La Baudroie
- Anne
- 29 juin 2024
- 18 min de lecture
Étymologie :
Étymol. et Hist. xvie s. baudroy (Du Pinet, 9, 24 dans Quem.); forme baudroye encore dans Cuvier, Leçons d'anat. comp., t. 5, p. 457 : dans quelques cartilagineux, comme la baudroye, il y a toujours trois osselets ; 1751 baudroie, id. (Encyclop. t. 2 : Baudroie [...] poisson de mer ainsi nommé, parce que sa bouche est si grande qu'on l'a comparée à un baudrier [...] La baudroie est plate et de couleur brune ou enfumée ; sa tête est grosse, ronde, applatie, et garnie de plusieurs aiguillons). Empr. au prov. baudroi « id. » attesté sous la forme boudron dès 1452 dans Pansier t. 3, 1927 ; prov. mod. buldroy (Companyo, Hist. nat. des Pyr. Orient., 1861 dans Roll. Faune, t. 3, p. 155), baoüdroï (Doumet, Catal. des poissons de Cette, 1860, ibid.), baudroilh (R. de La Colombière, Les cris pop. de Marseille, ibid.), baudroi (Mistral t. 1, 1879, s.v. boudroi et Alib. 1965), d'orig. inconnue; un rapprochement avec la racine baldr-, baudr- désignant la « boue » : prov. baudraca « fondrière », baldras, baudras, « bourbier », balbros, baudros, « boueux », baldrier, baudrier « bourbier », (ibid., s.v. baldra), [le poisson se tenant dans les fonds vaseux] semble peu probable ; FEW t. 15, 1, p. 294a rattache ces mots désignant la boue au germ. *brod « bouillon » (v. brouet).
Lire également la définition du nom baudroie afin d'amorcer la réflexion symbolique.
Autres noms : Lophius - Crapaud (Arcachon et Olone) - Crapaud de mer - Diable - Diable des mers - Grenouille de mer - Lotte de mer - Marache - Poisson-crapaud - Rainotte (Jersey) - Saillot - Souris de mer -
Melanocetus - Baudroie des abysses - Dragon des abysses -
Selon Henriette Walter, autrice d'un article intitulé « Insuffisances lexicales dans l'expression de la nature », (La linguistique, vol. 48, no. 2, 2012, pp. 71-79) :
Un autre type de confusion s’est produit, en français, pour la lote (avec un seul < t >, et sous la forme lotte à la fin du XVIIIe siècle). Ce nom, d’origine gauloise, a d’abord désigné uniquement un poisson d’eau douce (Lota lota) qui vit volontiers dans la boue accumulée au fond des rivières (en anglais, on le nomme d’ailleurs burbot, qui est un emprunt à l’ancien français bourbotte, où l’on reconnaît bourbe, la « boue »). Mais à partir du début du XXe siècle, ce même nom lotte (écrit cette fois avec 2 < t >) s’est également appliqué à une autre espèce, la baudroie, dont le nom vient du provençal baudroi « crapaud », et qui est un poisson de mer. Son nom scientifique, Lophius piscatorius, montre qu’il s’agit très nettement d’un tout autre poisson, bien différent de la Lota lota, qui vit dans les rivières.
Actuellement, ce poisson de mer est vendu sous le nom de lotte dans les poissonneries parisiennes, mais, plus justement, sous le nom de baudroie dans le Midi, ce qui évite la confusion regrettable avec la lote de rivière. C’est sans doute la raison pour laquelle les ichtyologistes, conscients de cette source éventuelle de malentendus, ont décidé de distinguer les noms de ces deux espèces, en réservant la forme écrite lote – avec un seul < t > – pour désigner spécifiquement la lote de rivière, et la forme lotte – avec deux < t >, pour la lotte de mer. Une sage précaution… mais l’ambiguïté demeure malheureusement à l’oral !
