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Le Brochet



Étymologie :


  • BROCHET, subst. masc.

Étymol. et Hist. 1268-71 (E. Boileau, Métiers, éd. G.-B. Depping, 262 dans T.-L.). Dér. de broche*, à cause de la forme pointue du museau de ce poisson ; suff. -et*.


  • BROCHE, subst. fém.

ÉTYMOL. ET HIST. − 1. 1121 « tige de métal pointue » (St Brandan, éd. E.G.R. Waters, Oxford, 1371) ; d'où 1172-75 cuis. (Chr. de Troyes, Chevalier Lion, 3465 dans T.-L. : Et met an une broche an rost) ; 2. d'où p. ext. « verge de fer ou de bois qu'on emploie dans divers métiers » 1268-71 terme de tonnelier (E. Boileau, Métiers, 29, ibid.) ; 1680 serr. (Rich.) ; 1690 « aiguilles à tricoter » (Fur.) ; id. « baguette pour enfiler les harengs » (Ibid.) ; 1694 « verge de fer sur laquelle on met les bobines d'un métier à filer » (Corneille) ; 1792 mar. (Romme dans Jal2). 3. 1332 « épingle ouvragée » (Inventaire du Comte de Hereford, ap. Laborde dans Gdf. Compl.). Du lat. vulg. *brocca, fém. pris substantivement de l'adj. brocchus, broccus « proéminent, saillant (en parlant des dents) » (Plaute, Sitell. frg. 2 dans TLL s.v., 2202, 63).


Lire également la définition du nom pour trouver les premières pistes symboliques.

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Zoologie :


P. Chimits, dans une conférence sur "Le brochet" parue dans le Bulletin Français de Pisciculture, (180, 1956, pp. 81-96) présente ce poisson de manière précise :


RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE DU BROCHET SA LIMITE PYRÉNÉENNE : Le Brochet (Esox lucius L.) est la seule espèce française et européenne du genre Esox. Il en existe quatre autres espèces aux États-Unis et au Canada (notamment, Esox masquinongy). Le Brochet se trouve dans toutes les eaux fluviales d'Europe, sauf dans les eaux saumâtres, ou torrentueuses. On ne le trouve pas, toutefois, à l'état indigène en Espagne, en Afrique du Nord, non plus que dans les petits fleuves méditerranéens, notamment ceux des Pyrénées orientales. Les Pyrénées semblent avoir constitué un obstacle à l'extension géographique du Brochet et de divers autres poissons d'eau douce, alors que les Alpes ne l'ont pas été, puisqu'ils sont présents dans les eaux de la plaine du Pô en Italie. Il faut voir l'explication de ce phénomène dans la géologie. En effet, les diverses espèces de Cyprinidés, les Percidés et les Brochets, n'ont apparu que vers la fin du tertiaire et au miocène. A cette époque, les Pyrénées s'étaient déjà soulevées, mais les Alpes n'existaient pas encore et, de ce fait, tous les poissons apparus dans les eaux douces ont pu gagner les divers emplacements qu'ils occupent actuellement, sans pouvoir toutefois s'étendre au Sud des Pyrénées en raison de la barrière montagneuse qui existait déjà. Et, de fait, l'Espagne a une faune piscicole d'eau douce qui n'est pas européenne. Nous n'y trouvons, à l'état naturel, ni Perche, ni Brochet, ni Carpe ni Gardon, ni Tanche, ni Vandoise, ni Brème. Dans la zone à Truite, si la Truite elle-même est présente dans de nombreuses rivières espagnoles, c'est que son origine est plus ancienne que celle des poissons blancs et que, d'autre part, elle a pu circuler par la mer ; mais, dans cette zone à Truite, le Chabot, présent en Europe, est absent en Espagne, où sa seule station connue est la Garonne au val d'Aran, c'est-à-dire sur le versant français. La Carpe existe bien aujourd'hui en Espagne, mais elle y a été introduite au Moyen âge par les moines. Quant au Brochet, son introduction dans les eaux espagnoles date de 1949 et, dans les eaux marocaines, de 1938.


ANATOMIE ET BIOLOGIE DU BROCHET : Le Brochet n'existe pas, en principe, dans les zones à Truites. Il aime les rivières à courant lent, les lacs, les étangs où il aime se cacher dans les roseaux et les masses d'herbes aquatiques, tendant une embuscade perpétuelle aux petits poissons. Le calme des eaux lui est donc essentiel car c'est un paresseux. En revanche, la température lui est plus indifférente ; il tolère bien les eaux froides et il prospère en certains lacs des Alpes jusqu'à 1.500 mètres d'altitude ; c'est la raison pour laquelle il est dangereux de l'introduire dans les rivières à Truites à courant lent car, les années chaudes comme celle de 1949 , il peut faire de graves dégâts en remontant dans la zone à Truites. Le Black-bass, au contraire, beaucoup moins sensible à la vitesse de l'eau, l'est beaucoup plus à la température et, de ce fait, ne présente point ce danger.

C'est un physostome, tout comme les cyprinidés. Ces deux familles ont une vessie natatoire reliée par un canal à l'œsophage, et des nageoires munies de rayons flexibles. Cependant, ces deux familles ont une différence : les cyprinidés ont une bouche sans dents, les ésocidés ont des mâchoires formidables pavées de dents qui garnissent le maxillaire, Tinter-maxillaire, le palatin, le vomer et même la langue. Cette différence se traduit, pour les aménagistes d'eau douce, par le fait que l'ésocidé est un mangeur, le cyprinidé un mangé. Pour les pêcheurs, le Brochet est un poisson de sport justiciable du lancer léger, le cyprinidé est un poisson de pêche au coup que l'on appâtera avec des vers, des asticots et des pâtes.

L'anatomie et la biologie du Brochet sont commandées par sa mâchoire, son corps allongé taillé en rectangle, terminé d'un côté brusquement par le pédoncule caudal et, de l'autre, par une tête oblongue, fendue par une énorme gueule en bec de canard, aux dents à demi recourbées vers l'arrière pour mieux retenir ses proies.

J'ai déjà dit que le Brochet était un paresseux restant pendant des heures immobile et qui se détend brusquement au passage d'un petit poisson trop confiant. C'est là encore une caractéristique essentielle du Brochet : c'est un sédentaire qui ne s'éloigne jamais des eaux où il est né, comme le prouve l'expérience du suédois HESSLI :

Au cours de deux années, HESSLI marqua deux séries de 100 Brochets. Les Brochets de la première série furent pris en moins d'un an, à moins de 3 kilomètres du lieu de déversement. Les poissons pris l'année suivante , le furent à une distance de moins de 1 kilomètre du lieu de déversement et 50 pour 100 des Brochets furent repris à proximité immédiate. Sur les 100 Brochets, un seul fut retrouvé à 13 kilomètres du point de déversement.

[...]

