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La Flûte et le souffle de l'Esprit

  • Photo du rédacteur: Anne
    Anne
  • 17 déc.
  • 16 min de lecture


Étymologie :


Étymol. et Hist. 1. a) ca 1165 fläute « instrument de musique à vent percé de trous » (Chr. de Troyes, G. d'Angleterre, éd. W. Foerster, 1913) ; b) 1220 fleuste (Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, éd. Ph. Lauer, LXXXV, 37) ; 2. 1669 fleuste « verre à boire de forme allongée et étroite » (Widerhold Fr. −all.) ; 3. a) 1756 jambes de flutte à l'ognon (d'apr. Esn.) ; b) 1808 « jambes longues et maigres » (Hautel) ; 4. a) 1806 pain en flûtes (Alm. des gourmands, 267 ds Quem. DDL t. 2) ; b) 1817 « pain mince et long » (Merle et Brazier, Préville et Taconnet, iii ds Quem. DDL t. 2) ; 5. 1858 interj. (Larchey, in R. anecdotique, 501, ibid., t. 3). Onomatopée évoquant par la suite vocalique a-u (cf. aussi l'a. prov. flaüt[a]) la modulation du son dans un tuyau. Les consonnes initiales fl auraient pour orig. les mots dérivés du lat. flare « souffler » (cf. flageolet).


Lire également la définition du nom flûte afin d'amorcer la réflexion symbolique.




Musicologie celte :


Camille Jullian, dans Histoire de la Gaule (Librairie Hachette, 1920, volume VI, pp. 232-234) consacre deux pages à « Musique et danse » dans lesquelles il cite les instruments les plus anciens des Gaulois :


Ce n'est pas à dire que les Gaulois eussent renoncé à tous leurs instruments de musique. Ils devaient garder les plus vieux, ceux qu'ils tenaient des plus anciens âges, et auxquels les peuples demeurent éternellement fidèles : la clarinette, la cornemuse, le tambourin et la flûte - résonnaient toujours aux frairies des villages et aux noces des faubourgs, où le musicien du lieu était de la partie, alors comme aujourd'hui.

Dans sa thèse de doctorat intitulée L’identité Musicale Irlandaise. Héritage culturel et muséologie. (Université Rennes 2, 1996) Erick Falc’Her-Poyroux s'attarde sur deux flûtes qualifiées d'irlandaises :


Les flûtes. Connue chez les sumériens plusieurs millénaires avant Jésus-Christ, la flûte a vraisemblablement fait son apparition en Irlande avec ses premiers habitants, vers 6000 av. J.C. Deux types de flûtes sont actuellement répandues, et cela depuis plusieurs décennies : le premier, le plus commun, est le petit tin whistle ; le second est la flûte traversière en bois, avec ou sans clés.


  • Le tin whistle : Désignée dans le monde francophone par le vocable de ‘flûte irlandaise’, parfois appelée ‘flageolet’ par les musicologues, la première de ces deux flûtes produit un son lorsque l’on souffle directement dans l’embout ; quoiqu’on la trouve encore parfois sous le nom de “ penny whistle ”, son nom anglais de tin whistle (souvent abrégé en ‘whistle’, d’où des erreurs de traduction) provient du matériau autrefois utilisé pour sa fabrication, le fer blanc, ce qui dénote dans les deux cas un caractère bon marché et populaire. C’est donc généralement de cet instrument qu’apprennent à jouer en premier lieu tous les jeunes irlandais ayant quelque velléité musicale, à l’école ou entre amis. Cette qualité a cependant un revers, et l’on constate souvent une désaffection pour l’instrument à l’âge de l’adolescence au profit de la grande flûte ou du uilleann pipes, les joueurs de tin whistle étant souvent considérés comme des musiciens mineurs. D’accès facile, aisément transportable en toutes circonstances, son succès reste pourtant indéniable et le marché du tin whistle est sans aucun doute en pleine expansion, l’une des plus récentes inventions étant le tin whistle en deux parties, encore plus discret et transportable. Cette expansion est en grande partie dirigée vers le marché des touristes, pour qui le tin whistle constitue un souvenir très prisé car simple, bon marché et représentatif de ce qu’ils ont vu et entendu. On trouve ainsi un grand nombre de ‘paquets-souvenirs’ contenant un tin whistle et une méthode d’apprentissage quelconque, que la grande majorité des touristes rangent bien vite dans le dossier “ vacances en Irlande ”, et qu’ils ressortiront parfois, avec les diapositives. [...]