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Jean-Philippe Dalbera et Marie-José Dalbera-Stefanaggi, auteurs de « Onomasiologie, sémasiologie, étymologie ». (Sempre los camps auràn segadas resurgantas, édité par Jean-Claude Bouvier et al., Presses universitaires du Midi, 2003) apportent quelques précisions supplémentaires :
Baudroie est répertorié dans les dictionnaires comme mot de source inconnue. On lit dans le tout récent DHLF par exemple : « BAUDROIE n.f., d’abord écrit baudroy (XVIe s.), encore baudroye chez Cuvier puis baudroie (1751) est emprunté au provençal baudroi, nom d’un poisson de l’Atlantique et de la Méditerranée, remarquable par la grosseur de sa gueule et sa voracité. Le mot provençal, attesté dès 1452 sous la forme boudron et de nos jours sous les formes buldroy (1861), baoudroï (1860), baudroi (1879) est d’origine douteuse : on l’a rapproché tantôt du germanique *brod « bouillon » (> brouet), tantôt de la racine baldr-, baudr- de mots provençaux relatifs à la boue, allusion au fait que le poisson se tient dans les fonds vaseux. Aucune des deux hypothèses ne satisfait, et celle d’une base en baud- exprimant le gonflement (cf. baudrier, baudruche’) n’est pas à écarter »
[...]
En premier lieu, le ressort motivationnel de la dénomination de ce poisson est on ne peut plus clair et n’échappe à personne ; il est martelé par des formes modernes transparentes en grand nombre : la baudroie, c’est fondamentalement le « crapaud de mer » ou le « poisson-crapaud ».
Sur les côtes de l’Atlantique et de la Manche, « les parlers locaux portent de nombreux témoignages de cette comparaison de la baudroie avec la grenouille, et surtout avec le crapaud » ; la baudroie est appelée3 rainotte à Jersey, crapaud de mer un peu partout, crapaud à Olone et Arcachon, mordouseg (littéralement « crapaud de mer ») en breton, frog-fish ou toad-fish en anglais ; par ailleurs, en diverses langues, les attestations sont multiples : all. Krötenfisch, esp. rana marina ou pejesapo, it. rana pescatrice, cors, pesciu rospu... L’image est d’ailleurs fort ancienne : le grec bàtrachos désigne la grenouille et la baudroie, conçue comme grenouille de mer, le latin rana renvoie aussi bien à la baudroie qu’à la grenouille (Cicéron parle de rana marina, Pline de rana piscatrix).
Certes, d’autres types de motivations interviennent ici ou là (se trouvent épinglés le caractère répugnant, la voracité, l’aptitude à la pêche... de ce poisson) ; mais la motivation majeure que révèlent les formes lisibles reste sans conteste la relation au crapaud ou à la grenouille.
En second lieu, le mécanisme de dénomination lui-même est bien connu : il consiste à transposer des appellations familières d’un biotope à l’autre. Ce transfert, d’ordinaire, s’effectue selon diverses modalités :
– soit en gardant la distinction animal de terre / de mer grâce à une suffixation particulière ; [...]
– soit enfin, implicitement, sans garder la distinction, sous forme de métaphore [...]
Le meilleur candidat-étymon, en définitive et pour résumer, serait, nous semble-t-il, un terme ayant pour signifié « crapaud » et pour signifiant une séquence phonique susceptible d’avoir pour aboutissement roman une double série de termes en bot- ou botr-. On pourrait ajouter que l’investigation gagnerait à s’orienter vers un terme grec tant il est vrai que le lexique ichtyonymique roman est, pour une très large part et à travers la médiation du latin, de source grecque.
Le portrait-robot que nous venons d’esquisser nous conduit tout droit au grec bátrakhos / bórakhos qui désigne à la fois le crapaud et la baudroie et dont la forme latinisée botrax est attestée chez Isidore de Séville (VIe-VIIe siècle).
[...]
le terme désignant la baudroie n’est autre qu’une appellation générique du crapaud ayant survécu pour désigner l’espèce marine là où la désignation de l’espèce terrestre a changé. Il ne faut pas perdre de vue, dans cette divergence de traitement, que, outre le fait que la métaphore créatrice, au plan lexical, opère invariablement dans le sens terre-mer, tous les parlers connaissent le crapaud alors que seuls les parlers littoraux possèdent un terme pour désigner la baudroie. La déconnexion crapaud-baudroie apparaît donc comme assez naturelle.
[...]
On a montré plus haut que la motivation de baudroie était, moyennant une translation de biotope, son aspect de crapaud. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? On se trouve quasiment contraint à présent de franchir un degré supplémentaire dans l’analyse motivationnelle et d’essayer de cerner le ou les sèmes qui sont à l’origine des dénominations du crapaud (et indirectement donc de la baudroie). Il est possible, compte tenu de la diversité des dénominations du crapaud dans la Romania qu’il y ait plusieurs sèmes prototypiques. Mais on se limitera ici à celui-là seul qui touche la série d’appellations dont nous nous occupons.