Le record de taille de Brochet a été signalé par SURBECK qui péchait au lac de Zurich, en 1930 , un Brochet de 12 ans mesurant 135 centimètres et pesant 21 kilogrammes, record battu depuis par un Brochet d'un lac écossais pesant 24 kilogrammes. Les Brochets, même de grande taille, dépassent rarement 12 ans. Les mâles dépassent rarement 5 kilogrammes et les Brochets de grande taille sont toujours des femelles. Quant aux Brochets, signalés par la littérature, comme âgés de plus de 100 ans, ce sont des mythes: telle l'anecdote du Brochet capturé en Souabe en 1747, qui mesurait près de 19 pieds soit 6 mètres, et qui portait un anneau indiquant qu'il avait été immergé dans le lac par les mains de Frédéric II, le 5 Octobre 1530 ; péché en 1747, il aurait eu 217 ans ; rien ne nous interdit de penser que s'il n'avait pas été capturé à cette époque, il vivrait encore !

[...]

Des expériences faites, il résulte que le Brochet n'avale qu'un poids de nourriture compris entre 1/12 et 1/20 de son poids, qu'il jeûne plusieurs jours à la suite et qu'il attend, le plus souvent, d'avoir digéré sa proie avant d'en chercher une autre. Cette lenteur de la digestion du Brochet explique les longs jeûnes de ce poisson.

[...]

Le Brochet n'est pas un dévastateur ; il ne tuera pas pour le plaisir de tue r ; c'est, au contraire, un remarquable utilisateur du fretin de nos eaux douces. Il a un coefficient alimentaire excellent, atteint par aucun autre poisson et qui est moins de la moitié de celui de la Truite. Il contribue, comme tous les voraces, à éliminer les poissons blancs les plus chétifs et les plus susceptibles d'entraîner des épidémies dans le cheptel des cyprins.

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Dans Les Langages secrets de la nature (Éditions Fayard, 1996), Jean-Marie Pelt évoque les différents modes de communication chez les animaux et chez les plantes :


Dans la plupart des groupes d'animaux formant cette lignée [celle des vertébrés], on observe des espèces à odorat très fin, et d'autres chez qui l'odorat est plus ou moins atrophié (macrosmates et microsmates). Les brochets qui se dirigent sur leur proie, guidés par la vue et non par l'odeur, appartiennent à cette dernière catégorie.

 






Héraldique :


Le site Au blason des armoiries nous propose l'analyse suivante concernant le brochet :


BROCHET. – Meuble de l'écu représentant ce poisson qui généralement est posé en fasce.

d'après l'Alphabet et figures de tous les termes du blason (L.-A. Duhoux d'Argicourt — Paris, 1899)

Essai symbolique : Un BROCHET de gueules en champ de sable symboliserait la cruauté continuelle.

d'après le Manuel héraldique ou Clef de l'art du blason » par L. Foulques-Delanos, Limoges, oct. 1816.




Symbolisme :


Comme le rappelle P. Chimits, dans l'article sur "Le brochet" paru dans le Bulletin Français de Pisciculture, (180, 1956, pp. 81-96), ce poisson a longtemps eu mauvaise réputation :


Il est presque de rigueur de commencer une conférence sur le Brochet en citant LACEPÈDE, son calomniateur.

« Le Brochet, écrit LACEPÈDE , est le Requin des eaux douces, il y règne en tyran dévastateur, comme le Requin au milieu des mers. S'il a moins de puissance, il ne rencontre pas de rivaux aussi redoutables ; si son empire est moins étendu, il a moins d'espace à parcourir pour assouvir sa voracité ; si sa proie est moins variée, elle est souvent plus abondante, et il n'est point obligé, comme le Requin, de traverser d'immenses profondeurs pour l'arracher à ses asiles. Insatiable dans ses appétits, il ravage avec une promptitude effrayante les rivières et les étangs. Féroce sans discernement, il n'épargne pas son espèce, il dévore ses propres petits. Goulu sans choix, il déchire et avale, avec une sorte de fureur, les restes mêmes des cadavres putréfiés... Le Brochet, cependant, n'est pas seulement dangereux par la grandeur de ses dimensions, la force de ses muscles, le nombre de ses armes; il l'est encore par les finesses de la ruse et les ressources de l'instinct. Lorsqu'il s'est élancé sur de gros poissons, sur des serpents, des grenouilles, des oiseaux d'eau, des rats, de jeunes chats ou même de jeunes chiens tombés ou jetés à l'eau, et que l'animal qu'il veut dévorer lui oppose un trop grand volume, il le saisit par la tête, le retient avec ses dents nombreuses et recourbées jusqu'à ce que la portion antérieure de sa proie soit ramollie dans son large gosier et aspire ensuite le reste et l'engloutit. S'il prend une Perche ou un tout autre poisson hérissé de piquants mobiles, il le serre dans sa gueule, le tient dans une position qui lui interdit tout mouvement, et l'écrase ou attend qu'il meure de ses blessures ».

Encore plus fort que LACEPÈDE, citons GESNER : « Il arriva un jour qu'un homme menait boire un mulet, lorsqu'un Brochet mordit l'animal à la lèvre inférieure, de sorte que le mulet effrayé sortit de l'eau et s'enfuit ayant le Brochet suspendu après lui ; l'homme put ainsi prendre le poisson vivant et l'emporter chez lui ».

Il était donc admis, naguère, que le Brochet, Requin des eaux douces, mangeait, par jour, son poids de poisson et ravageait les lots de pêche. Grâce aux efforts de savants et de pêcheurs de divers pays et, en France, grâce à KREITMANN, nous n'en sommes heureusement plus là.

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Jean-Jacques Cleyet-Merle dans un article intitulé "Les figurations de poissons dans l'art paléolithique." (In : Bulletin de la Société préhistorique française, tome 84, n°10-12, 1987. Études et Travaux / Hommage de la SPF à André Leroi-Gourhan. pp. 394-402) fait le point sur les représentations u brochet à la préhistoire :


[...] L'identification du brochet ne pose pas de problème majeur : des détails comme le corps fusiforme, la tête aplatie en bec de canard, le positionnement de la dorsale très en arrière, jouxtant presque la caudale, ne trompent pas. Quelquefois au demeurant, la figuration est tellement réaliste (dent perforée de Duruthy, gravure de Gourdan) qu'il ne subsiste aucun doute. Dans d'autres, l'application restrictive de ces quelques critères devrait nous mettre à l'abri des déterminations abusives. [...]

Enfin, parallèlement, saumon, brochet mais aussi indéterminables apparaissent sur des objets exceptionnels, tels que le spectre de la Vache, bâton en bois de renne gravé et sculpté dont la fonction nous échappe, et sur quelques pendeloques, notamment des dents d'ours perforées de Duruthy (Landes).