  • La flûte traversière en bois : Pour ce qui concerne la flûte traversière, sa présence serait attestée en Europe à l’époque préhistorique mais il semble qu’elle ait souffert d’une éclipse durant l’Antiquité et le début du Moyen Age. Le passage d’une tenue à gauche à une tenue à droite indique pour les spécialistes une réintroduction sous l’influence byzantine au XIIe siècle. Percée de six trous pour les doigts et d’un trou dans lequel on souffle un peu comme on soufflerait dans le goulot d’une bouteille pour produire un son, la flûte de la Renaissance connut un essor important grâce à des améliorations techniques à partir du XVIIIe siècle, date à laquelle elle était encore souvent appelée ‘flûte allemande’. Son corps est depuis lors divisé en plusieurs parties, non pour des raisons pratiques de transport, mais sans doute pour des raisons techniques permettant un meilleur contrôle de la perce. Le premier manuel du flûtiste fut publié à Amsterdam en 1707 et est dû à un luthier et musicien de la cour de Louis XIV, Jacques-Martin Hotteterre. La première publicité illustrée concernant la flûte traversière en Irlande parut en janvier 1747 dans le journal The Dublin Courant, et atteste de son implantation dans les milieux aristocratiques dès le XVIIIe siècle. Après bien des essais entre 1680 et le milieu du XIXe siècle, le perfectionnement final de la flûte classique est l’oeuvre de Theobald Boehm qui travailla particulièrement sur le mécanisme des clés et sur les possibilités de chromatisme entre 1832 et 1847, après quoi elle n’évolua plus guère. Cette révolution technique allait être capitale pour la musique traditionnelle irlandaise, bien que les conséquences sociales ne se soient précisées que beaucoup plus tardivement

    La flûte traversière en bois, appelée ‘wooden flute’ ou plus couramment ‘timber flute’, doit sans doute sa présence en Irlande à cette mutation qui fit que les musiciens classiques du XIXe siècle adoptèrent peu à peu la flûte traversière en métal, abandonnant de ce fait leurs flûtes en bois qui furent alors disponibles à des prix beaucoup plus abordables.

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Symbolisme :


Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, auteurs du Dictionnaire des symboles (Éditions Seghers, 1969) :


FLÛTE : 1. Personnification de la vie pastorale, à l'origine mi-animal, mi- homme, devenu dieu des grottes et des bois, Pan aurait inventé la flûte, dont il aurait réjoui les dieux, les nymphes, les hommes et les animaux. La flûte évoque aussi la légende d'Hyagnis et, plus proche de nous, celle de Hans : le son de son instrument entraîna dans la montagne les enfants de ses solliciteurs ingrats.

La légende chinoise de Suao-che et Long-yu fait également appel aux vertus surnaturelles du son de la flûte (cheng). Celui-ci fait naître une brise légère, des nuées colorées, et surtout des phénix, qui conduisent le couple au paradis des Immortels. Ainsi la flûte de Hans avait-elle conduit les enfants dans la caverne de la montagne, qui figure la réintégration dans l'état édénique. Le son de la flûte est la musique céleste, la voix des anges. A noter que, comme il est fréquent en Chine, le transport béatifique se fait par l'intermédiaire d'oiseaux, dont le symbolisme est analogue à celui des anges.

Autre instrument taoïste : la flûte de fer qui tranche la racine des nuages et fend les rochers, ce qui paraît bien la mettre en rapport avec la foudre et avec la pluie et en faire un symbole de la fécondation.


2. La flûte de roseau (ney), dont jouent les derviches lors de leurs séances de dhikr, et notamment au cours de l'oratorio spirituel (samâ) accompagné de danses, que pratique l'ordre des Mawla (derviches tourneurs), symbolise l'âme séparée de sa Source divine et qui aspire à y retourner. C'est pourquoi elle se lamente. Air Jalal-od-Dîn Rûmî, fondateur de l'Ordre des Mawlavîs, dit à Dieu :


Nous sommes la flûte, ta musique vient de Toi (Mathnavî, 1, 599)

Et, dans un de ses quatrains :

Ecoute le roseau, il raconte tant de choses ! Il dit les secrets cachés du Très-Haut ; sa figure est pâle et son intérieur est vide. Il a donné sa tète au vent, et il répète : Dieu, Dieu, sans paroles et sans langues.


