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L'Esturgeon

Dernière mise à jour : 19 nov.





Étymologie :


Étymol. et Hist. [1059 sturgeon ds un doc. en lat. médiév. du domaine norm. (Cartulaire de S. Michel du Tréport ds Du Cange, s.v. sturgio)] ; 1197 esturjon (Helinant de Froidmont, Vers de la mort, éd. Fr. Wulff et E. Walberg, XLVII, 5). De l'a. b. frq. *sturjo, de même sens, cf. l'a. h. all. stur(i)o (Graff t. 6, col. 712 ; Kluge), all. Stör; le terme est attesté en b. lat. sous les formes sturio, sturgio (ixe s. ds Nierm.).


Étymol. et Hist. 1. [1432 cavyaire (B. de la Broquière d'apr. König ds Fr. mod., t. 9, p. 134)] ; 1552 caviat (Rabelais, IV, 18 ds Hug.) − 1771, Trév. ; 1553 caviar (Belon, Observations, 161, éd. 1588 ds Rom. Forsch., t. 32, p. 28) ; 2. 1877 journal. (Littré Suppl.). Empr. au vénitien caviaro (1585 Garzoni d'apr. Prati), ital. caviale (xive s. Bencivenni ds Batt. ; d'où le fr. cavial (Oudin 1660 − Trév. 1771) ; empruntés au turc ḫāwyār (FEW t. 19, p. 70b).


Lire également la définition des noms caviar et esturgeon afin d'amorcer la réflexion symbolique.


Autres noms : Acipenser sturio - Esturgeon d'Europe -

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Croyances populaires :


Hildegarde de Bingen, citée par Cécile Le Cornec Rochelois (autrice de Le Poisson au Moyen Âge : savoirs et croyances. Littératures. Sorbonne Université (Paris IV), 2008.) mentionne la recette suivante :


Les nombreux remèdes thérapeutiques et rituels magiques recensés laissent aussi penser que l’abbesse relaie des croyances régionales de son temps. Les usages préconisés par le livre V n’évoquent ni Pline, ni Galien ni Avicenne, mais des recettes de magie ou de médecine populaire. On apprend ainsi qu’il faut faire brûler des os d’esturgeon ou du foie de baleine pour chasser les esprits malins d’une maison

[...]

On rencontre à l’inverse chez Hildegarde de Bingen un usage thérapeutique du poisson pour guérir les maladies des yeux. Le fiel d’esturgeon104, le fiel de silure105 et le fiel d’ombre106, mélangés à quelques gouttes de vin ou à des substances végétales (suc de rue et camomille pour l’esturgeon, suc de fenouil pour le silure), fournissent des pommades qui soignent l’obscurcissement de la vue lorsqu’elles sont régulièrement appliquées sur le contour des yeux. L’utilisation du fiel de poisson contre les affections de la vue est ancienne puisque l’on en trouve déjà trace dans le livre XXXII de l’Histoire naturelle de Pline. Le Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens relève également dans la médecine populaire l’usage du fiel de poisson contre les maladies des yeux, en particulier en cas de cécité.




Symbolisme :


Cécile Le Cornec Rochelois, autrice d'une thèse intitulée Le Poisson au Moyen Âge : savoirs et croyances. (Littératures. Sorbonne Université (Paris IV), 2008) étudie de près le symbolisme de l'Esturgeon à l'époque médiévale :


D’après cet aperçu sur les usages des prédicateurs, il semble que la vie des poissons n’intéresse guère ceux-ci. Il est le plus souvent envisagé en fonction de son utilité pour l’homme, c’est-à-dire comme proie du pêcheur ou comme aliment. On note toutefois deux exceptions : l’esturgeon prétentieux fournit à l’auteur du Dialogus creaturarum un exemple d’orgueil excessif et l’accouplement de la murène et du serpent est évoqué par un cistercien du XVe siècle.

[...]

 La plupart des poissons dont la consommation est conseillée sont censés peupler les eaux intermédiaires [...] Les exceptions trouvent souvent une explication dans le texte. [...] À l’inverse l’esturgeon commun (storo), qui cherche sa nourriture dans le fond des eaux, a pourtant une chair saine. Mais la notice précise qu’il peut rester longtemps au fond des eaux sans manger et qu’au moment du frai, le mâle et la femelle montent à la surface pour recueillir la rosée de l’air ainsi qu’une herbe dont ils tirent leur fécondité.

