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La Vulnéraire des Chartreux




Étymologie :


  • VULNÉRAIRE, adj. et subst.

Étymol. et Hist. A. Adj. 1539 « qui guérit les blessures (médicaments, plantes) » (J. Canappe, 3eLivre de la Méthode Thérapeutique cité par Chauvelot ds Fr. mod. t. 19, p. 200) ; spéc. 1697 eau vulnéraire (J.-F. Regnard, Le Joueur, p. 214). B. Subst. 1. a) 1694 « médicament qu'on appliquait sur les plaies » (Ac.); spéc. 1765 vulneraires de suisse (Encyclop. t. 17) ; 1824 vulneraire Suisse (Nysten) ; b) 1891 p. ext. « cordial, vin » (Méténier, Lutte pour amour, p. 30); 2. 1694 subst. fém. bot. (Tournefort Bot. t. 1, p. 311). Empr. au lat.vulnerarius « relatif aux blessures », dér. de vulnerare « blesser ».


Lire également la définition du nom vulnéraire afin d'amorcer la réflexion symbolique.


Autres noms : Hypericum nummularium - Millepertuis à sous - Millepertuis des sous - Millepertuis nummulaire - Vulnéraire des Chartreux -




Botanique :


Mme Rivière-Sestier, autrice d'un article intitulé « En Haut-Dauphiné : Botanique et remèdes populaires. » (in : Bulletin de la Société Botanique de France, 1963, vol. 110, no sup2, p. 159-176) propose un tableau de la Vulnéraire des Chartreux que l'on trouvait systématiquement dans les balles des colporteurs de l'Oisans :


Parmi toutes ces plantes alpines, vendues jadis par les colporteurs, et toujours activement recherchées aujourd'hui, l'une des plus intéressantes est l'Hypericum nummularium généralement appelée la Vulnéraire des Chartreux.

Cette Hypéricacée calcicole est une très petite espèce, qui croît dans les fissures des rochers humides. Elle se compose de trois à quatre tiges étalées d'où jaillissent quelques fleurs relativement grandes, jaunes, placées à l'extrémité d'un long pédoncule. Les feuilles sont opposées, assez épaisses, non ponctuées, pellucides, un peu charnues, et plus ou moins complètement arrondies. Leur face externe est de couleur verte, tandis que la face interne est glauque ou à la fin rousse.

L'Hypericum nummularium, surtout répandu dans les Pyrénées, ne se trouve pas partout dans les Alpes. On ne l'y rencontre authentiquement que dans le massif préalpin de la Chartreuse, avec irradiation dans le Jura savoisien, d'où son appellation courante de Vulnéraire des Chartreux. Après Ray et Boccone, D. Villars, qui connaissait bien la flore de la province, le constate. J.-B. Verlot indique comme stations : Fourvoirie, Bovinant, Dent de Crolles. Mutel note les mêmes stations et spécifie que l'on trouve l'H. nummularium près des rochers de la Grande-Chartreuse, à la porte du Désert, en venant du Sappey et sur le chemin des Echelles. La Vulnéraire des Chartreux pousse en abondance dans les rochers abrupts qui avoisinent le sommet du Charmant-Som, [...]

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Usages traditionnels :


"Dans la très sérieuse étude de M. Breistroffer" citée par Mme Rivière-Sestier, autrice d'un article intitulé « En Haut-Dauphiné : Botanique et remèdes populaires. » (in : Bulletin de la Société Botanique de France, 1963, vol. 110, no sup2, p. 159-176), on trouve les indications suivantes :


La Vulnéraire des Chartreux ne figure pas dans la pharmacopée officielle, qui ne reconnait que le Millepertuis officinal ou commun (Hypericum perforatum L., herbe à mille trous, herbe aux piqûres, herbe percée, herbe de la Saint-Jean, chasse-diable) fournissant J'oleum Hyperici et entrant dans la composition du baume tranquille, du baume du Commandeur et de l'eau vulnéraire.

