Étymologie :
PLUVIER, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1505 (P. Gringore, Folles entreprises, p.108 ds Gdf. Compl.). Réfection de l'a. fr. plouvier (ca 1150, Roman de Thèbes, éd. Raynaud de Lage, 4100), du lat. pop. *pluviarius « oiseau de pluie » (cf. ital. piviere), les pluviers arrivant en troupe vers la saison des pluies, d'apr. le lat. pluvia « pluie », ou empr. au prov. pluvier (xiiie s., Naturas d'alcus auzels ds Rayn.).
Lire également la définition du nom pluvier afin d'amorcer la réflexion symbolique.
Zoologie :
Jean-Luc Guichet, dans un article intitulé « La douleur animale et sa perception humaine », (in : Sens-Dessous, vol. 16, no. 2, 2015, pp. 59-68) rapporte une particularité du pluvier :
[...] D’autre part, nous avons déjà vu que, loin de se placer au-dessus du signal émotionnel brut comme une preuve incontestable, le langage ne pouvait franchir cette barrière métaphysique dressée par Descartes et valoir comme preuve absolue du ressenti subjectif exprimé (même s’il atteste la présence d’une pensée). Aucun signe, à vrai dire, aucune représentation ne peut équivaloir à la présence à soi d’une émotion, à l’expérience intime que je fais de ma propre douleur. N’oublions pas, d’autre part, un autre enseignement éthologique : celui des comportements de feinte par lesquels par exemple un oiseau tel que le pluvier mime une aile cassée en produisant toutes les expressions les plus convaincantes de douleur et de détresse pour détourner un prédateur de sa couvée.
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Symbolisme :
Richard De Fournival, auteur de Le Bestiaire d'amour : enrichi de 48 dessins gravés sur bois. (Éditions Auguste Aubry, 1860) associe le Pluvier à un des 4 éléments de la théorie occidentale :
La taupe a encore une autre spécialité : elle est une des quatre bêtes qui vivent de pur élément. Le monde, on le sait, se compose de quatre éléments : le feu, l'air, l'eau et la terre . La taupe vit de pure terre, le HARENG d'eau, la SALAMANDRE de feu (c'est un oiseau blanc qui de feu se nourrit) et le PLUVIER d'air.
Dans Le Livre des superstitions, Mythes, croyances et légendes (Éditions Robert Laffont, 1995 et 2019), Éloïse Mozzani nous propose la notice suivante :
Si, en entendant pour la première fois du printemps un pluvier chanter, on n'a pas d'argent sur soi, on risque de connaître des soucis financiers le reste de l'année. Rêver de cet oiseau promet un voyage. En voir sept porte malheur en Angleterre.
L'apparition du pluvier présage la pluie ; sur les bords de la Meuse, elle annonce une vague de froid dans les deux jours.
Le cri mélancolique du pluvier doré, qui ressemble à une voix humaine, est au Pays de Galles un présage de mort. On dit d'ailleurs que cet échassier abrite l'âme d'un Juif ayant participé à la crucifixion, et qui, depuis, erre en pleurant son crime.
Selon une légende des Somali d'Afrique orientale, le « Hindinhitu », pluvier rouge aux longues pattes, était carnivore et s'associait aux oiseaux de proie jusqu'à une nuit où ils dévorèrent toutes les provisions pendant son sommeil. L'oiseau jura alors de se désolidariser d'avec eux et de ne plus dormir la nuit.
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Jérôme Laurent, dans un article intitulé "L'animalité de l'homme selon Platon (In : Revista Archai, 2013, no 11, pp. 79-90) explicite la métaphore platonicienne du pluvier :
La tradition stoïcienne (chez Épictète et Sénèque notamment) n’aura de cesse de refuser les prestiges de la gastronomie.
Cette simplicité et cette conformité à la nature que prône Platon pour notre régime alimentaire vont de pair avec une mise à distance du plaisir pris à manger et à boire. Ce plaisir n’est pas nul ni intrinsèquement mauvais (1), mais il est tout à fait secondaire.