[...] : l'artiste préhistorique montre une volonté expresse de ne jamais dessiner de façon identifiable certaines espèces consommées à grande échelle comme les cyprins et surtout les chevesnes. En revanche, il est un désir manifeste de représenter certains poissons « nobles », ou du moins haut placés dans la hiérarchie culturelle ; les gros prédateurs sont illustrés soit avec une très grande fidélité anatomique, soit encore de façon plus schématique ; mais toujours en fonction de certaines normes artistiques qui ne laissent planer aucun doute sur leur identification. On pourrait voir dans cette tendance à la stylisation une évolution chronologique allant à contre sens de celle enregistrée pour les mammifères. En fait il n'en est rien, du moins au regard des incertitudes des datations qui entourent la majorité des pièces.

Dans la catégorie « carnassiers réalistes », le saumon exerce sur le brochet une prépondérance, peut-être moins quantitative qu'intellectuelle. Son image est souvent liée aux rites de la reproduction (vieux mâles becquarts, rappelant la scène de Frai de Niaux). Une domination encore plus accentuée, moins numérique que culturelle s'établit pour le couple brochet-salmonidés à l'égard de la « blanchaille » que représentent vraisemblablement les indéterminables.

Grâce à l'étude du domaine de l'art, notre vision de la pêche magdalénienne en sort nettement plus nuancée. Nous l'avions déjà pressenti en détaillant l'ichtyofaune conservée, qui mettait en relief une activité vivrière étendue à une gamme d'espèces remarquablement diversifiée, mais offrant entre elles une distribution somme toute équilibrée. L'art au contraire accentue le déséquilibre des connotations intellectuelles, magiques ou religieuses, en faveur du saumon et du brochet. Si le premier fait davantage l'objet d'une quête spécialisée, l'un et l'autre jouissent d'un prestige, au moins d'une attention particulière et exercent une domination intellectuelle incontestable. Peut-être est-il bon de se souvenir alors que les seules vertèbres perforées, manifestement portées comme éléments de colliers, appartiennent à ces deux seules espèces. Cette habitude, nous n'osons dire ce rite, née au paléolithique supérieur, semble se perpétuer jusqu'à l'époque historique...

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Dans Le Livre des superstitions, Mythes, croyances et légendes (Éditions Robert Laffont, 1995 et 2019), Éloïse Mozzani nous propose la notice suivante :


On a attribué au brochet une longévité exceptionnelle : il vivrait plusieurs siècles. Les Allemands en trouvèrent la preuve dans un vieil ouvrage, rapportant que l'empereur Frédéric II jeta dans un étang du palais de Kaiserslautern un brochet auquel il avait attaché un collier en or et l’inscription suivante : "Je suis le poisson qui, le premier, a été mis dans cet étang, des mains de l'empereur Frédéric II, le 5 octobre 1230". Le brochet, péché en 1497, acheva une existence longue de deux cent soixante-sept ans dans l'assiette de l'électeur Philippe. Il mesurait alors dix-neuf pieds, soit un peu plus de six mètres, et pesait quelque cent cinquante kilos !

Le brochet, dans la tête duquel les Wallons croient voir les instruments de la Passion (la couronne d'épines et les clous) fut utilisé en médecine populaire : son fiel pour la fièvre et les maux d'yeux, les "osselets de son oreille" pour les accouchements et l'épilepsie, ses dents broyées dans du vin rouge pour le "flux de ventre". On croyait en outre ses œufs laxatifs.

Dans l'étang de Ligouyer-en-Saint-Pern (Ille-et-Vilaine), les jeunes filles jetaient du pain qui, s'il était avalé par un brochet, leur donnait la certitude de se marier dans l'année.

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Michel Pastoureau dans Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental (Éditions Le Seuil, 2015) prend des précautions vis-à-vis de l'interprétation symbolique du brochet :


Plusieurs romans de chevalerie français des XIIe et XIIIe siècles ont ainsi dérouté de nombreux érudits en mettant en scène un brochet, étrange prix remis au vainqueur d'un tournoi. Ni la symbolique générique des poissons ni celle du brochet en particulier ne sont pour rien dans le choix d'une telle récompense ; pas plus que ne sont en cause l'obscur thème jungien des "eaux primordiales", ni celui de l'animal sauvage "image archétypale du guerrier prédateur", comme on l'a écrit. Non, ce qui explique le choix d'un brochet pour récompenser le chevalier vainqueur d'un tournoi, c'est simplement son nom : en ancien français ce poisson est nommé lus (du latin lucius), et ce nom est proche du terme qui désigne une récompense : los (du latin laus). De los à lus, la relation est "naturelle" pour la pensée médiévale et, bien loin de constituer ce que nous appellerions aujourd'hui un à-peu-près ou un calembour, elle constitue une articulation remarquable autour de laquelle peut se mettre en place le rituel symbolique de la récompense chevaleresque.

[…]

Dès la fin du XIIe siècle la grande famille anglaise des Lucy porte dans ses armes trois brochets : la relation parlante entre le nom de la famille et le nom de la figure n'est aujourd'hui intelligible que si l'on sait que "brochet" (qui en anglais moderne se dit pike) se dit en latin lucius et en anglo-nomand lus.

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Selon Julien d'Huy auteur d'un article intitulé "La sonate du mammouth", paru dans la revue Préhistoire du Sud-Ouest, (Association Préhistoire quercinoise et du Sud-Ouest, 2016, 24 (2), pp. 191-195) :


E. Lot-Falck remarque, à la suite d’A.F Anisimov, que le chaman toungouse possède parmi ses esprits deux êtres mythiques : le serpent Diabdar et une créature joignant au corps du renne sauvage mâle les bois de l’élan et la queue d’un poisson – ce dernier faisant écho à l’ancien partenaire du serpent – le mammouth - dans l’organisation de l’univers.

La place du mammouth dans le système de pensée chamanique sibérien corrobore cette hypothèse. « Après leur mort, ou parvenus à une extrême vieillesse (ayant dépassé l’âge de cent ans), certains représentants, parmi les plus puissants, de la faune terrestre et aquatique, l’élan, l’ours, le brochet échangent leur forme contre celle d’un kozar surp (‘‘mammouth bête sauvage’’) ou kozar khvoli (‘‘mammouth-poisson’’) (Selkup) ou d’un muv-khor (Ostiak). » (Lot-Falk 1963 : 115). Il s’agit d’auxiliaires précieux pour le chaman, le mammouth, comme animal souterrain par excellence, remplissant à merveille les fonctions de guide, lors des séances dites « kamlenie » qui s’adressent au monde inférieur.

Or l’auxiliaire du chaman toungouse se rapproche également du gigantesque poisson-renne kalir, qui vit sur les falaises escarpées de l’Endekit, la rivière des morts, maître des animaux dirigeant les esprits auxiliaires et menant sous terre une existence réelle (Lot-Falk 1963 : 114). C’est d’autant plus vraisemblable que certains peuples sibériens conçoivent le mammouth comme une chimère unissant les caractéristiques d’animaux terrestres et aquatiques (voir plus haut). Le rituel chamanique semble donc redoubler le récit fondateur.