L'Hypericum nummularium est très recherché et se vend un bon prix. La plante exhale un arôme unique, à la fois délicat et prenant. On récolte le vulnéraire des Chartreux au début de sa floraison, aux alentours de la mi-juillet. Sa dessication est facile, car cette espèce est essentiellement ligneuse. Par macération dans de l'eau-de-vie, elle sert à fabriquer une liqueur fort agréable, qui, ajoutée dans une tisane bouillante, constitue une sorte de grog, fort efficace contre les rhumes et les bronchites. C'est également un excellent digestif qui active les digestions les plus rebelles. Il est à peu près certain que, de même que le Genépi, l'Hypericum nummularium entre pour une grande proportion dans la fabrication de l'Elixir de la Grande-Chartreuse, ainsi que dans la liqueur du même nom auxquels il communique son parfum caractéristique et particulièrement agréable.

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Symbolisme :


Marie Girard, auteure d'un article intitulé "Le coup de froid et ses remèdes en Chartreuse" (in Écologie Humaine XI (I) : 97-113, janvier 1993), propose une enquête fouillée sur la Vulnéraire :

[...]

II. La Vulnéraire des Chartreux : la plante des coups de froid


Pour faire face aux coups de froid, "maladie à risque", le chartroussin a repéré dans son environnement la Vulnéraire des Chartreux, elle-même "plante à risque", tant lors de sa cueillette que lors de son utilisation thérapeutique. La Vulnéraire des Chartreux est un petit Millepertuis montagnard (Hypericum nummularium L. Hypéricacées), qui se cache dans les anfractuosités des falaises du massif de la Chartreuse. A l'issue des enquêtes, cette plante se révèle être, d'une part l'espèce médicinale la plus citée, et d'autre part le remède majeur des refroidissements.


La chaleur : « La vulnéraire, ça réchauffe »

Tous connaissent la vulnéraire, l'utilisent encore aujourd'hui et lui accordent une grande confiance. La Vulnéraire a pour principale vertu de réchauffer vivement et par voie de conséquence provoquer une forte sudation, sueur qui entraînerait avec elle le froid au dehors. Elle est « bonne pour les coups de froid, elle fait transpirer, fait sortir, soigne mieux que les antibiotiques ». C'est un remède qui ne soigne pas une manifestation particulière du coup de froid, mais l'ensemble du corps. Nous pourrions l'appeler remède de champ, remède qui correspond à un état du corps (ici assailli par le froid). Parmi les 28 utilisateurs rencontrés, 24 citent la plante pour les affections qu'elle soigne : "coups de froid" (18 citations), "rhumes" (3 citations), "grippe", et 17 utilisateurs lui reconnaissent les propriétés de "plante qui réchauffe" (9 citations) ou de "plante qui fait transpirer", ou bien encore de "plante révulsive, qui dégage, qui décongestionne, qui fait respirer, qui aide à circuler" (6 citations). Elle s'emploie en tisane, en liqueur ou sous forme de grog. Son efficacité est sans conteste : « Je l'ai beaucoup utilisée, [...] recherchée et renommée, elle fait transpirer, très efficace, [...] je l'aime tellement [...], très utilisée en Chartreuse ». Son action est rapide et radicale : « Pour les rhumes, ça réchauffe, ça, on en a pris ! Quand vous avez pris un coup de froid, vous mettez ça dans la tisane, ça vous fait transpirer complet, ou dans la gnôle [...] je l'ai toujours connue ». On recommande de bien se couvrir ou de se coucher au chaud pour renforcer la sudation. Très souvent, la Vulnéraire est associée à l'aspirine, médicament panacée que l'automédication familiale s'est rapidement appropriée : « Après un coup de froid, ça (la vulnéraire) et un cachet d'aspirine, on est sûr de transpirer, par là même, elle doit dégager ». La Vulnéraire est la plante majeure du réchauffement. Tous la connaissent et font appel à son efficacité.


La vulnéraire correspond parfaitement au schéma thérapeutique vu plus haut : elle "décongestionne", "fait circuler", "dégage", "réchauffe", "fait sortir le froid" ainsi que tous ses méfaits.

Ces différentes propriétés sont également mises à profit pour soigner d'autres maux que le coup de froid. Elles révèlent là encore la représentation de l'action thérapeutique de la plante dont l'effet s'étend à différents domaines pathologiques. Ainsi, la Vulnéraire est-elle employée pour traiter les problèmes digestifs : « avec du serpolet, de l'eau-de-vie ou de l'arque-buse pour les coups de froid et la digestion des bêtes ».