Ce qui frappe l’imaginaire populaire, c’est, semble-t-il, une réaction qui est propre à cet animal : « quand il se voit en danger, il enfle son corps en retenant l’air que contiennent ses poumons ; sa peau devient alors dure et élastique et capable de résister aux chocs »17. Si l’on veut bien laisser au second plan les circonstants (danger, effets secondaires...), il reste que le crapaud, c’est avant tout la bête qui peut se gonfler, c’est – linguistiquement – l’« enflé », le « boursoufflé », le « gonflé », le « bouffi ». Ce n’est sans doute pas par hasard que La Fontaine a choisi la grenouille pour illustrer la démesure dans l’enflure. Ésope déjà...
Il est vraisemblable qu’une autre appellation du crapaud bien représentée en Italie relève de la même base motivationnelle, à savoir l’enflure : c’est la série de type buf (f)–, déjà présente en latin (bufo). Il s’agit sans doute du même sémantisme : un gonflement qui s’obtient par le souffle.
Or, qu’il y ait ou non un lien génétique entre bόtrakhos et butt- ou bod-, il demeure que bόtrakhos possède, comme sens autres que grenouille, crapaud ou baudroie, celui de « gonflement (au dessous de la langue) » (VIe siècle ap. J.-C. terme médical) et de « partie supérieure (c’est-à-dire renflée) du sabot d’un cheval ».
[...]
Et la baudroie ? Le « batracien de mer » dénie-t-il toute existence à l’« enflée » voire à l’« hôte des fonds boueux » ? Le paradoxe de la potentialisation est que le vrai sens n’est bien souvent qu’une illusion tout en étant à la fois fort et présent.
Pourvu que baudroie et crapaud ne nous aient pas fait prendre des vessies pour des lanternes !
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Zoologie :
Esther Butekant publie un article intitulé "Quelle est la différence entre baudroie et lotte ?" (Géo, 7 janvier 2022, en ligne) qui clarifie les appellations :
La baudroie, l'effrayant "crapaud des mers" : La baudroie est un poisson appartenant à la famille des lophiidés. Il n'existe en réalité pas une seule baudroie mais plusieurs, ce terme désigne différentes espèces, parmi lesquelles la baudroie rousse, la baudroie du Japon ou la baudroie américaine.
Il s'agit d'un poisson marin qui vit dans l'océan Atlantique, la mer du Nord, la Manche et les Mers Celtiques mais aussi en mer Méditerranée. Le Golfe de Gascogne est toutefois le lieu privilégié pour la pêche des baudroies.
Où vivent les baudroies ? La baudroie est un poisson "benthique", c'est à dire un poisson vivant au fond de la mer, entre 50 et 800 mètres selon les espèces. Son corps relativement plat lui permet de s'enfouir dans la vase ou les fonds sableux, d'où la baudroie ne laisse dépasser que son impressionnante mâchoire.
C'est ainsi qu'elle capture ses proies, essentiellement des poissons. A noter que les baudroies des abysses, ou Melanocetidés, appartenant à l'ordre des Lophiiformes, peuvent vivre jusqu'à 3000 mètres de profondeur. La baudroie est souvent surnommé le "crapaud des mers", ou même le "diable". Un petit oeil à sa physionomie peu engageante permet aisément de comprendre pourquoi... D'autant qu'il s'agit d'un poisson de grande taille ! La baudroie commune peut mesurer jusqu'à 2 m et peser jusqu'à 45 kg.
La lotte, une baudroie décapitée ! Mais alors, que vient faire la lotte dans cette histoire ? Ce que l'on trouve sous l'appellation lotte sur les étals des poissonniers est en fait une baudroie dont on a retiré sa tête.
La lotte est donc la queue de la baudroie. En France, on peut trouver des queues de baudroie commune, dont le péritoine est blanc, ou de baudroie rousse, dont le péritoine est noir, mais il est beaucoup plus rare de trouver le poisson vendu en intégralité.
La lotte des rivières, un tout autre poisson : Mais il existe un autre poisson que l'on appelle la lotte, lote de rivière et parfois barbot ou mustèle. Appartenant à la famille des gadidés (dont font notamment partie les morues, aiglefins et merlans), ce poisson vit exclusivement en eau douce, dans les eaux froides des rivières et des lacs. Beaucoup plus petite que la baudroie, la lotte mesure de 25 à 50 cm et pèse entre 500 g et 2 kg.
