Étymologie :
Étymol. et Hist. A. 1. Ca 1100 clef « instrument de métal servant à ouvrir une porte » (Roland, éd. J. Bédier, 2762) ; 1130-40 par image cles del ciel (Wace, Conception N-D, éd. W. R. Ashford, 1584) ; 1317 avoir les clez des chans (Proverbes français, éd. J. Morawski, no 824) ; av. 1441 soubz clef (Ch. d'orléans, Ballade, 32, éd. P. Champion, p. 52) ; 2. 1115-30 clé « ce qui explique » ici « formule permettant de calculer les fêtes mobiles » (Ph. de Thaon, Comput, éd. E. Mall, 49) ; 1690 clef « code qui permet de déchiffrer un texte » (Fur.) ; 1690 clef d'un Roman (Fur.) ; 3. 1181-90 « ce qui donne accès à » (Chr. de Troyes, Perceval, éd. W. Roach, 3812 : Que ele li metoit la clef D'amors en la serre del cuer) ; 4. 1268 clef « position stratégique qui commande l'accès d'une région » (Claris et Laris 14571 ds T.-L.) ; 5. av. 1407 mus. « signe au début d'une portée qui permet de lire les notes » (E. Desch., P. m. et hist. 264 ds T.-L.) ; d'où 1872 à la clef (ds Guérin 1892). B. technol. 1. 1266-67 « instrument servant à tendre » ici en parlant de la corde d'une arbalète » (Vers de la mort, éd. C. A. Windhal, 58, 8 ds T.-L. : dé-l. clé-) ; 1680 mus. clef de viole (Rich.) ; 2. 1250-1300 archit. clef (Villard de Honneccurt, Album, XXXIX ds T.-L.) ; xiiie s. clef de la voute (Haisel, Des .iiii. prestres ds Fabliaux, éd. A. de Montaiglon et G. Raynaud, t. 6, p. 43) ; 3. 1401 « outil servant à ouvrir ou à fermer, serrer ou desserrer » (Comptes de la ville d'Amiens ds Havard, s.v. robinet) ; 1680 clef à vis (Rich.) ; 4. 1611 « pièce servant à assembler des poutres » (Cotgr.). C. 1957 « figure de lutte libre » (Aymé, La Mouche bleue, p. 190). Du lat. class. clavis « instrument de métal servant à ouvrir et à serrer » au propre et au fig., ce dernier emploi étant très fréq. chez les aut. chrét., v. Blaise.
Lire également la définition du nom clef afin d'amorcer la réflexion symbolique.
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Symbolisme :
W. Deonna, auteur de" Clef et hache." (In : Revue des Études Anciennes. Tome 21, 1919, n°3. pp. 219-222) revient sur le symbolisme de la clef :
Les clefs déposées à l'intérieur ou à l'extérieur des tombes chrétiennes ne sont pas rares non plus ; ouvrant et fermant les portes des mondes céleste et infernal, liant et déliant les embûches, les « nœuds » spirituels ou matériels qui peuvent attendre le mort, leur place est très compréhensible dans le mobilier funéraire. Elles sont à ce titre l'attribut des dieux souterrains, comme des dieux ouraniens. Et c'est en cette qualité qu'on les met en main des femmes sur certains reliefs palmyréniens, plutôt qu'elles ne caractérisent la défunte comme maîtresse de maison.
[...]
Or la clef, qui ouvre les demeures infernales, ouvre aussi les demeures célestes, portée par de nombreux dieux antiques ; saint Pierre, le portier céleste, en est l'héritier, comme aussi la Vierge, quand l'iconographie chrétienne lui met la clef en main. Ainsi la tiennent Hélios ; un dieu solaire multiforme des papyrus magiques ; le Kronos mithriaque, qui ouvre avec elle les portes du soleil et de la lune par où doivent passer les âmes.
La clef voisinera donc volontiers avec d'autres signes célestes ; sur la statuette du dieu de Viège, avec le clou-éclair et le maillet du tonnerre ; tout comme sur la poitrine du Kronos mithriaque, elle s'unit au foudre. Quoi d'étonnant à la voir s'associer ici à la hache de la foudre ?