Les Soufis disent que la flûte, le ney, et l'homme de Dieu sont ne seule et même chose. Rûmî raconte que le Prophète Mohammed avait dévoilé à son gendre 'Alî des secrets qu'il lui était Interdit de répéter. Pendant quarante jours, 'Alî s'efforça de tenir parole, puis, incapable, il alla dans le désert et penchant sa tête sur l'ouverture d'un puits, se mit à raconter ces ventes ésotériques. Au cours de son extase, sa salive tomba dans l'eau du puits. Peu de temps après, un roseau poussa dans ce puits. Un berger le coupa, y perça des trous, et se mît à jouer du chalumeau. Ces mélodies devinrent célèbres ; des multitudes venaient l'écouter dans le ravissement. Les chameaux même faisaient cercle autour de lui. La nouvelle en parvint au Prophète, qui fit venir le berger, et le pria de jouer. Tous les assistants entrèrent en extase. Ces mélodies, dit alors le Prophète, sont le commentaire des mystères que {'ai communiqués à 'Alî en secret. De même, si quelqu'un d'entre les gens de la pureté est dépourvu entière est plaisir et passion (Rûmî, Mathnavî, 4, 2232 ; 6, 2014 ; Aflâkî, Manaqîb ul 'ârifin, trad. Huart, T. 2, p. 8).

Nicole Revel, autrice de "C'est comme dans un rêve…" Épopées et chamanisme de chasse Ile de Palawan, Philippines. (In : Diogène : Revue internationale des sciences humaines, n° 181, Janvier- Mars 1998, pp. 7-28) explique le lien entre jouer de la flûte et chamaniser :


Chanter l’épopée, tout comme chamaniser, exige la présence confiante et confortante de la communauté toute entière. Dans les deux performances, on peut entendre « l’accompagnement » vocal, tubag, de l’assistance, soit en chœur (région de Punang), soit par des exclamations individuelles (région des Hautes-Terres). On peut entendre l’accompagnement musical à la petite flûte bäbäräk, cette voix acolyte sur un registre aigu et légèrement décalé s’apposant sur la voix du barde un peu à l’image d’une âme protectrice lors du Voyage.

Un sentiment d’appartenance communautaire, un état privilégié de partage, une sorte d’empathie unit l’aède et les auditeurs qui l’entourent, car c’est un monde total, une réalité vivante qui est chanté. Il n’y a pas de rupture entre réalité et fiction, les Hommes et les Génies forment une société cosmique et manifestent une représentation du monde toute de cohérence et de parfaite clarté.

[...]

En quête d’inspiration Les hommes vont en groupe dans la forêt de dammars, pour collecter la résine almaciga. Après le dur labeur du jour, ils s’adonnent la nuit à la poésie. Dans ce lieu de prédilection, loin de l’espace du hameau, l’un d’eux entreprend de chanter le récit d’une alliance de mariage, les épreuves qui lui sont afférentes, les tensions, les guerres, les conflits suivis de leur résolution, le temps d’une nuit, on s’en souvient, on ne chante pas avec le jour. Alors les hululements des vents à la cime des grands arbres, la friction des branches, ringär, ces voix émanant de la canopée inspirent les aèdes. Les mélodies des épopées sont le calque par la voix humaine de ces paysages sonores sylvestres. Timbres aigus, ténus, souffles plus ou moins longs, cette littérature des voix par harmonie imitative était jadis accompagnée par la mélodie de la petite flûte en bambou et une échelle « oiseau » inspirée par l’écoute attentive des oiseaux et de tous les chants de la nature.

L’inspiration poétique et musicale vient de ce « sentir » le monde…, la petite musique des choses. Il y a en outre, un don bingäy, d’un Bon Génie des Monts, un Bon Génie de la Forêt. Selon les régions, ce mystérieux don de savoir, de connaissance et de création poétique est inspiré, le temps du rêve, dans la région de Punang ou, dans un état de conscience illuminé, entre la veille et le sommeil, le temps où l’on « touche » ou l’on « établit un contact » päläpläp, dans la région des Hautes-Terres. Cette expérience de l’inspiration poétique et musicale a donc pour espace privilégié la forêt, ce lieu où l’on prend en chassant, cueillant, ramassant, ce lieu où les Bienfaisants tout comme les Malfaisants peuvent s’approcher des hommes que nous sommes , ce lieu de l’échange par excellence entre des collectifs d’humains condamnées à vivre ensemble et donc à partager, malgré l’invisibilité des uns et la fragilité des autres.