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Symbolisme :
Par son effrayant aspect, la baudroie ne peut que difficilement être le support de projections positives. La baudroie nous interroge donc sur notre rapport à la beauté, à la laideur et ce faisant à la monstruosité. Ainsi Paul Rossi met-il cette dialectique en évidence dans ses "Promenades zoologiques dans la littérature ancienne." (Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 1967, vol. 1, no 3, pp. 269-282 ) :
[...] Pour Aristote, la finalité qui régit la constitution ou la production d'un être est, précisément, ce qui donne lieu à la beauté :
Même s'il s'agit d'êtres n'offrant pas un aspect très agréable, la Nature, qui est l'architecte, réserve à qui les étudie de merveilleuses jouissances, pourvu qu'on soit capable de remonter aux causes et qu'on soit vraiment philosophe. Il serait, d'ailleurs, illogique et étrange que nous prenions plaisir à admirer les reproductions que font les artistes et que nous n'éprouvions pas plus de joie à contempler ces êtres eux-mêmes tels que la Nature les a organisés. Aussi ne faut-il pas se laisser aller a une répugnance puérile pour l'étude des animaux les moins nobles. Car dans toutes les œuvres de la Nature réside quelque merveille.
Suivons donc le conseil du philosophe grec : abordons sans dégoût l'examen de chaque animal, avec la conviction que chacun réalise sa part de Nature et de Beauté. Débutons par un poisson dont nous apprécions la chair : la grenouille de mer, la baudroie, la marache, la lotte. Dans un concours de laideur, elle ne serait, probablement, battue que par la « rascasse mortelle », la « synancée verruqueuse » vivant en Nouvelle-Calédonie. Ce poisson, aux mouvements lourds, au corps nu, à l'aspect hideux, à la gueule d'une excessive largeur, se tient en permanence sur les fonds vaseux où il exécute le minimum de mouvements nécessaires. Sa bouche démesurée lui permet de satisfaire à la fois son appétit et son effroyable tendance à la paresse, grâce à un procédé curieux. Elle agite sans cesse une protubérance charnue du sommet de sa tête, et elle s'en sert comme d'un appât pour attirer les petits poissons. Ceux-ci se précipitent pour s'en saisir. D'un mouvement insensible, la baudroie la ramène à elle, continue doucement à l'agiter à deux doigts de sa bouche. Les petits poissons suivent l'appât sans soupçonner le piège, et les voilà au fond du gouffre.
Cette relation à la laideur est confirmée par Laurent Mailhot dans un article intitulé "Arcand et Bouchard : deux anthropologues dans les lieux dits communs." (Études françaises, volume 36, no 1, 2000, pp. 127–149) :
[...] « Ainsi progresse la science, qu'elle soit historique ou physiologique » (Q, 57). Elle ne progresse jamais mieux qu'à travers les contradictions de l'économie et de l'éthique, du signe et du sens. La baudroie et la scorpène, qui n'ont aucun lien avec les batraciens, ne sont appelées « crapauds des mers » qu'à cause de leur laideur et d'une supposée culpabilité. C'est dire que les crapauds, qui servent à « l'apprentissage cruel du système nerveux, devraient aussi être utilisés dans l'enseignement élémentaire des dangers du racisme et des vertus de la tolérance » (PC, 189-190).