Bien plus, elle semble même s'identifier par sa forme au rayon et à l'éclair. Il est curieux de constater que le mot « carreau », qui signifiait jadis « foudre », a subsisté dans l'argot, ce refuge de tant d'archaïsmes, pour désigner un instrument en fer qui sert à ouvrir ou forcer les serrures, et qui a la forme de deux Ζ superposés, soit la forme zigzagante habituellement donnée à l'éclair.
M. Gharbonneau-Lassay cherche un rapport entre la hache au signe claviforme de Loudun et les clefs de saint Hubert, qui, rougies au feu, servaient à protéger les animaux des maladies, propriété qu'elles possédaient avec les clefs de saint Guérin, de saint Denis, de saint Martin, de saint Pierre. Cette incandescence de la clef est-elle inspirée uniquement par une raison thérapeutique, ou ne serait-elle pas une survivance du caractère lumineux de la clef symbolique ? M. Léon Carias, de Pézenas, me signale à ce propos des rapprochements curieux. Il relève, dans un vieil ouvrage, L'abrégé du Dictionnaire des Cas de conscience de M. Ponías, par Collet, la citation suivante :
« Florent, curé de Saint Pierre, applique la clef de son église, rougie au feu, sur la tête des bœufs, des chiens et autres animaux, pour les préserver de la rage : cette coutume, qui se pratique en plusieurs provinces, sans qu'on y trouve à redire, n'est-elle pas superstitieuse ? Réponse : Elle ressent beaucoup la superstition : car sur quel fondement peut on soutenir que la clef d'une église, consacrée à Dieu sous le nom de saint Pierre, ait la vertu de préserver, ou de guérir un animal de la rage, plutôt que celle d'une église dédiée à un autre saint ? Pourquoi, si elle a cette vertu, faut-il l'appliquer plutôt chaude que froide ? Il semble donc qu'il n'y a là qu'une pure illusion. » Le vieil auteur a raison : pourquoi l'appliquer chaude plutôt que froide ? Remarquons que saint Pierre, dont la clef a cette vertu, comme d'autres saints, tient cet attribut des divinités lumineuses, Kronos, etc., dont il a conservé le caractère céleste, accentué sur divers documents par la présence à ses côtés du soleil et de la lune.
Mais cette pratique n'est pas spéciale à nos pays ; elle est générale, sans qu'aucune filiation historique puisse être invoquée. M. Léon Carias m'envoie encore cette citation : « Ces Indiens (du Chaco) ont des chiens de chasse bien dressés ... Dans un village du Rio-Itiyuro, je vis un jour tous ces chiens marqués d'une croix rouge sur la tête : c'était pour les empêcher d'être mordus par un chien enragé qui se tenait dans le voisinage ». M. Carias remarque avec raison : « Dans les deux cas, un signe solaire, clef et croix rougie et rouge, est considéré comme préservant de la rage. » C'est une vieille habitude que de marquer les animaux, comme les humains, d'un signe protecteur céleste, et, sur les vases italiques, des chevaux sont timbrés de la rouelle solaire ; sur des ceinturons barbares, les monstres dégénérés qui dérivent du cheval céleste, dont ils portent encore souvent la tête stylisée, sont timbrés du svastika », etc. Pour ce qui concerne l'Amérique, le sens cosmique de la croix, talisman d'un grand usage, y a été démontré à plus d'une reprise a, tout récemment encore par M. Saintyves. Il semble que nous ayons suffisamment d'indices pour croire que si la clef destinée à marquer les animaux est rougie au feu, c'est en souvenir de son symbolisme céleste.