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Anne Marie Vuillemenot, autrice de "Chamanisme au Kazakhstan : renouveau et tradition." (In : Religiologiques, 1998, vol. 18, pp. 79-97) place la flûte comme instrument privilégié du chaman, au même titre que le tambour :


Quels sont les attributs du chamane kazakh ?

[...]

Les instruments signalés pour le chamane sont : le kobiz qui est l'instrument privilégié, sorte de vielle à deux cordes, à manche court, avec une double caisse de résonnance, qui se joue à l'aide d'un archet, assis en tailleur, l'instrument posé verticalement devant le joueur, reposant sur ses genoux; la sirna, ou l'uildek, flûte à bec droite, la dombra, sorte de vielle à manche long, à deux cordes, et le tambour, dabil (qui signifie alarme).

Catherine Homo-Lechner propose une critique de l'ouvrage de Jacques Coget (textes réunis par) L'homme, le minéral et la musique, (In : Ethnologie Française, vol. 33, no. 4, 2003, pp. 707–09), en particulier un texte qui évoque la flûte :


Dans « La couleur et le souffle », Marie-Barbara Le Gonidec s'intéresse à la représentation symbolique des instruments pastoraux bulgares. Etudiant un corpus de quatre cents chants, elle trouve surprenante l'occurrence de flûtes et de houlettes en métal, ordinairement en bois.

Il s'agit donc d'emblèmes, d'insignes perpétués par une tradition orale très ancienne. La flûte protège le berger, séduit les mauvais esprits, revivifie. Ainsi équipé, le berger, qualifié de héros, promet au bélier reproducteur de l'or sur ses sabots et ses cornes. Or les textes révèlent des correspondances entre couleur et métal. L'or (jaune) est bien sûr lié au pouvoir, à la richesse et au prestige. Le fer (blanc) est lié à la robustesse, à la forge et donc à la création. L'air marié au feu, principe masculin de la foudre, irradie une lumière blanche, couleur pure du héros. Le cuivre enfin est vert, comme tout ce qui croît et se renouvelle. Il est associé à la sève, à la virilité, à l'image de la flûte. La valeur de l'instrument anime le joueur, berger sexuellement attirant, puissant par analogie avec la reproduction des brebis.

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Selon Karin Ueltschi, autrice de "Signal, signe et performance ou du fiat au factum est : considération sur la thématique du cor dans l’imaginaire médiéval." (In : Plumes et cornes dans la littérature médiévale. Attributs, signes et emblèmes, 2010, pp. 285-302) :


Cette coïncidence entre cor instrument de musique et cor-récipient se trouve dans de nombreuses mythologies47 : une connivence intime les réunit. Claude Gaignebet mentionne un père jésuite, le père Cahier, qui a étudié des calendriers d’origine nordique gravés sur des baguettes de bois, et voici ce qu’il observe le lendemain de la Chandeleur, le 3 février : alors que les grandes fêtes sont marquées par une corne à boire, le 3 février est marqué par la présence d’un instrument à vent, le cor ! « Le père Cahier fait alors remarquer que le 3 février est jour de la Saint-Blaise et que, partant de l’homophonie, c’est le jour du Saint Souffle, Blasen-Blasius ; les peuples germaniques l’appelaient jour du vent ou du souffle . » On en trouve un exemple particulièrement célèbre dans la Flûte enchantée de Mozart où l’instrument sert d’objet magico-apotropaïque à Pamino (tandis que Papageno possède le Glockenspiel, le jeu de clochettes qui joue le même rôle). La flûte rejoint pour Pierre Gallais le Graal et le cor magique, « ce fameux talisman qui, au XIIe siècle justement, se dédouble en un cor, ou encore une corne, à boire (…) et un cor à sonner (…). Il est fort possible que la Flûte magique ne soit qu’un doublet du Cor magique à sonner, lequel n’était qu’un double du Cor magique à boire, autrement dit de la Corne ou du Vase d’abondance. »

Tommaso Montagnani, propose un compte-rendu de l'ouvrage de « Hill Jonathan D. and Jean-Pierre Chaumeil (eds), Burst of breath. Indigenous ritual wind instruments in Lowland South America », (In : Journal de la Société des américanistes, 99-1 | 2013, pp. 216-219) dans lequel la flûte en tant qu'instrument chamanique est mise à l'honneur :