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Annie-Hélène Dufour., autrice de "La relation homme poisson est-elle pensable ?." (Les activités littorales, Sociétés historiques et scientifiques, 1999, Nantes, France) :
Quant aux poissons, il s'agit d'animaux dont on fait la plupart du temps connaissance sur l'etal d'un poissonnier ou, meme s'ils fretillent encore, leur mort prochaine et sans cri ne provoque en nous aucune emotion particuliere. Du reste, cette mort ne requiert qu'une faible participation humaine (du moins aux yeux du profane) et ne declenche aucune des reactions ni des manifestations, rituelles ou non, que suscite l'abattage du boeuf, du porc, du mouton ou meme du poulet. C'est que, bien souvent, on assimile l'idee de "sang froid" a celle d'absence de sang, sauf exceptions notables comme celles du thon ou de l'espadon (qui, justement, ont fait l'objet de recherches etbnologiques2 ). De plus, ces animaux n'offrent pas un terrain tres favorable a la "projection" : pas de cri caracteristique, peu d'expression de physionomie, pas de vie en "famille" ou en societe, comme certains animaux terrestres, qui pennettraient aux sentiments anthropomorphiques de s'exprimer. Au contraire, c'est communement sous un jour quelque peu repugnant qu'ils apparaissent (froids, visqueux, glissants comme l'anguille, la seiche, Ie poulpe et autres calmars), voire meme effrayant (comme la pieuvre, la murene, la baudroie que l'on presente, d'ailleurs, debarrassee de son enonne tete aplatie a la large bouche bordee de dents acerees, trop dissuasive pour Ie client). Entin, Ie statut d'animal de rente ou d'animal domestique ne semble pas envisageable en ce qui les conceme tout comme, generalement, on aper~oit mal leur utilite, exceptee alimentaire. Mais il s'agit alors, comme Ie souligne Ie vocabulaire professionnel, d'un "produit" ou d'une "ressource". Bref, peu de choses qui appellent la tendresse ou un quelconque sentiment, sinon esthetique quand couleurs chatoyantes ou fonnes elegantes s'en melent. De la a penser que ces betes echappent aux "traitements" pratiques et symboliques que l'homme reserve habituellement aux animaux, il n'y a qu'un pas.
Pourtant ce o'est pas Ie cas et, notamment, pour ceux qui les cotoient dans l'exercice quotidien de leur metier, je veux parler des pecheurs.
Symbolisme alimentaire :
Pour Christiane Beerlandt, auteure de La Symbolique des aliments, la corne d'abondance (Éditions Beerlandt Publications, 2005, 2014), nos choix alimentaires reflètent notre état psychique :
La Lotte de mer, d'un pied léger, traverse la vie en dansant. Elle suit son "nez", son intuition, sans se préoccuper de ce que pourraient lui conseiller les autres. Si elle passe pour quelqu'un de buté, avec son air quelque peu prétentieux et présomptueux, c'est qu'elle possède une grosse tête et un bon cerveau. Intelligente et intuitive, la Lotte de mer a développé en elle une sorte de sagesse. Elle flaire et cherche jusqu'à être "sûre" de quelque chose. Elle veut "savoir"... elle veut toujours avancer ; elle veut "connaître"... Elle construit sa vie sur les certitudes qu'elle a acquises par ses propres investigations ; elle a du flair pour découvrir les choses, pour comprendre leur mécanisme. Elle est très au courant de beaucoup de choses ; elle ne s'en laisse pas facilement conter. Elle fait appel à sa saine "intelligence" critique.
L'envie de ce poisson traduit chez l'être humain un désir de savoir, de connaître, de tout découvrir en écoutant son Moi intérieur, fût-ce dans la confrontation avec son entourage. Il accumule les connaissances et le savoir en faisant ses propres recherches, en suivant son flair, en ne croyant rien aveuglément mais en examinant toute chose intelligemment et à une distance critique. Se fiant à la clarté de ses sens, il est prompt à observer les choses. Il n'aura pas tout le temps besoin d'écouter les autres et de prendre pour argent comptant ce qu'ils racontent ! C'est à lui de se débrouiller ; il est bien équipé en matière grise et possède une riche intuition.
Qu'il cesse donc de se "truffer" le cerveau de choses qui, au fond, ne lui appartiennent pas et de se gaver sans fin de connaissances livresques, de s'immerger dans les tracas matériels ; qu'il cesse d'écouter l'Autorité d'autrui au lieu de se fier uniquement à sa propre Autorité intérieure ! La Lotte de mer l'incite à abandonner l'inauthentique et à donner corps à la Maîtrise en lui. "Ne permets à personne ni à rien, à aucune doctrine ni institution", lui dit la Lotte de mer, "d'avoir prie ni d'exercer du pouvoir sur toi : suis ton intuition et ne passe pas ton temps à des études et des lectures dont du sens d'emblée que tu ferais mieux de ne pas te bourrer le crâne avec elles ; écoute plutôt cette voix profonde de ton âme qui résonne en toi ! Purifie-toi de toute souillure.