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Dans le Dictionnaire des Symboles, Mythes, Rêves, Coutumes, Gestes, Formes, Figures, Couleurs, Nombres (Éditions Seghers, 1969) Jean Chevalier et Alain Gheerbrant proposent la notice suivante :
CLEF : 1. Le symbolisme de la clef est de toute évidence en relation avec son double rôle d'ouverture et de fermeture. C'est à la fois un rôle d'initiation et de discrimination, ce qu'indique avec précision l'attribution des clefs du Royaume des cieux à saint Pierre. Le pouvoir des clefs est celui qui permet de lier et de délier, pouvoir effectivement conféré à saint Pierre par le Christ. (Selon la terminologie alchimique, c'est le pouvoir de coaguler et de dissoudre.) Ce pouvoir est figuré dans les armoiries papales par deux clefs, l'une d'or, l'autre d'argent, qui furent précédemment les emblèmes du dieu romain Janus. Ce double aspect du pouvoir correspond à l'autorité spirituelle et aux fonctions royales, dont le but respectif est, selon Dante, l'accession au Paradis céleste et au Paradis terrestre ou, selon la terminologie hermétique, aux Grands Mystères et aux Petits Mystères. Les clefs de Janus ouvrent aussi les portes solsticiales, c'est-à-dire l'accès aux phases ascendante et descendante du cycle annuel, aux dominations respectives du yin et du yang, qui trouvent leur équilibre aux équinoxes. Janus était aussi considéré comme le guide des âmes : d'où son double visage, l'un tourné vers la terre et l'autre vers le ciel. Un bâton dans la main droite, une clef dans la main gauche, il garde toutes les portes et gouverne toutes les routes. Le symbolisme de la clef ouvrant la voie initiatique s'exprime aussi dans le Coran, où il est dit que la Shahâdah (II n'y a point de dieu, si ce n'est Dieu) est la clef du Paradis. Les interprétations ésotériques font de chacun des quatre mots de la Shahâdah une des quatre dents de la clef qui, à la condition d'être entière, ouvre toutes les portes de la Parole de Dieu, et donc celles du Paradis.
2. Plus communément, la clef est, au Japon, un symbole de prospérité, parce qu'elle ouvre le grenier à riz. Mais qui ne voit que le grenier à riz pourrait renfermer une nourriture spirituelle et que, dans ce cas, la clef qui y donne accès n'aurait pas une signification différente de celles que nous venons de rappeler ?
3. Symbole du pouvoir et du commandement : la clef commande — ouvre et ferme — la porte. Tout ce qui se dît, tout ce qui se fait, dans l'homme, dans le royaume, dans le monde est porte pour les Bambara. Le Chef, le Soleil, Dieu sont tous trois des clefs : Dieu, clef de la création et du monde ; le Soleil, clef du jour qu'il ouvre à son lever et ferme à son coucher. L'escabeau (trône), le pied de l'homme sont des clefs. La clef symbolise le chef, le maître, l'initiateur, celui qui détient le pouvoir de décision et la responsabilité.
4. Au plan ésotérique, posséder la clef signifie avoir été initié. Elle indique, non seulement l'entrée dans un lieu, ville ou maison, mais l'accès à un état, à une demeure spirituelle, à un degré initiatique.
Dans les contes et légendes, très souvent ce sont trois clefs qui sont mentionnées : elles introduisent successivement dans trois enceintes ou trois chambres* secrètes, qui sont autant d'approches du mystère. D'argent, d'or ou de diamant, elles marquent les étapes de la purification et de l'initiation. La clef est ici le symbole du mystère à percer, de l'énigme à résoudre, de l'action difficile à entreprendre : elle est l'éclair de l'illumination et de la découverte.
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Germaine Dieterlen, dans "La serrure et sa clef (Dogon, Mali)." (Mouton, 1970 ; in Échanges et communications, I : Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à l'occasion de son 60ème anniversaire, 2020, pp. 7-28) explicite le symbolisme complexe de la clef chez les Dogons :
IV. Les clefs peuvent présenter deux, trois ou quatre dents, ces dernières étant autrefois réglementaires pour les portes des sanctuaires, des habitations de fonction et de certains greniers.
A cause du caractère "secret" des cavités ménagées dans le coffre pour maintenir les broches qui ne sont pas visibles, et du fait de leur rôle fonctionnel éminent, les clefs et leurs dents ont fait l'objet de conceptualisations particulières où s'expriment les spéculations des Dogons sur leur cosmologie dans un maximum d'abstraction. Les positions des dents déterminent des règles théoriques d'attribution des serrures (qui furent autrefois rigoureusement appliquées), règles établies exclusivement en fonction du rôle du Dieu créateur Amma, lequel "tient toujours dans ses mains les portes du monde et leurs clefs".