[...]

La plupart des poissons décrits par Hildegarde se rapprochent du rivage pour frayer, permettant à l’air vital d’insuffler la vie à leurs œufs.

Dans le cas de l’esturgeon, ces affinités aériennes semblent encore plus évidentes. La locution proverbiale « pescher les esturgeons en l’air » signifiait « faire une chose impossible ». L’esturgeon des textes scientifiques manifeste pourtant une singulière attirance pour l’air. La « rosée de l’air » serait d’après Hildegarde indispensable à sa reproduction. Le couple de poissons s’élève au-dessus des eaux avant de s’unir. Selon Thomas de Cantimpré, l’esturgeon a la réputation de pouvoir se passer de toute nourriture en vivant d’air frais. Contrairement aux animaux qui ne vivent que d’un élément, il ne s’agit pas de sa nourriture exclusive, mais la sérénité de l’air suffit à sa survie. D’où vient cette légende ? Les notices de Hildegarde de Bingen, de Thomas de Cantimpré et d’Albert le Grand, dépourvues d’emprunts à la tradition, suggèrent quelques éléments de réponse. Le mode d’alimentation de l’esturgeon semble en cause puisque l’on raconte qu’il est capable de survivre longtemps sans ingérer aucune nourriture (HB, TC). Cette croyance repose moins sur une observation précise des mœurs du poisson que sur la connaissance de certaines particularités anatomiques. Thomas de Cantimpré insiste en effet sur la disproportion entre l’immensité de son corps et la dimension réduite de ses intestins. Pour éclairer ces singularités, l’auteur du Liber de natura rerum invoque la configuration de la bouche de l’esturgeon. Ce poisson osseux se caractérise en effet par une petite bouche protractile dépourvue de dents et placée à la face inférieure de sa tête aplatie. La légende de la nutrition aérienne repose vraisemblablement sur cette particularité morphologique. L’étroitesse de la gueule de ce grand poisson est si frappante qu’elle est aussi à l’origine d’une légende étiologique :


L’esturgeon avait à l’origine une bouche semblable à celle du reste des poissons. Mais c’était un gros mangeur qui, pour se rassasier, mangeait une grande quantité de poissons. Il préférait à tous les harengs et l’espèce était menacée de disparaître. Dieu demanda à l’esturgeon de ne pas tant manger. Il ne tint pas compte de cette injonction. Dieu lui rétrécit alors la gueule et fit un autre trou à son cou, par lequel il doit prendre la nourriture. L’aiguillée de fil avec laquelle le Bon Dieu lui a rétréci la gueule se voit encore sur l’esturgeon.


La présence de quatre barbillons en avant de la bouche de l’esturgeon se trouve ainsi justifiée. Thomas de Cantimpré propose à cette curiosité morphologique un autre type d’explication : l’étrange bouche tubulaire a pour vocation première d’aspirer l’air nourricier.

Albert le Grand ne reprend pas à son compte la légende de l’alimentation aérienne. S’il s’intéresse lui aussi aux entrailles de l’animal, son analyse diffère : il n’est pas question de la taille des intestins mais de leur contenu. Le savant adopte une démarche positive, partant d’une constatation tirée de l’expérience : lorsque l’on ouvre les viscères de l’animal, on n’y trouve pas de résidus consistants. Cette observation est mise en relation avec l’aspect spécial de la bouche qui n’absorbe que des substances fluides. Au fil de son commentaire d’Aristote, Albert le Grand cite à plusieurs reprises l’esturgeon comme exemple de poisson dont la bouche est faite pour sucer plutôt que pour mâcher et qui se nourrit en extrayant de ses proies une « humeur visqueuse ». L’esturgeon figure alors aux côtés de son cousin le huso, de la lamproie (sous le nom de murène) et de certaines variétés de baleines [...]