Dans le Philèbe, Socrate se moque des hommes qui limitent leur bonheur à ce type de plaisirs :
ceux qui, apaisant leur faim, leur soif et tous les besoins qu’apaise la genèse, prennent leur joie dans cette genèse où ils veulent voir un plaisir et déclarent qu’ils ne supporteraient pas de vivre sans éprouver la faim, la soif, et sans ressentir toutes qu’entraînent de tels appétits. (Philèbe, 54e, trad. A. Diès)
Dans Le Cousin Pons, Balzac a décrit cette force de la joie « alimentaire », en deçà même du plaisir raffiné des gourmets :
Brillat-Savarin a justifié par parti pris les goûts des gastronomes ; mais peut-être n’a-t-il pas assez insisté sur le plaisir réel que l’homme trouve à table. La digestion, en employant les forces humaines, constitue un combat intérieur qui, chez les gastrolâtres, équivaut aux plus hautes jouissances de l’amour. On sent un si vaste déploiement de la capacité vitale, que le cerveau s’annule au profit du second cerveau, placé dans le diaphragme, et l’ivresse arrive par l’inertie même de toutes les facultés. Les boas gorgés d’un taureau sont si bien ivres qu’ils se laissent tuer. Passé quarante ans, quel homme ose travailler après son dîner ? (2008, tome 7, p. 470)
La « griserie gastrique » qu’évoque Balzac (ibid.) est liée aux processus de remplissage que le Philèbe décrit. C’est « l’existence d’un pluvier » selon la formule que Socrate oppose à Calliclès dans le Gorgias (494b6), quand celui-ci refuse le modèle de l’ataraxie et fait l’éloge de la force avide de la faim (2). Or, comme l’explique Timée à Socrate, les dieux ont été bienveillants envers nous en faisant en sorte que, nous les hommes, nous n’ayons pas faim en permanence et que nous ne soyons pas comme certains animaux qui passent leur vie à brouter et à avaler leur nourriture. La longueur du temps de notre digestion laisse place à d’autres activités (3). L’anatomie du corps humain s’oppose ainsi à certaines virtualités mauvaises de l’âme humaine : nous ne pouvons être totalement gourmands, avides de nourriture, sans être menacés de maladie.
Notes : 1) 7. Un passage de l’Hippias majeur nous laisse entrevoir un Platon sensible aux plaisirs de la table ; c’est quand il fait dire à Socrate : « Des deux cuillers [celle en or, ou celle en figuier], laquelle est la plus convenable aux légumes et à la marmite ? N’est-ce pas celle qui est en bois de figuier ? Elle donne à la purée un parfum agréable, et en outre, avec elle, on ne risque pas de briser la marmite, de répandre la purée, d’éteindre le feu, et de priver les convives d’un plat appétissant. » (290e6-10, trad. A. Croiset).
2) . « L’homme aux tonneaux pleins n’a aucun plaisir, et c’est justement là ce que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre : une fois les tonneaux remplis, on n’a plus ni joie ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est de verser le plus possible. » (494a6-b2, trad. A. Croiset).
3) Timée, 73a : « Il devait y avoir en nous l’intempérance pour la boisson et pour la nourriture, et ceux qui ont formé notre race le savaient. Et aussi que nécessairement, par gloutonnerie, nous prendrions beaucoup plus qu’il n’était indispensable et conforme à la mesure. Afin donc qu’une mort prompte ne survînt pas par l’action des maladies et que l’espèce mortelle ne prît pas fin immédiatement, sans avoir atteint sa perfection, , prévoyant notre intempérance, ont formé, pour ces boissons et nourritures superflues, le réceptacle qu’on appelle la cavité du bas-ventre. Ils y ont fait naître et enroulé sur eux-mêmes les replis des boyaux, afin que la nourriture, ne les traversant pas trop vite, ne forçât point le corps à ressentir, également trop vite, le besoin d’aliments nouveaux, ne lui communiquât point ainsi une voracité insatiable, et ne rendît pas toute l’espèce humaine étrangère, par son avidité, à la philosophie et aux Muses, ni rebelle à la partie la plus divine de nous-mêmes. » (72e4-73a8, trad. A. Rivaud).
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Dany-Robert Dufour, dans « Le tournant libidinal du capitalisme », (In : Revue du MAUSS, vol. 44, no. 2, 2014, pp. 27-46) développe la métaphore du pluvier déjà énoncée par Platon :
[...]
La schlague ou la chatouille ?
Si le rêve américain a si bien réussi à s’exporter dans le monde moyennant les adaptations nécessaires, c’est probablement parce que le masochisme des foules a des limites, surtout s’il doit être mis en pratique un peu trop longtemps. Plutôt que d’être menées à la schlague comme en Allemagne, elles semblent préférer être menées à la « chatouille ». Je reprends ce terme de « chatouille » de l’expression d’un des plus vifs analystes de la servitude. Étienne de La Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire (1549), repérait déjà à cette époque qu’il était possible de prendre les peuples en douceur :
« Nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur fait goûter. C’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on les chatouille » [La Boétie, 1922, p. 89].
Ce qui était alors possible à petite échelle, à l’égard de quelques courtisans, s’est, après le krach de 1929, réalisé en grand, à l’encontre de foules entières. La Boétie nommait ces objets, grâce auxquels on attrape des hommes, des « drogueries », qui ne sont rien d’autre que « les appâts de la servitude, le prix de la liberté ravie, les outils de la tyrannie » [ibid.]. Le mot est bien choisi quand on sait le pouvoir addictif que peuvent posséder ces appâts, lesquels ne marchent jamais si bien que lorsqu’ils sont régulièrement renouvelés. On commence donc par l’appât et on finit par l’addiction. Avec, entre les deux, un gavage d’objets divers. Ce qui donne trois temps dans le cycle consommatoire : « appâter, gaver et addicter » ; ce qui pourrait bien correspondre à une variante du « prendre, refuser, garder », ce symétrique négatif du don maussien dont parle Alain Caillé dans Anthropologie du don [2007, p. 263]. En somme, c’est ce qui était proscrit depuis la naissance de la philosophie – mener la vie d’un « pluvier » – qui est devenu la norme. Rappelons que le pluvier est un oiseau échassier qui, selon Platon, se caractérise de manger et de déféquer en même temps (voir Platon, Gorgias, 493d-494b).