Parmi les textes publiés dans cet ouvrage, celui de Jean-Pierre Chaumeil propose une analyse des connexions entre musique de flûte et chamanisme chez les Yagua d’Amazonie occidentale. À la fois dans la musique et dans le chamanisme, nous sommes face à une forme de communication avec les esprits grâce à un medium sonore non verbal. Le langage chamanique étant de type ésotérique, non compréhensible pour les non-initiés, nous sommes dans une communication où le son est plus important que le contenu. Les chants chamaniques nécessitent un long processus d’apprentissage pendant lequel on assiste à la mise en forme d’une « hiérarchie des sens » (p. 62), analogue à celle qui caractérise l’apprentissage et l’écoute des flûtes du rituel d’initiation masculine ñá. Les cinq sens n’opèrent pas simultanément, mais l’un après l’autre, l’ouïe étant le premier dans la séquence, la vue n’étant utilisée que plus tard. Cela permet aussi d’introduire l’une des distinctions fondamentales caractérisant une grande partie des rituels d’aérophones des basses terres, à savoir celle entre voir et écouter. Chaumeil montre, de façon claire et précise, que cette distinction est strictement liée à l’opposition des genres masculin et féminin. Les femmes, dans le cas yagua ainsi que dans presque tous les exemples présentés dans les différents chapitres, ne peuvent pas voir les hommes jouer, mais elles sont censées les écouter depuis l’intérieur de leurs maisons. Cette opposition de genres et cette dissociation des sens permettent ainsi, comme le montrent d’autres auteurs tout au long de l’ouvrage, d’analyser la relation entre humains et esprits à partir de la répartition des rôles hommes/femmes dans le contexte du rituel.

La relation entre humains et esprits est l’un des thèmes principaux de Jonathan Hill sur la musique de flûte chez les Wakuénai du haut Rio Negro. Hill utilise l’idée très évocatrice de « musical soundscapes » (p. 93), processus caractérisé par le mouvement, au moyen de la musique rituelle, à travers l’espace, les régions du cosmos et les catégories sociales et ontologiques. Si, dans le cas yagua présenté par Chaumeil, on assiste à une hiérarchie favorisant nettement le son sur le contenu sémantique et le langage, dans le cas wakuénai, la musicalité et la lexicalité interagissent dans une dynamique que Hill définit comme « interplay », où la musique et la narration mythique doivent être mises en relation. La performance musicale dans le récit mythique assume donc une saillance particulière dans la perspective proposée par Hill. On assiste chez les Wakuénai à deux formes de soundscaping : le cultural soundscaping, consistant en la socialisation de la nature animale et reposant sur la construction verbale de catégories d’entités mythiques surnaturelles, et le natural soundscaping, appelé aussi par Hill musicalization (p. 94), à savoir la naturalisation des êtres sociaux. Il s’agit d’un processus de production d’altérité reposant sur les effets transformateurs de la musicalité.

Écouter sans voir, l’une des actions au cœur des pratiques musicales avec flûtes décrites dans cet ouvrage, est le thème principal du texte de Nicolas Journet. Cet auteur présente la pratique des flûtes chez les Curripaco de Colombie et insiste sur l’importance de la dissimulation et du secret dans la relation hommes/femmes, présent dans le rituel de flûte curripaco. S’appuyant sur les travaux de Michael Houseman, Journet juge nécessaire de distinguer deux types de secrets : caché et exhibé. Dans le cas des flûtes curripaco (et ceci est vrai aussi pour d’autres exemples présentés dans l’ouvrage), le rôle du secret exhibé est crucial, il est en relation avec l’interdiction faite aux femmes de voir les flûtes. Garder une sorte d’ambiguïté sur la provenance de la source sonore semble être l’un des éléments indispensables à l’établissement et au maintien des relations rituelles entre femmes, hommes et esprits.

[...]

Comme le fait Chaumeil en ouverture de l’ouvrage à propos des Yagua, Piedade et Mello soulignent l’existence de liens entre la musique de flûte et le chamanisme chez les Wauja. Prinz effectue, pour sa part, une fine analyse sur les interdits et la menace de viol collectif qui pèse sur les femmes xinguaniennes au cas où elles auraient vu les flûtes, un sujet largement débattu mais pour lequel il manque sans doute encore une explication satisfaisante, comme le rappelle l’auteur. [...]