Il n’en est pas moins ancré dans les représentations ; les œuvres de Hildegarde de Bingen et Thomas de Cantimpré, plus perméables aux croyances et superstitions de leur temps, laissent apercevoir ses diverses formulations. Thomas de Cantimpré note ainsi combien l’esturgeon est sensible à l’action des vents. Même s’il partage cette caractéristique notée par Aristote avec d’autres poissons, elle revêt dans son cas une importance particulière dans la mesure où le souffle de l’air est sa principale nourriture. On précise donc sa préférence pour le vent du sud. À son contact, l’esturgeon croît à toute vitesse, transformant l’air en graisse ; les tempêtes amenées par le vent du nord le conduisent au contraire à se dissimuler au plus profond des eaux. L’abbesse rhénane prête enfin à l’esturgeon une influence favorable sur les esprits des airs : ses os brûlés diffusent des effluves de pureté qui écartent les mauvais esprits. De plus, comme le saumon qui aime se prélasser au clair de lune, l’esturgeon est en relation étroite avec le ciel ; le son du tonnerre provoque une corruption foudroyante de sa chair qui devient alors très nocive. Il entretient enfin un lien privilégié avec un autre aliment susceptible d’être corrompu par le contact avec l’air. Selon Thomas de Cantimpré, le sturio et le huso ou ezox partagent en effet l’extraordinaire faculté de vivre dans le lait comme dans l’eau. On peut donc les y placer pour les maintenir en vie et permettre leur acheminement vers des lieux de consommation éloignés.

D’un point de vue alimentaire, le sturio et ses cousins présentent de multiples avantages. La longueur du sturio et le poids du huso, que quatre chevaux suffisent à peine à soulever (AG), font de ces espèces des proies de premier choix. De plus, la quasi-totalité de leur corps est exploitable. Les savants dominicains insistent sur l’absence d’arêtes. Le sturio comme l’ezox ont la majorité de leurs os dans la tête ; le reste de l’organisme est donc entièrement formé de chair et de graisse. Cette dernière était précieuse : elle pouvait entre autres servir à l’éclairage ou fournir une huile autorisée en période maigre. Thomas de Cantimpré souligne en outre la parfaite qualité nutritive de la chair fraîche, « presque entièrement converti[e] en nourriture pour le corps84 ». Peu de déchets dans cet animal. Il semble voué à combler les besoins humains. Quant à sa qualité, elle ne fait guère de doute. La savante la plus difficile à cet égard, Hildegarde de Bingen reconnaît elle-même les vertus de la chair d’esturgeon, même s’il convient mieux aux constitutions solides. Sa saveur agréable est associée comme celle du saumon à une couleur franche : la blancheur de sa chair (AG) répond à la rougeur du saumon. Un tel plat offre enfin les avantages de la variété. Notant comme Thomas de Cantimpré, que le huso a un goût de porc, Albert le Grand ajoute que la chair de son dos se rapproche davantage du veau : un seul spécimen fournit l’équivalent d’un abondant assortiment de viandes.

[...]

On ne s’étonne pas de retrouver, pour illustrer la corruption des mœurs laïques, les produits de luxe des genres nobles : saumon, bar et esturgeon.

[...]

 Seul l’exceptionnel Trubert parvient à réaliser ce rêve de tout personnage de fabliau : au terme de ses nombreuses mésaventures, il prend place à la table d’un roi et y déguste, en plus des volailles les plus fines, un poisson rare, royal et à certains égards divins : l’esturgeon.

[...]

L’abondance de poissons pousse les païens à se convertir car elle est naturellement attribuée au Dieu chrétien. Les poissons, don divin, sont mis au service du saint évangélisateur, qui devient grâce à eux pêcheur d’âmes à l’exemple de ses illustres prédécesseurs Pierre et André. Une faveur plus spectaculaire fut accordée à Liudger, un Frison devenu évêque, si l’on en croit le récit de son parent Altfrid, écrit pendant la première moitié du IXe siècle :


« Alors qu’il était venu en Frise pour enseigner sa foi, à l’endroit qui est appelé Hleri au bord du fleuve Lade, il demanda aux pêcheurs des lieux, qui avaient coutume de lui apporter des poissons, qu’ils apportent un esturgeon capturé par eux. Mais ceux-ci répondirent qu’il y avait bien longtemps qu’ils ne pouvaient plus prendre de pareils poissons ; l’hiver approchait en effet. Lui leur répondit joyeusement : « Allez, fils, faites ce que j’ai dit ; Dieu a le pouvoir de combler les désirs de ses serviteurs à n’importe quel moment. » Sur les instances de l’homme de Dieu, ils se mirent à traîner leur filet à travers les eaux comme à leur habitude, et voilà qu’ils virent soudain en levant les yeux un grand oiseau qui descendait du ciel devant eux. Pendant qu’ils fixaient avec attention leurs regards sur lui, l’un d’entre eux dit à un autre : « Il ressemble vraiment à un poisson. » Cette image de poisson ou d’oiseau tomba dans l’eau devant eux, qui restaient stupéfaits et glacés d’épouvante. Lorsqu’ils parvinrent sur les lieux, un poisson d’une taille merveilleuse, que l’on appelle esturgeon, celui-là même que souhaitait l’homme de Dieu, pénétra dans leur filet. »