La littérature ethnographique ne nous fournit guère d'indications sur l'usage médicinal de la Vulnéraire dans les cas de refroidissement. De même, la littérature pharmacologique ne semble pas, à notre connaissance, s'être penchée sur cette espèce de millepertuis aux usages peu répandus en dehors de la Chartreuse.


La force : « Une plante forte »

Cependant son emploi nécessite quelques précautions qui soulignent à nouveau son caractère de plante forte : « Faut pas trop en abuser, trop échauffante ». « Elle peut faire du mal, c'est une plante très puissante ». « Bonne pour le rhume, faut pas exagérer, ça fatigue énormément le cœur. C'est le docteur qui me l'a dit, parce que mon mari il a failli se tuer avec ça. Il était bien enrhumé. Il a dit : "Tu sais pas faire les infusions, je vais m'en faire une". Il en a mis une bonne poignée [de vulnéraire] avec du tilleul, d'autres plantes et un petit verre à liqueur d'eau-de-vie. A 2h du matin, il en pouvait plus tellement son cœur battait ». « "Ça accélère le cœur, ça peut même le bloquer", a dit le docteur ; pour une infusion faut deux, trois brins de vulnéraire ou en liqueur, deux, trois cuillerées dans l'infusion ».


III. La Vulnéraire et ses représentations


Une plante identitaire : « C'est spécial à la Chartreuse »

Même si la Vulnéraire croît dans les Pyrénées occidentales et centrales, ainsi que dans les Alpes de l'Isère et de la Savoie-Piémont ou encore dans l'Espagne septentrionale (Coste, 1937), la plupart des informateurs affirment qu'elle ne se trouve qu'en Chartreuse : « C'est spécial à la Chartreuse ». Et pour ceux qui la trouvent ailleurs, elle est moins bonne : « Les fils en ont trouvé dans les Pyrénées. Oh ! Elle était jolie, y en avait plein, ils pensaient même y retourner, en ramener dans un fourgon, mais une fois arrivée ici, elle sentait plus rien, c'était pas la même ». L'ayant vue, M. R. ne peut nier qu'elle pousse ailleurs, mais « il n'y en a qu'une de vraie », et cette spécificité locale renforce les vertus qui lui sont reconnues. L'odeur, résineuse et proche de celle du millepertuis perforé, bien que plus forte, est un critère important de reconnaissance de la plante. Certains cueilleurs professionnels sauront distinguer plusieurs crus selon le milieu sur lequel elle pousse.

Comme l'écrit Lieutaghi (1986 : 190), il semble s'agir ici d'un remède endémique, circonscrit à la Chartreuse. C'est pourquoi il convient de tenter de comprendre comment a pu se générer cet isolât culturel (id. : 192) à traversées représentations populaires de cette espèce. Il est intéressant de noter la corrélation entre ses usages endémiques et sa popularité régnant sans partage en Chartreuse.


« Tout le monde ici la cueille »

Depuis longtemps, la Vulnéraire est l'objet d'une cueillette de vente, en particulier dans la vallée des Entremonts, vallée située au nord-est du massif, où la cueillette des plantes médicinales a constitué un complément de revenus pour les agriculteurs jusque vers les années 70-80. « Il s'est ramassé jusqu'à une tonne de vulnéraire pour une trentaine de cueilleurs [...] » Et dans ce pays de montagne rude et désertifié, la présence d'une plante d'une telle renommée contribue à redonner une identité à une population qui se sent laissée pour compte. La Vulnéraire, c'est sa richesse. C'est un peu l'équivalent du Génépi (Artemisia taxa et Artemisia villarsu), petite plante des Alpes du Sud, également très recherchée pour faire des liqueurs et soigner les coups de froid.

La Vulnéraire, c'est la plante symbole d'appartenance à un pays et aucune interdiction ne peut empêcher un chartroussin d'aller cueillir sa Vulnéraire, plante exceptionnelle que sa montagne, parfois si hostile, lui offre pour remédier aux rigueurs de l'hiver. Bien au-delà du manque à gagner que représentait l'interdiction de cueillette, c'est un peu de son identité que la protection de la plante vole au chartroussin.