On se souviendra l'acte d'Amma "ouvrant" son sein pour faire descendre sur une arche ses œuvres sur la Terre. Lors de la descente, il est dit qu'Amma plaça "les portes du monde", orientées comme leur support, et déterminées par les arêtes de l'arche, dans l'ordre suivant : Est, Ouest, Nord, Sud. Chacune de ces quatre portes correspondait, de plus, aux positions des "mains d'Amma faisant tourner le monde ; sur chacune d'elle se trouvait une serrure et une clef.
La valeur symbolique des gravures qui ornent les coffres de ces serrures est en relation avec l'orientation de la porte considérée, le "sexe" qui lui est attribué, enfin la position des quatre dents de sa clef.
André Chabot, Jean Didier Urbain et Xavier Deflorenne, auteurs d'un Dictionnaire illustré de symbolique funéraire. (Éditions Mémoire Nécropolitaine, 2009) proposent l'entrée suivante :
Dans l’Antiquité, la clef, celle qui ferme (claudit) et celle qui ouvre (aperit), celle qui lie et celle qui délie, était l’emblème de Pluton dieu des Enfers et signifiait que ceux qui pénétraient dans ce territoire n’en sortiraient plus. Cette clef était pour eux le symbole d’une nouvelle existence et elle signifiait le pouvoir absolu du dieu. Chez les Romains, deux clefs, l’une d’or l’autre d’argent, étaient les emblèmes du dieu Janus, le gardien des portes, le guide des âmes. Ces mêmes clefs sont remises par le Christ à Saint Pierre. Ainsi son apôtre reçoit-il le droit de remettre les péchés, d’ouvrir le ciel ou de le tenir fermé.
Quand on se mit à identifier le Royaume des Cieux et l’Église, ces clefs, objets précieux qui ouvrent la voie initiatique, devinrent le symbole de la papauté dont elles attestent le pouvoir de gouverner. Sur un monument funéraire, les deux clefs sont le symbole du sacrement de la pénitence et le défunt peut espérer que la clef d’or lui ouvrira directement le chemin du Ciel mais que dans le pire des cas la clef d’argent lui ouvrira le chemin du Purgatoire dans lequel il devra patienter quelque temps avant d’accéder au Paradis.
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Symbolisme celtique :
Selon François Delpech, auteur de "Le trésor et la clef: de la mythologie celtique au folklore de l'or caché dans les traditions ibériques." (In : Ritos y mitos : VI Simposio sobre Celtiberos. Centro de Estudios Celtibéricos de Segeda, 2010. pp. 523-540) :
[...] Pour essayer maintenant de préciser l'hypothèse formulée plus haut d'une relative continuité entre certaines idées ou croyances celtiques et l'imaginaire mobilisé dans le cycle folklorique péninsulaire des trésors enchantés, je m'attarderai sur les aspects divers de l'un des motifs récurrents et caractéristiques de ce cycle, celui de la clef.
CLEFS ET TALISMANS : Il y a maintenant à peu près un siècle, les spécialistes d'iconographie antique, archéologues, comparatistes et folkloristes ont commencé à focaliser leur attention sur la représentation de ce motif, sur ses relations avec l'utilisation allégorique ou mystique des clefs votives (notamment dans un contexte funéraire) de l'Antiquité au Moyen Age, sur la typologie des divinités et saints clavigères, et sur le riche complexe de croyances et de récits dont cet objet à la fois pratique, magique et hautement symbolique a pu faire l'objet dans les cultures qui en ont connu et pratiqué l'usage.
Or c'est précisément le dieu gallo-romain au maillet, sous sa forme gauloise (Sucellos) ou son adaptation latinisée (Silvain), qui est le plus régulièrement associé au motif iconographique de la clef. On peut certes interpréter cette association comme une extrapolation de la fonction pratique de l'objet, inévitablement concerné par l'ouverture et la fermeture des portes, la libération et l'obstruction des passages ; et l'on en déduira, en bonne logique symbolique et sans grand risque d'erreur, que cet attribut manifeste la vocation de ces divinités à contrôler, au delà des seuils matériels, domestiques ou publics, l'accès à l'autre monde, ou plus généralement les circulations entre ce dernier et le monde des vivants. La coexistence, dans l'iconographie celtique (voir notamment le cas des céramiques et stèles celtibériques), de la clef en forme d'équerre avec des motifs symboliques de type astral ou solaire - croix, svastika, triscèle, rosette, etc. - conforte l'interprétation eschatologique du symbole tout en soulignant la prégnance croissante d'une conception céleste de l'au-delà. Il appert cependant, du moins en ce qui concerne l'iconographie du dieu frappeur, que la clef semble s'y intégrer dans un complexe global "clavis, clava, clavus", particulièrement évident dans la représentation du "dieu de Viêge", bien analysée par W. Deonna, où ces trois attributs à la fois complémentaires et équivalents manifestent matériellement le pouvoir fulgurant du dieu (1).