Pour l’amour de son serviteur, Dieu accomplit un authentique miracle : il transforme un oiseau en poisson ou plutôt – si l’on considère que les pêcheurs ont pris pour un grand oiseau un énorme poisson en chute libre – fait descendre directement du ciel l’aliment désiré. Le choix de l’esturgeon n’a rien d’incongru dans cette région du nord de la Frise, non loin de l’embouchure de l’Ems, qui se jette dans la Mer du Nord. C’est la saison qui pose problème : à l’approche de l’hiver, l’esturgeon a quitté depuis longtemps les cours d’eau douce où il vient frayer au printemps40. Pour manifester sa puissance, Dieu modifie le rythme imposé par les migrations saisonnières, bien connu par les pêcheurs de ces régions. Et afin que l’on ne puisse en aucun cas attribuer au hasard cette entorse aux règles de la nature, le poisson emprunte la voie la plus inattendue pour parvenir au filet des pêcheurs. Au lieu de remonter le cours d’eau où se trouve leur embarcation, il tombe du ciel, ne laissant aucun doute sur le caractère miraculeux du phénomène. La métamorphose de l’oiseau en esturgeon (ou de l’esturgeon en oiseau) n’est pas aberrante au regard des représentations médiévales attachées à cette espèce. Le long bec droit dont est pourvu l’animal lui confère un profil d’oiseau et l’on se souvient des affinités aériennes que lui prête la science médiévale. Ces dernières rendent la métamorphose plus acceptable, sans fournir la clé de son interprétation. Ce récit illustre par ailleurs de manière littérale l’idée que le poisson est un don du ciel. Il est révélateur de l’importance symbolique accordée à l’esturgeon, métamorphosé ici en incarnation de l’Esprit saint. L’immense animal échoué dans le filet des pêcheurs leur apporte la foi en Dieu et éveille leurs âmes.

[...]

Sans supposer une filiation improbable entre ce mythe américain et une éventuelle légende néerlandaise, nous pouvons observer que l’idée du poisson migrateur tombé du ciel relève d’un mode de pensée caractéristique du mythe. L’auteur chrétien retient de cette chute inattendue son seul caractère miraculeux. Elle est pourtant fondamentalement étrangère à la tradition évangélique, dans laquelle les poissons sont extraits des eaux à l’aide de filets selon un mouvement vertical du bas vers le haut. Se pourrait-il que l’hagiographe du haut Moyen Âge effectue la christianisation superficielle d’un récit étiologique local sur la disparition périodique des esturgeons ? Il faudrait pour étayer cette hypothèse se tourner vers la mythologie des Frisons. Quoi qu’il en soit, la coloration chrétienne de l’épisode est indiscutable : l’esturgeon venu d’ailleurs est « récupéré » au service de l’entreprise d’évangélisation et d’édification.

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Selon Cécile Le Cornec-Rochelois, autrice de « Le Poisson au Moyen Âge : savoirs et croyances », (In : Perspectives médiévales [En ligne], 34 | 2012) :


Un dernier chapitre est consacré aux poissons merveilleux peuplant la littérature médiévale. L’esturgeon miraculeux qui fait office de contenant dans le Roman de la Manekine a toutes les caractéristiques d’une merveille chrétienne. Le récit de Philippe de Rémi éveille plusieurs souvenirs de la Bible et réécrit un motif hagiographique. Toutefois, la symbolique chrétienne ne suffit pas à expliquer le choix de l’espèce. On peut y voir une simple caution rationalisante, une convocation de la doxa scientifique médiévale sur l’esturgeon, ou y reconnaître les résurgences d’un antique rituel prolongé par une coutume pontificale. Les adaptations de l’histoire aux XIVe et XVe siècles révèlent d’étonnantes métamorphoses. Le poème épique Lion de Bourges place en regard de l’esturgeon divin emprunté à Philippe de Rémi un diabolique saumon aux allures de luiton. D’un poisson à l’autre, le merveilleux change de sens. Merveilles encore que ces hybrides aquatiques qui envahissent le champ de la fiction à partir du XIIIe siècle. En réponse aux savants qui voient dans la faune sous-marine un reflet des créatures terrestres, les romans médiévaux suggèrent le caractère originel des mondes marins et en font une matrice de la société chevaleresque. Plusieurs indices en témoignent, notamment l’usage de matériaux tirés des bêtes marines dans les bâtiments, les vêtements et les armes. La dernière œuvre invoquée mène à bien une synthèse saisissante entre les divers visages du poisson merveilleux. En effet, le Perceforest, vaste somme romanesque de la première moitié du XIVe siècle, accomplit la conjointure entre le mythe des chevaliers-poissons et l’ère chrétienne de l’ἰχθύς divin.