Cependant, depuis la loi du 17.4.73 (arrêté préfectoral n° 73-3103), la Vulnéraire, plante menacée de disparition, est protégée et tout cueilleur pris sur le fait est passible d'une amende. Les gens du pays n'ont pas pour autant cesser leur cueillette et semblent faire peu de cas de cette interdiction si ce n'est pour intimider les cueilleurs étrangers et ainsi défendre leur territoire. Par contre, cet arrêté entravait fortement le travail des cueilleurs professionnels, aussi ont-ils réussi à obtenir par arrêté préfectoral du 19.4.79, un permis de cueillette individuel à renouveler chaque année, autorisation exceptionnelle pour une plante protégée, obtenue grâce aux bonnes relations du Président de la coopérative et à un dossier ardemment défendu. D'après les chartroussins, la cueillette n'est absolument pas nuisible à la plante, au contraire, elle représente même une nécessité pour la survie de l'espèce, ce qui s'oppose radicalement aux raisons de la protection officielle : « Tout-à-fait contre la protection, parce qu'on la détruit pas en la ramassant. A Saint-Même, il y avait au moins une vingtaine de cueilleurs, elle a toujours repoussé. Si un troupeau de moutons la mange, elle repousse, ça l'empêche pas [...]. Dans les rochers où elle est inaccessible, elle est moins jolie que là où c'est ramassé. Ça fait comme un pré qu'on ne fauche pas, c'est sale. [...] Pas vu de changement depuis que je la cueille ; ça dépend seulement des années, c'est comme le foin ». La défense est vive et passionnée et ceci montre bien que l'enjeu n'est pas seulement économique. [...]


Une plante qui se mérite : « Une cueillette dangereuse »

De mémoire de Chartroussin la vulnéraire a toujours été cueillie que ce soit pour la consommation familiale ou pour la vente. Dans chaque famille, à partir du 15 août, date de sa floraison, un homme part à la vulnéraire ; sa cueillette est une affaire d'hommes, à cause, nous dit-on du danger : « C'est les hommes qui y allaient, faut escalader, y en a qui se tuent en y allant ». Elle attire aussi beaucoup de non chartroussins, son renom dépasse largement le massif et s'étend sur tout le Nord-Dauphiné.


La vulnéraire est difficile à cueillir, témoins les nombreux récits de cueillette qui nous ont été livrés : « ... dure à ramasser, M. X. s'est tué... » « ... dure à ramasser, une fois j'ai dégringolé de 30 m., j'y suis jamais retourné » « ... Je suis tombé dans un trou [...], j'ai mis plus de 5 heures pour remonter [...], une autre fois [...] j'ai glissé dans une cheminée, une énorme pierre menaçait de me tomber sur la tête et bouchait ma remontée [...], j'avais le nez cassé, le bout des doigts tout déchirés [...], j'ai réussi à creuser derrière la pierre et j'ai pu remonter mais j'ai du abandonner mon sac ».

Pratiquement chaque famille peut citer un de ses membres proches ou lointains mort à la vulnéraire : « Dans ma famille y'a une période où on n'y est pas allé parce qu'il y a un frère à mon père qui s'est tué en allant à la vulnéraire. Il est mort à 21 ans, c'avait refroidi la famille. Mon père, un jour, en montant à l'Aup du seuil, elle était jolie, il en a ramassé, vous savez, ça tente, quand on y a connu, ça tente [...], il était revenu avec plein son sac tyrolien et il a dit : "Demain, j'y retourne", et c'est reparti comme ça. C'était du souci, c'est dangereux ».

C'est folie pour l'homme que de vouloir s'emparer d'une telle "merveille" ; mais ces récits ne font que renforcer l'auréole de cette plante. De plus, l'homme ne s'aventure dans ces lieux inhospitaliers que pour la cueillir. La cueillette ne se fait pas sur le chemin du travail quotidien comme c'est le cas pour la plupart des plantes qui sont cueillies en allant garder les vaches. Il est intéressant de noter qu'à notre question sur les lieux de cueillette, nous avions toujours des réponses nous laissant croire la plante quasiment introuvable. Et quand nous en avons vu à portée de main, au bord du sentier, en fin d'été, nous avons eu du mal à croire que c'était celle que nous cherchions.