La clef du Jupiter celtique n'apparaît donc plus comme la simple allégorie d'un pouvoir d'ouvrir et de fermer : comme la plupart des objets contondants ou pointus souvent censés tomber du ciel ou faire partie de la panoplie d'un personnage mythique foudroyant (2), elle est l'une des formes alternatives du "thunderweapon", par conséquent l'équivalent des céraunies, pierres ou "œufs de serpents", dents de dragon, pointes de flèches et autres objets magiques liés à l'éclair, à la foudre et à son pouvoir supposé de pénétrer la terre, abolir les obstacles et crever toute espèce de résistance.
Si cette interprétation a quelque pertinence, la clef associée au dieu frappeur, notamment à Sucellus, devrait partager les caractéristiques du maillet ou de la massue bipolaire et manifester la même ambivalence, le même pouvoir de distribuer selon les cas la vie et/ou la mort. C'est ce qu'il est difficile de vérifier, faute de textes correspondants aussi explicites que les écrits irlandais qui commentent les vertus de l'arme du Dághdha. Les quelques allusions énigmatiques des textes gaéliques à la "clef de sagesse" (echra écsi) des Druides (dont on connaît par ailleurs les fonctions de portier) laissent toutefois augurer, compte tenu du fait que le dieu frappeur est aussi le dieu druidique par excellence, que la clef figurée sur quelques-unes de ses effigies participe de sa nature profonde. En ce qui concerne le pouvoir génétique de l'instrument, il faut toute la perspicacité de W. Deonna et quelques comparaisons extra-celtiques pour déduire de l'effigie du dieu de Viêge (qui porte la clef au-dessous de sa ceinture) que l'objet en question doit avoir quelque rapport avec le sexe divin... (3)
A ce faisceau de confirmations indirectes il y a lieu maintenant d'ajouter l'important corpus des fictions folkloriques péninsulaires relatives aux trésors enchantés, où le motif de la clef apparaît fréquemment et assume une fonction symbolique complexe, dont on verra qu'elle fait étrangement écho aux notions et aux images que les dossiers celtiques nous ont rendues familières. Il ne s'agit certes pas de chercher dans les traditions orales le commentaire mythologique des monuments figurés que nous ne trouvons pas dans les textes anciens. On tentera seulement, avec plus de modestie, de repérer les affleurements de quelques représentations persistantes, de saisir la logique de quelques transpositions, d'ébaucher autant qu'il est possible la reconstruction d'un réseau d'images souvent archaïques, dont l'état actuel de dispersion et d'acculturation ne nous laisse qu'avec peine saisir la cohérence interne, mais dont certains indices suggèrent qu'elles n'ont pas toujours totalement perdu leur souterraine efficience.
Nous allons voir notamment que dans les légendes ibériques de trésors enchantés la clef joue de multiples rôles. Elle y apparaît parfois comme un objet purement pratique, dont l'apparition dans le récit peut ne se justifier que par son utilisation matérielle ; mais il arrive aussi fréquemment qu'elle soit prise dans le contexte d'un scénario plus complexe, où il appert qu'elle participe à la nature même du trésor, qu'elle soit partie intégrante d'un dispositif magico-talismanique, ou joue un rôle symbolique. Nous aurons alors l'occasion de souligner l'ambivalence qui, dans certains cas, affecte ce symbole, d'indiquer les variantes et formes alternatives qui lui sont parfois substituées (lesquelles permettent d'en préciser le sens et la portée) et, à propos du motif caractéristique de la clef incandescente, de compléter l'éventail des connotations (néo)-celtiques du motif. Il appartiendra ensuite aux celtologues et aux comparatistes plus savants que moi d'évaluer la pertinence éventuelle du dossier et de déterminer l'éclairage qu'il pourrait être susceptible d'apporter sur les thèmes et problèmes qui les intéressent...