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D'après Jacques Leroux, auteur de "Structure sociale et ordres juridiques originels dans l’Outaouais supérieur et les régions voisines : I – L’organisation sociale des peuples algonquiens du Québec dans la perspective de la « longue durée »" paru en 2016 dans Recherches amérindiennes au Québec, vol. 46 (2-3), pp. 105–116 :

[…]

Cet épisode [récit algonquin intitulé "Ayacawé"] est d’ailleurs conforme à tous les autres épisodes du récit en ceci que les antagonismes entre Ayacawe et son fils évoquent l’acquisition par ce dernier de pratiques chamaniques qui lui permettront de triompher de son père. Celles-ci sont donc présentées sous un angle négatif, comme elles le sont dans un récit similaire où c’est un gendre qui s’oppose à son beau-père à travers une série de luttes et de duels chamaniques où le gendre triomphera lui aussi de son aîné. Le beau-père s’appelle Kinongé, nom qui signifie « brochet », et il a fait mourir tous ses gendres précédents du fait d’une jalousie effrénée qui l’empêche de céder sa fille en la donnant en mariage. Lévi-strauss a commenté dans L’Homme nu (1971 : 307-308) de nombreuses variantes de ces mythes en montrant qu’ils appartiennent au cycle des mythes dit du « dénicheur d’oiseaux » qui ouvrait dans Le Cru et le cuit, premier ouvrage des Mythologiques, la longue étude que Lévi-strauss a menée sur les continents sud et nord-américains.

[…]

En analysant ce mythe, je m’étais d’abord interrogé sur l’usage des noms de poissons qui étaient donnés aux personnages, car si le beau-père est, comme on l’a vu, porteur d’un nom équivalent à celui de Brochet, son gendre est par ailleurs nommé Esturgeon. on notera aussi qu’une conteuse du lac Barrière, de qui j’ai entendu une version de ce mythe, disait que Kinongé avait tué six autres gendres avant d’être vaincu par Esturgeon et elle ajoutait qu’ils portaient tous des noms de poissons (Leroux 2003 : 171). Pour interpréter le développement de ce champ sémantique, il parut idoine d’étudier le comportement des poissons durant la saison de fraie puisque le mythe pose, par référence à leur comportement locomoteur, des problèmes qui concernent la reproduction humaine sur le plan des relations matrimoniales. Il en est ressorti que le brochet réel (dit Grand Brochet [Esox lucius]) présente un comportement plutôt « sédentaire » selon Scott et Crossman (1978), ce qui l’opposerait à l’esturgeon de lac (Acipenser fulvescens) qui peut parcourir durant cette période des distances de « 80 à 250 milles » (ibid. : 91) [soit de 128 à 400 km], mais la distance de 80 milles serait la plus usuelle. Considérant qu’Esturgeon est le seul des sept gendres qui parvient à triompher de Brochet, la pensée mythique lui donne un certain ascendant et il faudrait aussi tenir compte du fait que le personnage de Brochet serait en outre disqualifié comme « modèle » parce que l’espèce qu’il représente se comporte en « cannibale », ce poisson mangeant la progéniture de sa propre espèce (ibid. : 391).

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Lors du cercle de tambour du lundi 8 juin 2020, je contacte le brochet. Je le vois apparaître furtivement dans les remous d'un rocher qui affleure d'un torrent tumultueux. Je vois les remous et l'écume qui dansent à la surface dans une grande effervescence et des remous dangereux. Lorsque mon regard se focalise sur le brochet, je le vois plonger lentement vers le fond du torrent et commencer à nager dans le sens du courant mais très près des cailloux du fond, presque comme s'il s'appuyait sur eux.

Étant donné que la demande initiale posée dans le cercle concernait la manière de rester efficace et sereine dans une époque où tout s'accélère et s'emballe, je comprends que les remous de la surface renvoient à l'agitation frénétique et irrationnelle des mondes politique, médiatique, économique et que, pour ne pas risquer la noyade et pour éviter de m'épuiser à lutter contre le courant, je dois descendre profondément en moi-même, au plus près de l'ancrage minéral, pour parvenir à avancer dans le flux global en toute sécurité.

De plus, je vois que le brochet est rejoint par un banc de congénères et je comprends qu'en ce moment, il est important pour moi de trier les gens que je côtoie afin de ne pas perdre mon énergie en discussions stériles avec des personnes dont les préoccupations sont trop éloignées des miennes. Il s'agit plutôt de m'entourer de connaissances et d'amis avec qui je suis sur la même longueur d'onde.

Enfin, je vois le brochet nager en ouvrant la bouche et je peux suivre le circuit de l'eau à travers les ouïes : là encore, je comprends qu'il s'agit de filtrer, de trier et donc de prendre garde à ce que j'ingère et ce que je respire.

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Symbolisme celte :


D'après Gilles Wurtz, auteur du Chamanisme celtique, Animaux de pouvoir sauvages et mythiques de nos terres (Éditions Véga 2014), le mot-clef associé au brochet est : l'anticipation.


"La taille normale d'un brochet adulte varie de 30 centimètres à 1 mètre, pour un poids compris entre 2 et 10 kilos. De rares spécimens pèsent plus de 30 kilos. La longévité du brochet peut dépasser les vingt ans.

Le brochet a plus de 700 dents : sur les mâchoires, la langue et le palais. En une saison, une femelle peut pondre jusqu'à 600 000 œufs, selon son poids.

Le brochet a une technique de chasse bien à lui, parfaitement adaptée à sa morphologie qui supporte mal les longues poursuites : l'embuscade. Il se tapit dans les végétaux aquatiques, et y demeure camouflé jusqu'au passage d'une proie. Il s'approche alors discrètement de celle-ci, faisant à peine bouger ses nageoires pectorales. A quelques dizaines de centimètres de sa cible, il fond sur elle à une vitesse fulgurante pouvant atteindre les 50 km/h. Sa technique est infaillible.


Applications chamaniques celtiques de jadis : Le brochet était doté d'une qualité très prisée des Celtes : l'anticipation, illustrée par sa technique de chasse à l'affût. Le brochet est toujours prêt à se précipiter sur sa proie et à l'attraper.

Nombreux étaient les domaines de la vie quotidienne qui requéraient cette précieuse qualité. Les guerriers travaillaient, affinaient beaucoup l'anticipation avec l'esprit du brochet, car elle était un avantage décisif sur le champ de bataille. Permettant de devancer un coup porté par un adversaire, elle pouvait aussi sauver la vie d'un guerrier. Aux champs et dans les fermes, les semailles et les moissons étaient rythmées par les prévisions. Celles-ci devaient être les plus fiables possible, il fallait être à l'affût de tous les signes marquant le changement normal - ou un bouleversement - des cycles saisonniers, afin de travailler en communion profonde avec la nature. Sur le plan personnel, l'esprit du brochet était un allié très proche de chaque individu soucieux de mener à bien en temps voulu toutes les tâches nécessaires : entretenir les réserves vitales de bois et d'eau, réparer sans délai toutes choses dès les premiers signes de détérioration. L'esprit du brochet montrait à nos ancêtres, dans un cadre individuel ou collectif, comment s'adapter, s'organiser de manière efficace afin de ne pas créer de complications, d'embûches et d'aplanir les obstacles existants.


