elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d'être en voie de cristallisation.
[...]
Dans les deux versions dactylographiées de « Combray », « inanitiés » est ajouté à la main après « en grappes ovoïdes de têtards » : l'adjectif « avides » a disparu, au profit d'un autre qui insiste davantage sur le fait que le manque de nourriture provoque une grande faiblesse pouvant conduire à la mort. Retenons cette idée, et contentons-nous pour l'instant d'une évidence : l'auteur tenait particulièrement à ce que ce mot figure dans la version définitive.
Mais peut-être est-ce simplement pour mieux signaler l'autre terme incongru qu'il qualifie, celui de « têtards », que Proust a privilégié ce néologisme ? Le mot « têtard », dans le contexte, constitue bien en effet une autre « méprise », car on ne peut parler de lapsus : le terme apparaît, sans exception, dans toutes les versions du passage, des premiers manuscrits aux dernières épreuves. D'un point de vue zoologique, il s'agit pourtant d'une erreur. Que viennent faire dans ces eaux claires, dans ces courants où sont placées les bouteilles, ces petites larves à peine sorties des œufs que les grenouilles aiment à pondre dans les eaux stagnantes, généralement aux fonds herbeux ou vaseux ? La rivière, là où les enfants tentent de capturer des vairons, coule trop rapidement pour qu'ils puissent s'y rencontrer : comme nous le précise l'auteur lui-même, ce n'est que plus loin que « le courant se ralentit », formant même des sortes de mares, et que la Vivonne peut devenir « une rivière à têtards », couverte de « nymphéas ». Mais que penser, surtout, de la scène invraisemblable qui est décrite ? De cette étrange précipitation des têtards qui se concentrent en « grappes » autour du pain ? Ces animaux en formation, qui se nourrissent essentiellement de bactéries et d'algues planctoniques, seraient incapables d'absorber des boulettes de pain. On peut tenter l'expérience, et jeter au milieu d'un groupe de têtards de la mie comme le fait le jeune Marcel : ils passeront à côté avec indifférence, semblant ne pas même s'apercevoir qu'il s'agit là de nourriture, aveugles et insensibles à cette tentation. Ils ont, de plus, un comportement individuel, et n'ont pas pour habitude de se regrouper en « grappes » : jamais on n'observera la scène décrite par Proust, et l'auteur le sait bien lui-même. Il ne renouvelle pas cette « méprise », lorsque plus tard le rire des jeunes filles en fleurs rappelle au narrateur les instants passés au bord de la rivière :
Depuis ces jours si différents de celui où je venais de les voir sur la digue, si différents et pourtant si proches, elles se laissaient encore aller au rire comme je m'en étais rendu compte la veille, mais à un rire qui n'était pas celui intermittent et presque automatique de l'enfance, détente spasmodique qui autrefois faisait à tous moments faire un plongeon à ces têtes, comme les blocs de vairons dans la Vivonne se dispersaient et disparaissaient pour se reformer un instant après [...]
Ce sont bien en effet les vairons qui se comportent ainsi, d'abord effrayés et fuyant dans toutes les directions, pour mieux se rassembler quelques secondes plus tard, et qui se jettent avidement sur du pain jeté à l'eau, ou enfermé dans des bouteilles. Un autre texte confirme le fait que Proust avait suffisamment de connaissances naturalistes pour ne pas confondre les deux espèces :
Je me rappelle que tout enfant, on me mena un jour jusqu'aux sources du Loir. C'était une sorte de lavoir rectangulaire où mille petits poissons se concentraient comme une cristallisation frémissante et noire autour de la moindre mie de pain qu'on jetait.
Il s'agit exactement de la même image que celle qui nous intéresse, avec ce même phénomène de « cristallisation ». Or ce lavoir, comme nous l'apprenons plus loin, est également « plein de têtards » : ce ne sont pas eux qui se jettent sur le pain, mais bien les petits poissons.
Dans « Combray », cependant, les têtards se sont substitués aux vairons. Si le terme apparaît dans chacune des étapes manuscrites, une version nous prouve que Proust ne l'a pas utilisé sans une certaine réticence, ou distance, montrant par-là qu'il savait que le terme était impropre :
Plus loin nous jetions une mie de pain dans l'eau et aussitôt comme si elle avait tenu en dissolution des milliers de « têtards » invisibles et que notre seule boulette de pain eût suffi pour produire la sursaturation, aussitôt la rivière [...]