Le moyen le plus simple, sinon le plus efficace, de mettre un trésor à l'abri étant de le mettre sous clef en l'enfermant dans un coffre ou un local dont la porte sera munie de fortes serrures, il n'y a, a priori, rien d'étonnant à ce que le motif de la clef apparaisse souvent dans le cycle folklorique relatif aux trésors cachés : il y joue, en quelque sorte, le rôle d'un élément "réaliste" et ne pose pas, en principe, de problème d'interprétation. Les légendes espagnoles (et italiennes) précisent en effet souvent que pour accéder au trésor il faut franchir une porte, qui est bien sûr fermée, et dont il est fréquemment spécifié qu'elle est en métal ou qu'elle consiste en une solide grille de fer que l'on ne peut ouvrir si on n'en détient pas la clef.
Tout cela semble parfaitement "normal". Les choses se compliquent cependant lorsque la clef permettant d'accéder au trésor est elle-même liée à un dispositif spécial et lorsque sa découverte constitue à elle seule une sorte d'épreuve qualifiante, comme il arrive dans l'un des récits recueillis dans le Libro de los enxemplos por a-b-c (compilé au XVe siècle par C. Sánchez Vercial) : il nous est conté qu'un noble romain, ruiné pour avoir donné toute sa fortune à sa ville appauvrie par les guerres, errant tristement au milieu d'un désert, y découvrit une statue juchée au sommet d'une colonne, représentant un homme qui d'une main désignait une montagne voisine et tenait son autre main à son côté. Ayant remarqué que l'ombre de la main tendue indiquait l'emplacement d'un rocher, notre brave romain s'y rendit "e falló de yuso de aquella peña una cueva que tenía una puerta de fierro cerrada". Après réflexion il décide de revenir vers la statue pour examiner ce que cache l'autre main : "E falló de yuso della en el cuerpo de la estatua una portezuela de fierro, et abrióla, e falló una lavecilla". Comprenant que cette clef sert à ouvrir la porte de la grotte il s'en empare, retourne vers cette dernière "e falló ende muy mucho tesoro, lo cual levó luego a Roma e diólo para los menesterosos". Reconnaissants, les Romains dresseront à leur bienfaiteur une statue d'or, d'argent et de joyaux, qu'ils installeront "en el templo con los otros dioses".
On voit que ce curieux et édifiant récit, dont les sources exactes ne semblent pas être connues, met en place un cheminement physique et intellectuel indirect relativement complexe et énigmatique conjoignant dédoublements (les deux portes de fer, les deux statues, la statue et la caverne, la caverne et le temple) et allers-retours, et que la clef y est le centre et l'enjeu d'une sorte de scénario probatoire qui aboutira à un total renversement (de l'abandon et de l'extrême pauvreté à la divinisation et à la richesse). Derrière l'exemplum édifiant se laisse entrevoir une symbolique talismanique très proche de celle qui prévaut dans les contes merveilleux arabes, qui adjoignent souvent aux trésors cachés des dispositifs de protection dont il faut résoudre les énigmes et/ou savoir contrôler les éventuels mécanismes occultes. Ce qui assimile la quête des richesses souterraines à un test initiatique qui peut, dans certains cas, prendre la forme d'une sorte de voyage dans l'au-delà (ici la traversée du désert...), impliquer le maniement d'un objet magique et amener le candidat au trésor à entrer en relation avec des entités intermédiaires - effigies mystérieuses, automates ou gardiens surnaturels - qui se présentent comme des antagonistes potentiels qu'il est cependant possible de transformer en auxiliaires36. Notre conte s'abstient toutefois d'un recours explicite au merveilleux, qu'il se contente d'approcher. Replié sur lui-même, le récit se dédouble: la quête du trésor proprement dit passe par la quête préalable de la clef, laquelle tend à s'approprier les caractéristiques du trésor (objet caché, contenu dans un réceptacle creux muni de portes, etc.).