Applications chamaniques celtiques de nos jours : A notre époque, l'anticipation reste une qualité qui fait la différence dans beaucoup de domaines. Il est clair que consulter l'esprit du brochet est bénéfique dans les métiers à hauts risques, lors d'interventions d'urgence, comme celles que mènent les pompiers et les secouristes. Il est également désormais indispensable de savoir anticiper dans tous les milieux professionnels. Il en est de même dans le quotidien de chacun d'entre nous, en couple, en famille, dans notre milieu professionnel, en vacances : l'esprit du brochet peut nous montrer comment anticiper chaque événement, réunion, voyage, séparation, retrouvailles, naissance, décès, etc., pour nous y préparer au mieux. Qu'il s'agisse du futur proche ou de l'avenir lointain, l'esprit du brochet est à notre disposition pour nous guider, pour nous aider à rendre notre organisation efficace et bénéfique."

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Mythologie :


Dans une thèse intitulée Cosmologie, mythologie et récit historique dans la tradition orale des Algonquins de Kitcisaldk soutenue à l'Université de Montréal en 2003, Jacques Leroux analyse le mythe du Brochet :


Version française de Brochet :


1 Brochet a tué beaucoup de ses gendres.

2 D’abord, [son dernier gendre] avait demandé: « N’y aurait-il pas eu un endroit où l’on allait ramasser des œufs ?

3 — Il y en avait un, pas très loin d’ici », répondit Brochet.

4 C’est ainsi qu’ils partirent. Il s’embarquèrent ensemble.

5 Celui-là fut le dernier des gendres que Brochet aura eus, celui qui l’aura vaincu.

6 Puis, il parla de nouveau : « C’est précisément ici qu’il y avait des œufs. » C’est vrai,

7 il était déjà allé. Une fois arrivés, Brochet dit: «Plus loin ! plus loin ! plus loin ! Là, un peu derrière le rocher,

8 derrière la face cachée. C’est là qu’il y en a, des œufs. » C’est alors

9 que Brochet prit le large. Se laissant pousser par le vent, il chantait, sans ramer.

10 « Ne m’abandonne-pas, disait le gendre à son beau-père.

11 —Non, je t’abandonne. » C’est bien vrai qu’il l’abandonna, car il partit en ramant.

12-13 Il était poussé par le vent. Il relaxait, étendu sur le dos, quand survint un goéland. — Tu le vois le goéland quand il

14 défèque dans l’eau ? C’est juste ici que ça lui est tombé dessus’.

15 C’était son gendre ! Le goéland volait tout droit et il était bien visible.

16 C’était le gendre qui passait. De son côté,

17 Brochet arriva chez sa fille en étant poussé par le vent

18 Il avait déjà deux petits-enfants et il leur adressa la parole

19 en disant : « D’où tenez-vous cet œuf ? »

20 — Oh ! Notre père nous l’a apporté.

21 —Oh ! Votre père a été mangé par le grand goéland, leur dit-il.

22 Oh ! C’est pourtant notre père qui est assis là ! Alors Brochet s’en trouva tout étonné de l’y voir.

23 Alors, il se fait proférer ces paroles: « À la fin

24 Qu’est-ce qui t’apparaît ainsi ? », car il regarde quelque chose fixement.

25 « Ah ! ses poux passent. » Il faisait de la magie, au moins un peu, Brochet’.

26 Puis, cela recommença et le gendre dit encore : « N’y avait-il pas quelque

27 endroit à obstacle’ ? »

28 Il y a une grande crevasse où Brochet a vaincu plusieurs de ses gendres.

29 En voici encore un, là, qu’il essaya de vaincre. Mais, il ne l’a pas vaincu.

30 Ainsi, encore une fois, le gendre se fit dire : « La crevasse,

31 saute par dessus, d’un bord à l’autre ! » Mais, Brochet soufflait sur lui

32 aussitôt que son gendre achevait de revenir par la voie des airs.

33 [Cependant] il ne tombait pas [dans le videJ quand il soufflait sur lui à ses retours. « À ton tour maintenant », lui dit le gendre.

34 —Ah ! je vais vraiment sauter d’un bord à l’autre avec toute la mesure qu’il faudra », dit Brochet.

35 Mais, c’en est fait pour lui, car il tomba dans le vide.

36 Sa tête était en morceaux ; elle s’est fracassée dans la chute.

37 C’est ainsi que la tête de Brochet s’est morcelée en frappant

38 le fond de la crevasse. Son gendre alla alors inspecter le tout

39 et il en rassembla les morceaux afin que Brochet ne meure autrement qu’il

40 ne faut, afin qu’il revienne à la vie. Déjà, dans la soirée, il s’en retourna à

41 leur demeure. Il avait la tête recouverte, tout autour.

42 Il s’était emmailloté la tête de la sorte et il s’en revenait.

43 Alors, sa fille le regarda fixement. Il était malade. Il avait mal à la tête.

44 Puis, encore une fois, on se mit à raconter des histoires. Mais, cela échappait à son oreille.

45 Alors, il demanda à sa fille ce que disait son gendre à chaque fois que ça lui échappait :

46 « Ma fille, avance-t-il, qu’est-ce que te dit mon gendre ? »

47 Alors, elle lui répondit : « N’y avait-il pas quelque endroit où on allait chasser l’orignal ? »

48— Oui, il y a un endroit, pas très loin, où on allait chasser l’orignal. »

49 C’est ainsi qu’ils partirent pour aller faire la chasse aux orignaux.

50 Une fois arrivés, Brochet dit : « C’est ici. Cet endroit s’appelle

51 ”montagne Rester Éveillé” ». Voici alors qu’en ce lieu appelé “Rester Éveillé montagne”,

52 il fait sécher ses bas et autres vêtements

53 avec lesquels il s’habillait. Son gendre fit

54 alors la même chose. Il installa une

55 corde comme celle-ci afin de faire sécher ses bas durant

56 la nuit, tout en continuant à dormir.

57 Ensuite, il se réveilla après s’être endormi et Brochet lui dit : « Ah !

58 je m’endors tellement ! » Celui-ci se rendormit, ou plutôt fit semblant de

59 dormir et, peu après, il changea les bas de place en les mettant du

60 côté où il dormait. Ensuite, il prit des bas là où son gendre

61 en avait accrochés et il les fit tomber

62 en les décrochant avec un bâton,

63 ce à quoi il ajouta aussi des culottes. Mais son gendre le regardait fixement pendant qu’il agissait de la sorte, tout en faisant semblant de dormir.