[...]

De plus, science et fictions convergent pour témoigner de l’existence d’une riche culture médiévale des espèces. La mention d’un saumon ou d’une anguille dans un texte littéraire, quels que soient son genre et son registre, n’est pas indifférente. Elle est au contraire susceptible d’attirer notre attention sur des aspects difficilement perceptibles dans la mesure où ils mettent en jeu une complicité culturelle unissant les conteurs médiévaux à leur public. Par exemple, la lamproie connote plus nettement que l’anguille le luxe ou la gourmandise des puissants, les évocations du brochet se rattachent souvent à l’instauration d’un ordre féodal et l’irruption d’un saumon ou d’un esturgeon en contexte chrétien laissent soupçonner le réinvestissement de croyances autres. Le motif du don de poisson – brochet ou esturgeon – a retenu à plusieurs reprises notre intérêt. Privilège divin réservé aux élus des récits hagiographiques, il signifie dans le registre féodal la reconnaissance et la légitimation de l’autorité d’un souverain.

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Mythologie :


I. M. Suslov, Marie-Lise Beffa et Laurence Delaby, autrices de "Contes chamaniques. Extraits de l'annexe du manuscrit de Suslov : Matériaux pour l’étude des représentations animistes et de la magie chamanique". (In : Études mongoles et sibériennes, cahier 24, 1993. pp. 101-121) évoquent la colle d'esturgeon :


« Les Toungouses préparent eux mêmes la colle de poisson avec la vessie natatoire de l’esturgeon ou la peau de la lotte. La meilleure est la colle d’esturgeon. On l’utilise pour coller la fourrure de pattes de renne sur la semelle des skis, pour la fabrication des arcs, celle des cordes d’arc, etc., et elle tient merveilleusement » (M. Osa rov cité par Vasilevic 1935, 279, n. 2). Le récit suivant, intitulé « Le héros et la colle » a été recueilli par ce même Osarov le 21 juin 1928 auprès du Toungouse Sakura à Bajkit :

« Il y avait jadis un héros. Il allait partout et avec tous mesurait sa force. Quoi qu’il prît, il le brisait, le réduisait en petits morceaux. Le héros se vantait de sa force, il épouvantait. Tous le craignaient. Puis il se trouva un audacieux pour lui dire : “ Toi, on dit que tu es très hardi, mais la colle de poisson, cependant, tu ne la vaincras pas. ” “Quelle colle ? ” répondit le héros. “ Veux-tu essayer ? ” Le héros accepta. Il se coucha, en riant, sur une dalle de pierre recouverte de colle et longtemps y resta étendu sans bouger. Quand la colle eut séché, l’homme dit au héros : “ Eh bien, essaye maintenant, lève-toi un peu. ” Le héros remua des épaules, du dos ; mais ni les épaules, ni le dos ne bougent. Il prit appui des jambes sur la dalle et ne put se lever. Il se fâcha, donna un coup de pied de toutes ses forces sur la pierre et se déchira en deux. Depuis il n’y a plus sur terre de héros terrifiant » {ibid. 279)

 

Eric Navet, auteur de "Passeurs entre deux eaux Les animaux aquatiques réels et imaginaires dans les traditions amérindiennes" (in : Le symbolisme des animaux L'animal, clef de voûte de la relation entre l'homme et la nature ?, IRD Éditions, 2007) raconte un mythe ojibway qui explique la naissance des sirènes :


L’angoisse, la peur, le désir, qui font de l’être humain un être amputé, frustré, doivent prendre forme s’il veut les maîtriser, et les figures de l’imaginaire qui incarnent ces états, ces doutes, les littératures missionnaire et ethnologique les appellent des “esprits”. Les Ojibwé les nomment manidos, les Émérillon de Guyane, que nous allons introduire un peu plus loin, kaluwat. C’est par eux aussi qu’il faut passer pour se retrouver, se repérer dans le monde visible et invisible, dans l’au-delà ; et dans toutes les traditions du monde, ces “esprits” ont souvent une forme animale ou hybride, et souvent ils sont des êtres amphibies.