Regarde le monde par tes yeux et non par les "lunettes" d'autrui. Découvre ta propre sagesse. Ne t'empoisonne pas à tout étudier de façon étroitement rationnelle, intellectuelle... au risque de passer à côté de ta sagesse intérieure. C'est ainsi que tu édifies du savoir, du pouvoir peut-être, et que tu décroches des diplômes... mais il s'agit en l'occurrence d'un appauvrissement de ton Être. Sois "buté" au bon sens du terme : puise ta sagesse en toi-même, confronte-la à la réalité extérieure. Cà et là tu peu certes glaner des connaissances chez les gens et dans les livres, tu peux étudier, mais ne te retranche pas derrière cela, ne t'y englue pas, reste toujours et en premier lieu relié à ta propre source de sagesse intérieure. Au lieu de jouer le perroquet critique, fais appel aux facultés créatives et intuitives de ton cerveau."
Celui qui a envie de Lotte mérite souvent, il est vrai, un coup de chapeau pour ses performances cérébrales, mais il ferait bien s'associer son ardent désir de sagesse ou d'érudition à une vie équilibrée. Ce qui compte chez l'homme, c'est la totalité de son être, pas seulement la "tête". Il devra en premier lieu "vivre", jouir de la vie. De même, il prendra garde de ne pas survoler trop rapidement certaines choses (telles que les questions affectives) ; il fera bien de les approfondir, de s'y attarder un moment. Tout comme la Lotte, cet être humain éprouvera le besoin de se faire progresser toujours "plus avant" ; il cherche, il fouine, il flaire, il farfouille. Il veut savoir, il veut apprendre, il veut avancer et c'est bien. Mais cette recherche ne devra pas uniquement se dérouler sur un plan étroitement rationnel au point qu'on se trouve en fin de compte face à un homme certes intelligent, mais sec et sans vie. Il devra avant tout s'approfondir en lui-même, dans la Vie même...
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Contes et légendes :
Etienne Dupont, dans Les Légendes du Mont Saint-Michel (Vague Verte Eds, 2014) rapporte une légende qui concerne la Baudroie :
Le poisson de la baie : le Diable de Mer.
Les chroniqueurs nous ont aussi conservé le souvenir d'un animal prodigieux, laissé à sec, sur les grèves, entre Cancale et la Normandie :
« Sa tête, nous dit un vieux texte, était large et beaucoup plus grosse que le corps ; sa gueule, s'ouvrant d'un pied de haut, présentait des dents aiguës et rangées, comme celles du requin ; le milieu de son palais était hérissé de pointes très piquantes ; sous son collet de droite et de gauche, sortaient deux mains et deux pieds de dessous son ventre et lui servaient de nageoires ; il portait le long de son dos comme trois petits mâts mobiles (sic) de la grosseur d'un faible tuyau de blé. Chacun de ces mâts était orné à la pointe d'une espèce de guidon carré d'une peau bleuâtre, mince et transparente et de six lignes de long sur trois de large.
Le corps de ce poisson était blanchâtre et sa queue se terminait en pointe comme celle des morues. Le . peuple, ne sachant quel nom lui donner, l'appelait "diable de mer".
J'ai cru longtemps que ce poisson fabuleux, qui arborait ainsi de petits drapeaux était surtout connu aux environs de Marseille ; mais une communication, qu'un savant zoologiste voulut bien me faire, m'apprit que ce monstre existait réellement dans notre baie ; il s'agit de la beaudroie pêcheuse (Lopbius piscalorius), qu'on prend, assez souvent, sur les côtes de Bretagne et de Normandie ; elle est connue sous le nom de Iote ; mais, quand elle est exposée sur les tables des poissonniers, elle est méconnaissable, parce que les marchands la décapitent, la vident et la dépouillent (1).
Les pêcheurs, on l'a vu par l'histoire du turbot, n'avaient donc pas toujours l'autorisation de disposer de leurs pêches. Les poissons royaux, notamment l'esturgeon et même les poissons à lard (cachalots, baleines, marsouins, etc.), étaient réservés aux tables princières et conventuelles ; aussi comme leur transport était plutôt difficile, on les vendait sur place aux droits du trésor ou du couvent. La pêche des congres était elle-même réglementée. Les pêcheurs devaient les vendre à des marchands désignés, à un prix débattu à l'amiable et fixé antérieurement par des arbitres ; ce droit s'appelait l'épercherie, parce qu'on suspendait ce poisson à des perches pour le faire sécher. Ce droit a existé longtemps, notamment dans les îles anglo-normandes.