65 Après avoir mis les bas au feu avec un bâton, Brochet demanda : « Qu’est-ce donc qui dégage cette odeur ? » 66 Or, ce sont ses propres bas qu’il a brûlés

67 « Je veux dormir, moi ! », lui répond son gendre. Puis vint le matin.

68 Ils se préparent à repartir. « Eh ! Eh ! dit Brochet, ce sont mes culottes, ça.

69 Ce sont mes vêtements. — Non, ils sont à moi ! rétorque le gendre.

70 Il y a des dessins dessus. » Vraisemblablement, la fiancée de celui-ci

71 avait ornementé ses vêtements. Ceux de Brochet n’avaient pas cette

72 apparence. Alors, le gendre se chaussa. On fit les préparatifs de départ.

73 Il alluma un feu. Et c’est ainsi que s’en allait le jeune homme, qu’il prenait le

74 chemin du retour. Sur les entrefaites, il dit à Brochet : «Tu ne vas quand

75 même pas le regretter, voyons ! » On a dit que le gendre aurait pu avoir

76 prêté ses bas à son beau-père. Et celui-ci y aura pensé aussi. Mais, il ne

77 s’est pas fait secourir de la sorte ; rien ne lui fut donné.

78 Voici alors — et ça s’est terminé comme ça— que Brochet partit nu pieds.

79 Il n’avait rien pour se couvrir les pieds tant et aussi longtemps qu’il fut capable de le souffrir.

80 [Au bout d’un certain temps], il alla quérir quelque chose dans les arbres, quelque chose de velu et sec,

81 qui est comme du poil aux arbres. C’est avec ça, avec tout ce qu’il trouvait — des écorces aussi—,

82 tant qu’il en voyait, qu’il s’est enveloppé,

83 qu’il s’est chaussé les pieds. Quand il eut terminé de se chausser, il se fâcha

84 en disant : « Orignal ! Va battre mon gendre ! » Cela faisait déjà

85 longtemps qu’ils étaient partis. Le gendre de Brochet

86 était presque déjà arrivé : encore un lac à passer, et il serait rendu.

87 À ce moment-là, il vit accourir vers lui un orignal.

88 Il était sous le contrôle de Brochet qui l’avait envoyé. En désapprouvant

89 sa venue, le gendre lui dit alors : « Allons ! Ramène-moi donc, plutôt ».

90 Et c’est ce que l’orignal fit, mais après cela il fut tué.

91 Pendant ce temps Brochet s’en revenait. Il ne portait rien d’autre que des

92 bas faits de mousse. Aussi, s’en venait-il sur la glace.

93 Alors, il cria très fort : « Mon gendre ! Fais du feu ! »

94 Tout de suite alors, sa fille éteignit le feu en versant de la neige dessus.

95 Elle l’éteignit vraiment complètement.

96 Brochet avait très froid. La mâchoire lui en tremblait tellement

97 il avait froid. Elle l’a privé de feu en éteignant tout complètement ;

98 c’est à lui, son père, qu’elle a fait ça ! « Tu vas finir par te tuer toi-même ! »

99 lui dit-elle à la fin, ce à quoi il ne put

100 rien répliquer.

***

101 Mais il n’avait pas fini de faire ses mauvais coups. De nouveau, une fois, au printemps,

102 il reprit ses vieilles habitudes. Ce fut la dernière fois.

103 Ainsi son gendre dit ceci : « N’y avait-il pas quelque rapide ?

104 — À la pointe, au promontoire, n’y en avait-il pas ? »,

105 proféra Brochet en guise de réponse. C’est à cette occasion qu’il

106 aura été vaincu. « Il y en avait », ajouta-t-il. Puis il arriva au rapide.

107 Là, il immergea son gendre dans l’eau, en premier.

108 Pour faire allonger ses cheveux, pour qu’ils soient tirés par le courant,

109 celui-ci est attaché par les chevilles. Sur la pointe où il se trouvait, la chevelure était effectivement tirée par le courant.

110 Finalement, sa chevelure allongea beaucoup, au jeune homme,

111 au gendre. La corde à laquelle il était attaché tint bon. Alors, il était en

112 bonne voie de remporter la joute. « À ton tour », se fit dire Brochet.

113 Celui-ci s’exécuta et s’attacha par les chevilles. Sa chevelure allongea

114 alors. Mais il fut réellement emporté par le courant.

115 Tu vois ça... Parfois, j’en vois, moi, [au fond des eaux.

116 C’est long comme ça, c’est noir, il y en a dans les eaux.

117 Ça ballotte à ras du fond, entre les roches.

118 Ça s’enroule autour des roches. Ça a de longues racines. J’en voyais

119 au portage des roches, là bas. « Voici les cheveux de Brochet »,

120 disions-nous [en passant par là]. Or, pendant que la chevelure allonge,

121 voilà que le lien casse et que le courant l’emporte. C’en est fait ! Aux rochers

1221es herbes s’enroulent. Voici maintenant qu’il prend l’apparence des brochets.

123 Il descend vers l’aval, emporté par le courant. Voilà alors qu’il sort la

124 tête de l’eau et qu’il crie à son gendre :

125 « Ah ! Peu importe qui pêchera à la ligne sur la glace, La pensée mythique énonce que les cheveux de Brochet auront donné naissance à de longues herbes noires qui ballottent au fond des eaux où il y a des rapides. Le narrateur suspend un peu son récit en tâchant d’éveiller le souvenir de celles-ci dans l’esprit de son auditeur. ‘Encore une fois, le narrateur aura illustré son propos par des gestes. Cet endroit existe réellement

126 mais je mordrai même un vieux mocassin quand mes descendants pêcheront. »

- 127 C’est vrai ; il a procédé de la sorte.

128 Tu vois, le brochet a des taches blanches ici

129 et sa chevelure est tout arrachée. C’est terminé ! Brochet fut vaincu

130 par l’esturgeon.

131 C’est ce que racontait mon compère Wawate

FIN


Analyse du récit du Brochet :


1. Éthologie des poissons et culture algonquine :

« Brochet a tué beaucoup de ses gendres ». C’est par cette simple phrase que commence le récit, mais elle annonce tout ce qui d’un passé récent tendra à revenir. Il me semble que la première question qui se pose est celle-ci pourquoi affubler du nom de Brochet un beau-père qui se fait le meurtrier de ses gendres ? Rappelons d’abord que dans la terminologie algonquine de la parenté, le terme beau-père ([9] NI CINIS) est le diminutif du terme par lequel on désigne l’oncle maternel ([91 NI CICENJ), fait qu’il faut sans doute corréler à une injonction implicite du système voulant que l’on reproduise des alliances antérieures. Si le personnage de Brochet pouvait être connu du gendre en tant que celui-ci aurait été le frère (réel ou classificatoire) de sa mère, on pourrait inversement supposer qu’aucune parenté généalogique ne lierait les deux protagonistes, du fait que la règle de mariage entre cousins croisés n’y aurait pas été appliquée systématiquement. ,, Mais, s’il y a reproduction d’alliances antérieures, il faut qu’une certaine proximité L.. - généalogique les relie et si l’on tient compte d’une propension attestée dans tout le champ des sociétés algonquiennes voulant que l’on privilégie tes conjoints provenant d’un cercle d’alliés correspondant à «la bande régionale», il y a lieu de penser que Brochet et son gendre sont apparentés à un degré ou l’autre.