La cueillette proprement dite n'est pas sans difficultés. « Souvent ça coupe les doigts, pas facile à cueillir dans les rochers. Elle se défend, elle se laisse pas ramasser comme ça. J'y ai eu ramassée avec des pansements plein le bout des doigts, ça déchire [...]. Les ramasseurs, ils sont malins, ils savent faire, faut savoir la ramasser dans la pierraille [...]. On en ramassait à poignées. Quand elle est dans l'herbe, y a une façon de la cueillir pour la trier de l'herbe, ça s'apprend, sinon on ramasse rien ». La vulnéraire est une plante qui se mérite, elle est difficile à cueillir d'une part parce qu'elle pousse loin en montagne, dans les rochers crevassés et les falaises calcaires peu solides au parcours dangereux, d'autre part parce qu'elle se niche dans les pierres.

Toutes les difficultés que nous venons d'évoquer n'enlèvent rien à l'attraction de la vulnéraire, peut-être même renforcent-elles "l'appétit" du cueilleur. On pourrait la comparer à une "enjôleuse" des hauteurs qui attire l'homme en des lieux inaccessibles et ne veut pas se laisser cueillir. Comme le disait M. R. dans une citation précédente : « ... vous savez, ça tente... ». L'homme est entendu au sens masculin du terme. Lui seul, d'après nos informateurs, serait capable d'affronter les différentes péripéties de la cueillette, en particulier l'escalade. Peut-être aussi est-ce lié à la répartition traditionnelle des tâches au sein du couple d'agriculteurs ? La femme reste à la ferme à garder enfants et bétail tandis que l'homme peut partir à l'extérieur une journée entière, par exemple aux cueillettes en montagne. Celui qui a déjà cueilli pourra facilement comprendre cette ivresse de la cueillette, surtout pour une plante aussi prestigieuse.

« On commence à cueillir, la première appelle la seconde et ainsi de suite et on ne peut plus s'arrêter. C'est beau, ça sent bon, le sac se gonfle et on ne fait plus attention où l'on pose les pieds. On va de fleur en fleur, une vraie griserie, et c'est le vide. Une mauvaise prise qui lâche sans qu'on ait eu le temps de s'en rendre compte. On retrouve me semble-t-il cette griserie de la cueillette pour n'importe quelle plante, cependant la cueillette du coucou dans un pré est moins dangereuse ou celle de l'ortie, a priori, moins séduisante ».

La réputation de la vulnéraire pousse aux excès : « C'est à celui qui en cueillera le plus ».


La cueillette demande d'être connaisseur, c'est-à-dire "homme du pays" et d'avoir repéré les signes qui vont permettre de suivre "d'en bas" le développement de celle "d'en haut", comme un paysan beauceron aura repéré ses indicateurs pour suivre son blé ou un vigneron ceux de sa vigne. « Cette année sera peut-être une bonne année. Y'a pas eu de gelées tardives, mais si ça sèche trop, elle "rouillera" et elle restera courte ». « Y a des années à vulnéraire, d'autres non, ça dépend du temps, du gel. Les gens vivaient au rythme de la vulnéraire ». Une relation est faite entre les deux Vulnéraires du pays. La "vulnéraire du bas" (Anthillis vulnéraire), poussant dans les prés autour des villages servira de témoin indicateur pour la cueillette de "celle du haut" : « De la Vulnéraire (le Millepertuis nummulaire) y'en a pas toutes les années. Quand il y a beaucoup de Vulnéraire dans les près (Anthillis vulnéraire), y'en a beaucoup en haut.


« Elle vient des hauteurs » : C'est à la fois la plante qui vient du froid et qui apporte le chaud pour l'opposer au froid et à tout son cortège d'affections.

Le Millepertuis nummulaire est une plante du domaine montagnard, domaine peu fréquenté qui éveille toujours méfiance et admiration et auquel l'on accède qu'après plusieurs heures de bonne marche. Comme l'écrit Bellot (1987) pour le Génépi, ce Millepertuis vient de l'espace sauvage par opposition à l'espace domestique, et la montagne lui confère de sa grandeur et de sa dimension mythique. Les hauteurs c'est un climat rigoureux et hostile, source des coups de froid mais également de leur antidote : la Vulnéraire, qui se cache dans les rochers pour capter la chaleur, et plus elle pousse en altitude, plus elle se rapproche du soleil et plus elle peut lui ressembler.