Ainsi, les Ojibwé de Parry Island (Jenness 1935 : 43) racontent :


« Voici bien longtemps, les Indiens découvrirent un esturgeon dans un ruisseau. Les anciens les avertirent de ne pas le toucher, mais quelqu’un, imprudemment, le fit cuire et un certain nombre de personnes se joignirent au festin. Quand les chasseurs retournèrent au camp ce soir là, ils trouvèrent tous leurs parents qui avaient mangé de l’esturgeon en train de se transformer en poissons. Quelquesuns étaient déjà complètement transformés, d’autres étaient encore à moitié humains ; mais tous pareillement se démenaient pour atteindre l’eau, ou pleuraient près du rivage, l’eau léchant leurs épaules, tandis que leurs parents restés humains tentaient en vain de les retenir. Les “hommes-médecine” appelèrent leurs manidos à l’aide, mais tout ce qu’ils purent faire fut de stopper là la transformation »


Ainsi les Ojibwé expliquent-ils l’origine des hommes-poissons et des sirènes qu’ils appellent dibanabe. Ces créatures ont une forme humaine sauf pour les membres inférieurs qui affectent la forme d’une queue de poisson. Les gens pouvaient les voir assis sur le rivage, mais une telle vision présageait la mort d’un parent. Les enfants des sirènes font souvent des vagues lorsqu’ils jouent.

[...]

La leçon est claire : la transgression de l’interdit, consommer l’esturgeon noir (Acipenser oryrinchus Mitchill, Acipenseridae) (1) ou avoir des relations sexuelles avec un être d’une autre nature, ici le tapir, amène une sanction immédiate : ceux qui ont mangé de l’esturgeon (tradition ojibwé) et les jeunes filles qui ont forniqué avec le tapir (tradition émérillon), n’appartiennent plus pleinement ni à ce monde terrestre ni au monde des eaux ; ils et elles sont condamnés à flotter, sous la forme d’êtres hybrides, dans un entre-deux eaux, entre deux “natures”, entre une existence terrestre – la seule possible pour un être humain –, et un “au-delà” symbolisé ici, de façon commune, par l’eau. C’est sûrement le pire destin qui puisse être réservé à un être humain, et une insupportable source d’angoisse.


Note : 1)  Selon N. Morriseau (1965 : 22 et ss.), les Ojibwé de la région du lac Nipigon croyaient en l’existence d’un énorme esturgeon rouge, Misshipeshu, dont les yeux brillaient comme le soleil et qui était le gardien de tous les rochers à offrandes de la contrée.

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Littérature :


Le Crocodile & l’Esturgeon


Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants

S’amusoient à faire sur l’onde,

Avec des cailloux plats, ronds, légers & tranchants,

Les plus beaux ricochets du monde.

Un crocodile affreux arrive entre deux eaux,

S’élance tout-à-coup, happe l’un des marmots,

Qui crie & disparaît dans sa gueule profonde,

L’autre fuit, en pleurant son pauvre compagnon.

Un honnête & digne esturgeon,

Témoin de cette tragédie,

S’éloigne avec horreur, se cache au fond des flots ;

Mais bientôt il entend le coupable amphibie

Gémir & pousser des sanglots :

Le monstre a des remords, dit-il : ô providence,

Tu venges souvent l’innocence ;

Pourquoi ne la sauves-tu pas ?

Ce scélérat du moins pleure ses attentats ;

L’instant est propice, je pense,

Pour lui prêcher la pénitence :

Je m’en vais lui parler.

Plein de compassion,

Notre saint homme d’esturgeon

Vers le crocodile s’avance :

Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ;

Livrez votre âme impitoyable

Au remords, qui des dieux est le dernier bienfoit,

Le seul médiateur entre eux & le coupable.

Malheureux, manger un enfant !

Mon cœur en a frémi ; j’entends gémir le vôtre…

Oui, répond l’assassin, je pleure en ce moment

De regret d’avoir manqué l’autre.

Tel est le remords du méchant.

*

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