Ils sont à la fois semblables et différents, dit, à sa manière, le mythe. En effet, s’il est indéniable que le mythe désigne le beau-père du nom de Brochet bien avant sa transformation finale en un individu de l’espèce, on découvre aussi, à la toute fin du récit, que le gendre est associé aux esturgeons, cet appariement tombant de la bouche du narrateur comme une sorte de retour de refoulé se précipitant à ta sortie pour ne pas sombrer dans l’oubli. Or, la vieille Lina Natowe de la communauté voisine du Lac Rapide, qui m’avait aussi raconté ce mythe au cours d’une fête donnée par sa communauté, disait que Brochet avait marié sa fille à sept gendres qui portaient tous des noms de poisson et que le dernier — le seul qui avait pu le vaincre — s’appelait • l’esturgeon. Et dans l’une des deux versions que MacPherson a recueillies chez les Indiens Abitibi, le beau-père se transforme aussi en brochet (1930 145), alors qu’il est curieusement appelé «te petit radeau qui flotte comme un canot» dans une autre version où il se transforme en esturgeon (ibidem $ 132 et 136). Ce dernier détail reste incompréhensible pour l’instant, mais retenons que chez toutes les populations voisines du même groupe (algonquin-abitibi), le système éponymique oppose généralement un brochet et un esturgeon204. Ils sont semblables donc, parce que ce sont métaphoriquement deux poissons, mais différents aussi, parce qu’ils ne sont pas de la même espèce. En l’occurrence, les deux espèces qui sont dénotées par le mythe sont le grand brochet (Esox lucius) et l’esturgeon de lac (Acipenserfutvescens).

Or, l’un des traits les plus frappants du comportement du grand brochet est certainement celui de la voracité :

  • On peut classer tout simplement le Grand brochet adulte dans la catégorie des carnivores omnivores, en ce sens qu’il mange quasiment tout vertébré vivant à sa portée qu’il peut avaler. On a calculé que la taille optimale de la proie se situe entre le tiers et la moitié de la taille du Brochet [... I Le Grand brochet semble être un opportuniste qui se nourrit de tout ce qui est le plus facile à capturer. Bien que le régime des adultes, au cours d’une saison, soit constitué de plus de 90% de Poissons, ils mangent à certaines périodes de grandes quantités de Grenouilles et d’Écrevisses [...] (Scott et Crossman 1978: 391)

Mais ce n’est pas tout : puisque le poisson réel sert la pensée mythique pour assigner des caractéristiques précises au personnage tenant le rôle d’un beau-père, on pourrait qualifier son comportement alimentaire de «cannibale» puisqu’il mange non seulement ses «semblables» mais aussi la progéniture de sa propre espèce :

  • Jeunes et vieux Brochets mangent les jeunes Maskinongés et, à tout âge, le Grand brochet est un concurrent direct qui l’emporte sur le Maskinongé, pour l’espace, la nourriture et les frayères. Il est aussi à la fois un prédateur et un concurrent alimentaire de plusieurs autres Poissons prédateurs, souvent d’importance économique, comme les Achigans (Micropterus spp.) et les Dorés (Stizstedion spp.) j...] Les œufs et les jeunes du Grand brochet sont la proie d’une grande variété de Poissons, y compris Grand brochet, Ménés et Perches (...]» (ibidem : 391 ; mes soulignés)

Soulignons dans cette perspective que l’aire de répartition du plus gros des brochets, le maskinongé (Esox inasquinongv) ne s’étend pas jusqu’au Grand lac Victoria et qu’elle y trouve curieusement sa limite dans ces parages, mais, bien entendu, les gens du lieu connaissent parfaitement bien l’existence du maskinongé.

Voyons maintenant en quoi le grand brochet et l’esturgeon des lacs se distinguent. Sur le plan alimentaire, les différences sont frappantes puisque les esturgeons de lac se nourrissent par filtrage, mangeant « presque exclusivement de très petits organismes qu’ils sucent sur le fond à l’aide de leur bouche protractile, en forme de tube. » (ibidem : 89). Comparons maintenant leurs mœurs territoriales :

  • Au Canada, l’habitat du Grand brochet se trouve ordinairement dans les rivières à eau claire et chaude, à courant faible, serpentantes et à végétation dense, ou dans les baies chaudes, couvertes de végétation, des lacs. [...] IL fréquente généralement les eaux peu profondes au printemps et en automne, mais se déplace vers tes eaux profondes durant les chaleurs estivales [...J Certaines publications attribuent au Grand brochet des déplacements considérables au printemps (migration de fraie) et en automne. En général toutefois, le Grand brochet est plutôt sédentaire, se réservant un territoire pas très bien défini, où les abris et la nourriture sont adéquats. » (ibidem 1978 : 390).

À ce comportement sédentaire, l’esturgeon de lac oppose un comportement beaucoup plus « nomade » :

  • L’esturgeon cesse de se nourrir pendant toute la durée de la montaison. Il fraie à des profondeurs de 2 à 15 pieds, dans des endroits à courant rapide ou dans les rapides eux-mêmes, souvent au pied des chutes peu élevées qui mettent fin à la montée (... I Les migrations saisonnières, autres que tes migrations de fraie, sont mal connues. On croit que les Esturgeons émigrent des eaux peu profondes, quand celles-ci se réchauffent, vers les eaux profondes, qu’ils retournent vers les hauts-fonds en automne, pour enfin descendre dans les eaux modérément profondes en hiver. [...J La migration vers des frayères convenables en rivière se fait souvent sur une distance de 20 milles, mais n’excède probablement pas 250 milles. La littérature mentionne un fort instinct de retour à la rivière natale, mais on a également signalé des vagabonds qui se déplacent d’un lac à l’autre.» (Scott et Crossman 1978 : 91).

Comment rapporter ces comportements éthologiques à la vie sociale des Algonquins ? Si on tient compte du fait que les bandes locales sont partout associées à des bassins de rivières et à des lacs dans les sociétés algonquiennes, on peut évidemment rapporter le comportement territorial du brochet à celui du beau-père qui reçoit ses gendres en vertu de la résidence uxorilocale et le comportement du gendre à celui de l’esturgeon, plus nomade, qui parcourt d’ailleurs des distances de « 80 à 250 milles », lesquelles correspondraient très bien à l’étendue de la bande régionale en prenant le Grand lac Victoria comme centre. Bien que la résidence uxorilocale y est pratiquée, comme on l’a vu, et bien qu’elle y était certainement pratiquée dans les temps ( précolombiens, il semble qu’elle pose certains problèmes que le mythe tente d’exposer.