La montagne, symbole de la grandeur, produit dans des endroits presque secrets une toute petite plante d'une efficacité remarquable. Tous les récits de cueillette n'ont pas manqué de s'attarder sur les maintes difficultés auxquelles doit faire face le cueilleur : il doit connaître les "coins", être capable de se déplacer entre falaises, crevasses et rochers et savoir la cueillir. De plus, la cueillette est interdite, ce qui ne fait que renforcer sa force. N'est-ce pas d'ailleurs spécialement pour eux qu'elle pousse ! Mais sa petite taille n'est qu'apparente : « C'est une vivace, on ne peut l'arracher, ses racines sont trop profondes et incrustées dans le rocher, une fois, j'en ai vu une [racine] après un orage qui avait éclaté le rocher ». Elle cache une grosse racine qui s'implante dans le rocher pour y puiser sa substance. « Son parfum vient du rocher, elle secrète un acide pour creuser le rocher et c'est ce qui donne son parfum ».


Hypothèse sur la place de la Vulnéraire dans la pensée symbolique

Par sa floraison tardive située autour du 15 août, la Vulnéraire est l'une des dernières plantes de la montagne à fleurir ; c'est le cadeau des cimes avant les rigueurs de l'hiver. Elle fleurit au plus fort de l'été montagnard, avant les premières neiges qui peuvent survenir dès la fin août. C'est un peu comme si elle avait accumulé tous les bienfaits du soleil du bref été pour les opposer aux rigueurs hivernales prochaines. Comme tous les Millepertuis, sa morphologie fait penser au soleil, « image réduite [...] de la roue solaire et de ses rayons chaleureux. Comme lui d'un or lumineux, comme lui ouvert à la saison bénéfique des nuits courtes et des longs jours chauds où la terre ensemencée commence à fructifier et le végétal à livrer ses dons » (Brabant 1982 : 313).

A la différence des autres plantes solaires, son apogée n'est pas au solstice d'été (le 24 juin). A cette date la Vulnéraire est encore souvent recouverte de neige, l'été montagnard étant tardif. Elle semble dotée de la force particulière accordée aux herbes de la Saint-Jean qui sont plus que toutes autres bénéfiques aux êtres humains. On peut faire le parallèle entre les rituels magico-religieux qui entourent la cueillette des herbes de la Saint-Jean et les récits auréolés d'aventure et de mystère de la cueillette de la Vulnéraire. En effet, la date de cueillette est toujours précise. « On va la cueillir dans les rochers a 15 août ». Est-ce que le 15 août, fête religieuse très respectée dans ce massif christianisé depuis longtemps, conférerait à la plante un peu de sa sainteté et donc de sa force que l'on pourrait qualifier de surnaturelle ? Plus prosaïquement, le 15 août est l'un des seuls jours chômés respectés dans le bref été laborieux du paysan montagnard et qui permet aux hommes d'aller faire une expédition en montagne.

Ce caractère sacré est à relier à son appellation locale. Tous les chartroussins la nomment Vulnéraire des "Chartreux" (5), du nom de l'ordre religieux que Saint Bruno a créé au XIe siècle dans ce massif. Cet ordre ermite, rigoriste, est très présent dans la vie locale et les chartroussins y sont très attachés. Ce sont ces moines qui fabriquent le très célèbre "élixir de Chartreuse", liqueur à la composition secrète qui « ne renferme pas moins de 130 plantes et douée de propriétés médicinales merveilleuses » nous dit la publicité. Tous les chartroussins y reconnaissent, sans conteste, le parfum de la vulnéraire. L'image de marque de cette liqueur bâtie sur le secret de sa fabrication et le mystère monacal rejaillit sur l'ensemble des plantes médicinales de la Chartreuse et en particulier sur la Vulnéraire.


Notes : 5) Localement le nom d'usage de la plante sera le nom patois : venerelle ou venerella, qu'on ne peut s'empêcher de rapprocher du terme "vénération" même si l'étymologie ne nous le confirme pas. D'après le dictionnaire, "Vulnéraire" signifie capable de faciliter la cicatrisation ou la guérison des plaies. Pour les informateurs, « la vulnéraire, ça veut dire "qui guérit" ; la vulnéraire, elle guérit beaucoup de choses ».

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