Deux motifs traditionnels, fréquents dans le cycle des trésors cachés, sont ici superposés: celui de la statue au bras tendu indiquant du doigt, directement ou par l'intermédiaire de l'ombre projetée sur le sol, l'emplacement du trésor, et celui de l'effigie creuse à l'intérieur de laquelle ce dernier est lui-même caché. En dissociant cependant le trésor proprement dit de l'effigie qui le désigne et de l'instrument qui permet d'y accéder, et en conférant à celui-ci un statut analogue à celui du trésor (puisqu'il doit, lui aussi, être obtenu moyennant la résolution d'une devinette et faire l'objet d'une trajectoire et d'une investigation spécifiques), l'exemplum espagnol démultiplie les implications énigmatiques de l'ensemble du dispositif et, sans recourir pour autant à aucun postulat magique ou surnaturel, distend à l'extrême les limites du "réalisme" et de la vraisemblance. Frisant le fantastique, il suggère la mise en œuvre d'un plan divin sous-jacent, d'une providence secrète dont la divinisation finale du héros, bienfaiteur poliade, explicitera la dimension évergétique et soteriologique: tout semble indiquer que le trésor et sa clef sont ici les supports et les agents d'une téléologie qui a tout l'air de n'être qu'une version à la fois rationalisée et sublimée de la mythologie eschatologique de l'enchantement et du désenchantement qui sous-tend l'ensemble du cycle.
Ce récit médiéval laissait présager le développement d'une tendance qui s'épanouira ultérieurement et dont on relève plusieurs manifestations dans les traditions orales recueillies encore aujourd'hui : alors qu'elle n'est en principe qu'un instrument d'accès au trésor, la clef tend à s'identifier à ce dernier, ou à en devenir la composante principale, et dans nombre de cas nous avons affaire à des trésors qui consistent purement et simplement en une clef d'or, d'argent (ou d'ivoire), une clef défonctionnalisée, qui ne sert plus à ouvrir une porte ou un coffre mais qui constitue en elle-même la richesse recherchée.
On peut certes voir dans ce déplacement un exemple caractéristique de ces multiples glissements de fonction qui s'opèrent à l'intérieur des traditions folkloriques, en particulier dans les contes et les légendes: un même motif peut jouer, d'une version à l'autre d'un même type de récit, des rôles différents, apparaître ici comme auxiliaire, là comme agent, prétexte, objet de quête, obstacle, etc.. Le répertoire narratif des récits de trésors est constamment traversé par ces processus de désémantisation, déménagements multiples d'une matière représentative fluctuante, à la mesure de ces "réalités" protéennes et "vivantes" que sont eux-mêmes les trésors, dont on a signalé plus haut la mobilité et l'aptitude à la métamorphose.
Le glissement fonctionnel détermine dans certains cas une contamination ou une fusion complète entre deux motifs a priori hétérogènes, en l'occurrence celui de la clef et celui des "trabes" d'or et de goudron, dont on a vu qu'elle apparaissent souvent dans les légendes - notamment [lire la suite ci-dessous]
Notes : 1) L'association clavis-clava-clavus, notée à la suite de S. Reinach, par W. Deonna, est également relevée, à propos de Portunus, par L.A. Holland. On la retrouvera partiellement chez les auteurs médiévaux, notamment musulmans, qui parlent du "monument (ou "phare") de Cadix", porteur d'un objet assimilé tantôt à un bâton (ou massue), tantôt à une clef (parfois les deux sont additionnés), auquel sont associées des croyances eschatologiques : lorsque la clef tombera la péninsule sera envahie et ses maîtres actuels seront expulsés ; de même le bras tendu de la statue est souvent censé désigner un au-delà océanique supposé dangereux, voire inaccessible.
2) D'autres objets pointus ou dentés, tels que soc de charrue, râteau, faux, faucille, herse, peigne, scie, corne, etc., jouent un grand rôle, notamment en Galice, dans le folklore ibérique des "tesoros encantados" et des êtres mythologiques qui en ont la garde.
3) [...] Le recours à l'imagerie psychanalytique, quoique non indispensable ici, ne pourrait que renforcer cette hypothèse...
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