*

*

Gérard Poitrenaud auteur de "Cernunnos entre Orphée et Actéon ? " (2015) in Cycle et Métamorphoses du dieu cerf (Toulouse : Lucterios, 2014) rapporte un détail qui relie le brochet à la lyre magique :


La lyre est un instrument divin bien avant les représentations grecques d’Apollon, et l’aède homérique s’efface encore derrière la divinité qui l’inspire. On trouve dès l’âge de bronze des dieux à la lyre, à Chypre et dans les contrées voisines du Moyen-Orient. La légende biblique du roi David présente d’ailleurs d’étonnants parallélismes qui devraient être étudiés plus longuement. D’autres exemples sont le légendaire roi-musicien de Chypre Kinyras, la lyre déifiée Kinnaru à Mari, Knr qui figure dans le panthéon d’Ugarit et les nombreux sceaux de Cilicie représentant un joueur de lyre parfois ailé près d’un arbre sacré. Ce thème principal est entouré parfois d’autres musiciens, mais aussi de sphinges, de griffons, de cerfs, de chèvres ou d’oiseaux, d’une déesse ou encore d’un soleil ailé. Il est très vraisemblable que ce type divin existait aussi dans l’ancienne Europe, comme en témoigne, dans le Kalevala, le barde sans âge Väinämöinen qui joue de son kantele magique fabriqué avec la mâchoire d’un brochet monstrueux pour chanter (créer) les choses et endormir l’armée maléfique.

*

*




Contes et légendes :


Philippe Walter dans un article intitulé "La fontaine de Charlemagne dans la forêt de Saint-Hubert (Moselle), Mythes, rites, légendes" paru dans les Mémoires de l'Académie nationale de Metz, 2006 rapporte cette légende liée au brochet :


[...] Une autre légende raconte que Charlemagne avait péché dans le lac de Longemer un brochet d'une taille exceptionnelle. Il lui fit ajuster un collier muni d'une clochette d'argent et le remit à l'eau. Depuis lors, ce brochet n'a jamais pu être péché et il nage toujours dans l'eau du lac tandis que l'on entend tinter sa cloche d'argent.

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Littérature :


Si on aime l'humour ironique de Voltaire, voici un petit texte tiré de l'article "Catéchisme chinois" dans le Dictionnaire philosophique portatif  (1764) :


CU-SU.

Que le Chang-ti me préserve de vouloir éteindre en vous cet esprit de tolérance, cette vertu si respectable, qui est aux âmes ce que la permission de manger est au corps ! La loi naturelle permet à chacun de croire ce qu’il veut, comme de se nourrir de ce qu’il veut. Un médecin n’a pas le droit de tuer ses malades parce qu’ils n’auront pas observé la diète qu’il leur a prescrite. Un prince n’a pas le droit de faire pendre ceux de ses sujets qui n’auront pas pensé comme lui ; et, s’il est sage, il lui sera très aisé de déraciner les superstitions. Vous savez ce qui arriva à Daon, sixième roi de Chaldée, il y a quelque quatre mille ans ?

KOU.

Non, je n’en sais rien ; vous me feriez plaisir de me l’apprendre.

CU-SU.

Les prêtres chaldéens s’étaient avisés d’adorer les brochets de l’Euphrate ; ils prétendaient qu’un fameux brochet nommé Oannès leur avait autrefois appris par la théologie que ce brochet était immortel, qu’il avait trois pieds de long et un petit croissant sur la queue. C’était par respect pour cet Oannès qu’il était défendu de manger du brochet. Il s’éleva une grande dispute entre les théologiens pour savoir si le brochet Oannès était laité ou œuvé. Les deux partis s’excommunièrent réciproquement, et on en vint plusieurs fois aux mains. Voici comme le roi Daon s’y prit pour faire cesser ce désordre :

Il commanda un jeûne rigoureux de trois jours aux deux partis, après quoi il fit venir les partisans du brochet aux œufs, qui assistèrent à son dîner : il se fit apporter un brochet de trois pieds, auquel on avait mis un petit croissant sur la queue. Est-ce là votre Dieu ? dit-il aux docteurs. Oui, sire, lui répondirent-ils, car il a un croissant sur la queue. Le roi commanda qu’on ouvrît le brochet, qui avait la plus belle laite du monde. Vous voyez bien, dit-il, que ce n’est pas là votre Dieu, puisqu’il est laité : et le brochet fut mangé par le roi et ses satrapes, au grand contentement des théologiens des œufs, qui voyaient qu’on avait frit le Dieu de leurs adversaires.

On envoya chercher aussitôt les docteurs du parti contraire : on leur montra un Dieu de trois pieds qui avait des œufs et un croissant sur la queue ; ils assurèrent que c’était là le Dieu Oannès, et qu’il était laité : il fut frit comme l’autre, et reconnu œuvé. Alors les deux partis étant également sots, et n’ayant pas déjeuné, le bon roi Daon leur dit qu’il n’avait que des brochets à leur donner pour leur dîner ; ils en mangèrent goulûment, soit œuvés, soit laités. La guerre civile finit, chacun bénit le bon roi Daon ; et les citoyens, depuis ce temps, firent servir à leur dîner tant de brochets qu’ils voulurent.


KOU.

J’aime fort le roi Daon, et je promets bien de l’imiter à la première occasion qui s’offrira. J’empêcherai toujours, autant que je le pourrai (sans faire violence à personne), qu’on adore des Fo et des brochets.

*

*

Dans ses Histoires naturelles (1894), Jules renard propose une galerie de portraits animaliers saisissants, au format très variable :

Le brochet

Immobile à l’ombre d’un saule, c’est le poignard dissimulé au flanc du vieux bandit.

 

Le brochet

Le brochet Fait des projets. J’irai voir, dit-il, Le Gange et le Nil Le Tage et le Tibre Et le Yang-Tsé-Kiang. J’irai, je suis libre D’user de mon temps.


Et la lune ? Iras-tu voir la lune ? Brochet voyageur, Brochet mauvais cœur, Brochet de fortune.


Robert Desnos, "Le brochet" in Chantefables et Chantefleurs, 1952.

 

Nicolas Bouvier dans son récit de voyage intitulé Le Poisson-Scorpion (Co-Éditions Bertil Galland et Gallimard, 1982 ; Éditions Gallimard, 1996) nous rappelle que la littérature a toujours une dimension de palimpseste :


Le grincement du rocking-chair m'empêchait de trouver le sommeil. Le curry m'avait mis le ventre en feu et la petite femme ne m'avait pas rejoint, comme un pied osseux et brûlant qui m'avait martelé la jambe tout au long du repas le laissait espérer. Je me répétais la comptine de "Chantefable"

Le brochet

fait des projets

j'irai voir dit-il

le Gange et le Nil

et le Yang-tse-kiang...

et juste avant de m'endormir cet autre vers de Desnos me revint : Le château se ferme et devient prison.

*

*

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