À la fin de l’ouvrage, Jean-Michel Beaudet reprend les thèmes communs de tous les chapitres et effectue une mise en perspective pertinente et essentielle à la compréhension du parcours intellectuel effectué par les auteurs. Beaudet revient sur l’importance du secret et de la polarisation homme/femme dans la dynamique rituelle des musiques d’aérophones analysées dans l’ouvrage. Comme le met en évidence le titre général du volume, le souffle est non seulement à la base de la production du son des flûtes, trompes et clarinettes, mais aussi l’élément qui crée l’association la plus immédiate avec le travail chamanique, pendant lequel le souffle est si souvent utilisé. À la fois dans la musique et dans le chamanisme, le souffle permet la manifestation de ce qui peut être entendu, mais pas vu, à savoir les entités surnaturelles impliquées dans l’activité de hearing without seeing à la base des rituels d’aérophones des basses terres d’Amérique du Sud.

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Mythologie celte :


Albert Grenier, dans "Le dieu gaulois Ogmios et la danse macabre." (In : Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 91ᵉ année, N. 1, 1947. pp. 254-258) fait un lien entre la légende du Joueur de flûte et un mythe gaulois :


La danse macabre est un thème de folklore qui a inspiré des réalisations multiformes. Les danseurs, joyeux et heureux, suivent avec entrain la Mort qui conduit le bal ou quelque enchanteur démoniaque, comme le charmeur de rats de la légende allemande dont la flûte enchantée entraîne au fleuve tous les enfants d'une ville. On a longuement analysé et cherché les origines de la danse macabre. Les traditions populaires ont souvent conservé, sous une forme plus ou moins renouvelée, de vieux mythes et de vieux dieux, déchus au rang de démons. Les textes ecclésiastiques du haut moyen âge ont vitupéré longtemps contre ces survivances, sans être jamais parvenus à extirper la croyance aux fées et aux génies bons et mauvais. Le sabbat des sorcières, danse macabre conduite par le diable, se rattache probablement à de vieux rites païens. Le chef de chœur des danses macabres ne serait-il pas un avatar de l'Ogmios celtique ?

Roger Sherman Loomis, auteur d'un article intitulé "Le Folklore breton et les romans arthuriens." (In : Annales de Bretagne. Tome 56, numéro 2, 1949. pp. 203-227) rappelle la légende du roi Marc :


Près de Douarnenez aussi est le village de Ploumarch, et là, dès 1794, on répandait le récit suivant :

« Le roi Portzmarch faisait mourir tous ses barbiers, de peur qu'ils ne racontassent au public qu'il avait des oreilles de cheval. L'intime ami du roi venait le raser; il avait juré de ne pas dire ce qu'il savait ; mais ne pouvant résister à la rage de raconter ce fait, par le conseil d'un sage, il fut le dire aux sables du rivage. Trois roseaux naissent dans ce lieu; les bardes en firent des anches de hautbois qui répétaient : Portzmarch, le roi Portzmarch a des oreilles de cheval. »

Sébillot a recueilli deux versions plus récentes de la même historiette, dont l'une était courante a Quimper, et il a remarqué que dans le musée local se trouve une pierre sculptée représentant une tête humaine avec les oreilles d'un cheval. Cette tête était appelée par les gens du quartier dont elle est venue « la tête du roi March ». Pendant plus de cent cinquante années, alors, le récit du roi Marc et de ses oreilles a été familier dans cette région du Finistère.

On sait que Béroul, vers la fin du xne siècle, a raconté une histoire semblable du roi Marc, l'oncle de Tristan :

« Un nain qui est en confiance avec Marc sait son secret mais refuse de le divulguer à trois barons curieux. Il les mène pourtant à un buisson épineux et c'est à l'arbuste qu'il dit que Marc « a oreilles de cheval. » Plus tard les barons avertissent le roi que son secret est connu, et dans sa colère celui-ci décapite le nain. »

Comme Mlle Schoepperle dans son beau livre sur Tristan et Iseut l'a indiqué, Béroul ne pouvait pas être la source de la tradition populaire bretonne. En effet, une variante galloise, assez analogue à la bretonne, se rattachait aussi au roi Marc et avait cours dès 1693. Il n'est pas possible de croire que les Bretons et les Gallois, tous les deux, aient choisi cet épisode de Béroul et aient ajouté tous deux le détail qu'une flûte, faite de roseaux, avait révélé le secret des oreilles du roi Marc. Essentiellement la même histoire se trouve dans une saga irlandaise du Xe siècle. Quoique, influencée sans doute, sinon inspirée, par l'histoire classique de Midas, la légende du roi aux oreilles de cheval a dû courir sur le sol celtique, et a dû se rattacher au roi Marc parce que son nom voulait dire cheval. Des rejetons de cette légende ont été conservés par Béroul vers 1200 et par les paysans bretons aussi tard que 1800.

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