L'emploi du terme entre guillemets, dans ce passage, montre qu'il ne faut pas le prendre dans sa signification première, mais plutôt dans un sens second, peut-être métaphorique. Certes, on pourrait objecter que Proust pensait éventuellement à une autre acception : le Littré précise que « têtard » est également synonyme de « chabot », un poisson de rivière à grosse tête d'une dizaine de centimètres, qui se rencontre bien dans les courants et se trouve présent dans le Loir à Illiers. Mais le fait est que, d'une part, on ne pêche pas les chabots mais les vairons avec des bouteilles et que, d'autre part, Proust n'a jamais, dans aucun manuscrit, utilisé les mots « poissons », « vairons » ou « chabots » dans la deuxième partie du paragraphe : seul le mot « têtards » apparaît sous sa plume, dont il devait bien se douter que les lecteurs, qui ne maîtrisent pas nécessairement ces connaissances ichtyologiques et halieutiques, allaient l'associer spontanément à des larves de grenouilles, et non à des poissons.
Pour tenter de comprendre le choix de ce mot, il faut revenir à la scène précédente, qui n'est pas décrite par l'auteur, et qu'il n'est peut-être pas inutile d'expliquer : celle de la capture des vairons pratiquée par les « gamins » à l'aide de bouteilles. On pourrait croire, si l'on n'est pas familier avec cette pêche rudimentaire, que les petits poissons tentent de se frayer un chemin à travers le goulot de la bouteille afin d'atteindre le pain placé à l'intérieur de celle-ci. Mais le passage trop étroit, et d'une forme inadéquate, interdirait l'accès aux vairons, qui rebrousseraient aussitôt chemin. C'est en effet par le culot de la bouteille qu'ils doivent pénétrer, celui-ci ayant auparavant été percé d'un petit trou d'environ deux centimètres de diamètre. On choisit pour cela une bouteille en verre de préférence transparent, ayant donc l'apparence des carafes en cristal de Proust, et possédant un culot en forme d'entonnoir. Rien ne s'oppose plus alors à ce que les poissons se concentrent à l'arrière de la bouteille, placée parallèlement au courant qui peut en caresser les « flancs », la « tête » tournée vers l'amont, et le goulot obstrué pour fermer le piège. Le spectacle auquel on assiste ensuite est celui auquel fait penser la deuxième partie du passage : les poissons forment une « grappe ovoïde », entrent dans l'entonnoir, hésitent, ressortent, s'enhardissent davantage, avancent la moitié du corps dans la bouteille, et finissent par se laisser tenter complètement par la nourriture. .. ne sachant pas encore qu'ils y rencontrent aussi leur fin. Que l'on combine alors cette scène avec l'érotisation du texte mise à jour par Lejeune, la vision d'un corps de femme immergé dans la transparence liquide, et la métaphore apparaît dans toute son évidence : le spectacle auquel assiste le jeune Marcel évoque un acte sexuel ; ou, plus précisément, il développe un fantasme de fécondation. La symbolique de ces petits poissons « inanitiés », tentant de pénétrer frénétiquement dans l'entonnoir où ils trouveront à la fois leur satisfaction et leur mort, est claire. Pour qu'elle reste suffisamment voilée, tout en étant décelable, Proust n'a pas développé cette scène, mais l'a transplantée dans la deuxième partie du paragraphe. C'est l'adjectif « ovoïde », qui figure lui aussi dans toutes les versions postérieures aux deux premières et qui suggère déjà l'image de la fécondation, qui sert de déclencheur. Et pour rendre davantage perceptible la symbolique de l'ensemble, de même qu'il a métamorphosé les bouteilles en carafes aux flancs féminins, l'auteur a changé, entre les deux « phases », le deuxième élément porteur de la métaphore : ce ne sont plus des vairons, mais des « têtards », dont la morphologie évoque bien davantage les acteurs microscopiques de la fécondation. Comme l'avait remarqué Lejeune :
Dans les trois brouillons, comme dans le texte définitif, un seul « effet de place » restera constant : l'épisode des carafes est toujours immédiatement suivi par celui des têtards qui s'agglomèrent brusquement autour des miettes de pain.
Et l'on comprend mieux pourquoi. Le premier fantasme érotique en déclenche un second et vient compléter un réseau d'images déjà complexe : la sensation de fraîcheur, apportée par la perception des carafes dans le courant, suscite un désir qui se concrétise d'abord par la vision d'un corps de femme caressé, et se prolonge par celle d'un acte sexuel où domine l'image de la fécondation. Cette dernière n'avait pas échappé à Joan Rosasco, qui écrit à propos de ce passage :
Ainsi l'épisode des têtards se rattache au thème de la génération par l'eau. Les têtards qui s'agglomèrent dans l'eau comme une cristallisation ou un durcissement de l'élément liquide sont la preuve sensible de cette théorie enfantine de la naissance ex-nihilo.
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