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Si l'on en croit, Jean-Michel Le Bot, auteur de "Les différentes versions de la légende de la ville d'Is (ou Ys) : présentation synthétique." (2021, halshs-03169097), la baudroie a des points communs avec la sirène :
[...]Un autre nom breton de la sirène est Marie Morgane, que certains auteurs ont expliqué par le breton mor ganet, « né de la mer » (Postic 2002, p. 32) [ Sébillot précise que les Marie Morgane, contrairement aux sirènes, ne ]sont pas moitié femmes, moitié poissons. À la différence des sirènes, on les rencontrait rarement en pleine mer, mais « dans le voisinage des côtes, à l’entrée des cavernes, à l’embouchure des rivières » (Sébillot 1905, p. 35). La tradition toutefois n’est pas si nette sur ce point. Un témoignage recueilli à l’île de Sein par Anatole Le Braz assimile bien Marie Morgane à Dahut transformée en sirène :
Ahès ou Dahut, la fille unique du roi Grallon, continue de hanter la mer depuis la nuit où son père, sur l’ordre de saint Gwénolé, l’y précipita. Seulement elle a changé son nom d’Ahès ou de Dahut contre celui de Mary Morgane. Quand il y a belle lune au large et que le temps trop clair annonce un orage prochain, on l’entend qui chante avec sa voix de sirène, comme il est dit dans une vieille gwerz dont je n’ai retenu que ces deux vers :
Ahès, breman Mari Morgan,
E skeud al loar, dan noz, a gan.
[Ahès, maintenant Mary Morgane, — au reflet de la lune, dans la nuit, chante.] (Le Braz 1922, p. 432).
Note : 1) Sur le littoral entre la baie de Goulven et l’estuaire de la Penzé, Mari-Morgan est aussi le nom vernaculaire breton de la baudroie commune (Lophius piscatorius).
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Arts visuels :
Baudroie, Le caméléon des profondeurs
Si ce poisson unique en son genre ne peut être confondu avec un autre, il peut en revanche l’être avec les fonds marins. Son corps plat, brunâtre et marbré ressemble à s’y méprendre au sable et aux rochers sur lesquels il se pose. Cet as du camouflage peut même modifier sa couleur en fonction du milieu !
Et pourtant, on ne dirait pas au vu de sa taille et de son apparence que la baudroie est un poisson discret… Adulte, elle peut mesurer entre 70 centimètres et deux mètres, et son poids avoisine les 40 kg, et jusqu’à 58 kg enregistrés pour l’individu le plus lourd ! Voilà pour les mensurations, et son physique est à l’avenant…
Avec son corps osseux, sa tête énorme qui constitue 60% de son poids, son immense bouche largement fendue, ses nageoires pectorales très développées, sa queue ronde, sa peau visqueuse et recouverte d’appendices, elle ne passe pas inaperçue quand elle est en déplacement…
Et c’est sans parler de sa méthode de chasse : se tenant à l’affût aplatie sur le fond, elle utilise le premier rayon de sa nageoire dorsale comme une canne à pêche munie d’un leurre charnu… Les contours de sa bouche, d’ordinaire fermée, sont indiscernables. Mais quand celle-ci s’ouvre à l’approche d’une proie et découvre ses dents acérées, alors c’est une irrésistible aspiration qui ne pardonne pas. Tout y passe : poissons, crustacés et même oiseaux de mer ! En effet, la baudroie nage parfois jusqu’à la surface pour capturer mouettes, goélands… et ragondins !
On peut croiser ce singulier personnage entre deux mètres et jusqu’à 1800 mètres de profondeur, de la Norvège à la Mauritanie, ainsi qu’en mer Noire et bien sûr en Méditerranée : il fréquente assidûment les côtes de notre région. Son nom à l’étymologie obscure serait d’ailleurs d’origine provençale…
Le saviez-vous ? Le Monde de Nemo, film d’animation des studios Pixar sorti en 2003, montre notamment, dans une scène bien connue d’attaque dans les grandes profondeurs, une cousine de la baudroie commune : la baudroie abyssale. D’une apparence encore plus étrange et patibulaire, elle utilise également pour la chasse le premier rayon de sa nageoire dorsale… qui chez elle émet de la lumière afin de mieux attirer le chaland !
Source URL : https://www.calanques-parcnational.fr/baudroie
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