[...]
Je terminerai en disant que la crise commencée en 2008 correspond à une mise en crise du modèle consommatoire élaboré à partir de la crise de 1929. On arrive vraisemblablement à une fin de cycle. On ne peut plus en effet ignorer que ce modèle, qui détruit les individus en multipliant les processus d’addiction résultant du programme « appâter, gaver, addicter », qui détruit l’être-ensemble en atomisant les individus, détruit aussi la planète. On ne peut plus ignorer, même si c’est pour la jouissance des ego, qu’il ne peut fournir à toujours plus de monde toujours plus d’objets de consommation qu’en épuisant les matières premières et en polluant le monde. Bref, on commence à comprendre que le pluvier de Platon, aujourd’hui réhabilité, celui qui mange sans cesse, ne peut se gaver qu’en conchiant abondamment le monde.
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Mythologie :
Yves Denis Papin, auteur de Connaître les personnages de la mythologie. (Éditions Jean-Paul Gisserot, 2003) mentionne un personnage métamorphosé en pluvier :
Agron : un des trois enfants d'Eumélos, de l'île de Cos, les deux autres étant des filles : Byssa et Méropis. Ces trois jeunes gens et leur père méprisaient les dieux au point que Minerve et Diane les transformèrent en oiseaux : le père ne corbeau, Afron en pluvier, Méropis en chouette et Byssa en mouette.
Selon Arnaud Zuker, auteur de Physiologos : le bestiaire des bestiaires. (Éditions Jérôme Millon, 2004) :
Cet oiseau [le charadrios] reste mystérieux et aucune des propositions d'identification n'intègre les quatre caractéristiques que lui reconnaît le texte : il est blanc, ses excréments guérissent l'ophtalmie, c'est un oiseau de compagnie des rois, son regard guérit une maladie que d'autres textes désignent comme étant la jaunisse. En fait, il a été identifié par les critiques à une foule d'oiseaux très différents : le pluvier (LXX), le héron (TOB), la cigogne (Luther), la mouette (Pierre de Beauvais, Latini), le perroquet blanc, le pivert, l'alouette, la bergeronnette, le loriot, la grue, le vanneau, la bécasse, le chevalier, le butor... Le mot latin correspondant (charadrius) est un décalque qui ne donne aucune piste puisqu'il n'existe que dans les traductions de la Bible ou les commentaires à l'Écriture.
Si l'on écarte le perroquet blanc, qui apparaît uniquement dans la traduction arabe puis la tradition syrienne qui s'en inspire, et l'alouette chalandre introduite dans cette liste par une paronymie grecque trompeuse (calandros), les candidats les plus légitimes sont le héron et le pluvier. Seul le premier est blanc, mais nulle part il n'est question du pouvoir thérapeutique du héron sur la jaunisse, ni d'autres vertus curatives qui pourraient s'en approcher. C'est donc le pluvier, oiseau des "ravins" (charadra), décrit par Aristote (614b) comme « insignifiant sous le rapport de la couleur et de la voix » qui est reconnu comme l'animal réel le plus proche de la création littéraire et culturelle qu'est le charadrios du Physiologos. Cette préférence oblige du coup à hiérarchiser les quatre caractères mentionnés et à supposer que la blancheur et la fonction royale qui lui sont prêtées dérivent de malentendus, de contaminations, ou d'un désir de renforcer la symbolique christique de cet oiseau.
Cette nature hybride et cette réalité suspecte, qui inclinent le naturaliste Pierre Belon (Histoire des oiseaux, 3, 27) à renoncer à en donner une image et à valider son existence, n'empêchent pas le charadrios d'être une vedette des bestiaires et de voir ses pouvoirs largement vantés et reconnus (Honorius d'Autun, Thomas de Cantimpré, Latini). Ce chapitre est en partie repris dans les Cyanides (3, 49) qui fait même de sa tête et son coeur un prophylactique universel.
Avant d'être enrôlé par le christianisme dans la liste des symboles christique, le charadrios-pluvier était constamment associé à la jaunisse, maladie très redoutée et très combattue (Élien, 17, 12-13) : Hippocrate (Maladies internes, 37) recommande le bouillon de charadrios pour soigner cette maladie, et le médecin Andréas corrige un préjugé déjà ancien lorsqu'il affirme que ce n'est pas sa vue mais la consommation de sa chair qui guérit de la jaunisse. Ce déplacement supposé par Andréas des vertus de la viande au pouvoir de l'oeil s'explique par la contamination : L'oedicnème criard (Burhinus ou Charadrius oedicnemus), le pluvier le plus souvent cité comme alter ego du charadrios, a en effet un oeil jaune que l'on imagine chargé de la jaunisse des malades qu'il a aspirée, autrement dit médicalement jauni.
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La posture du crocodile, gueule béante et garde baissée, est le résultat d'une complicité proverbiale entre cet animal et le pluvier. Cet oiseau débarrasse le crocodile des débris alimentaires coincés entre ses dents et dont la dégradation le fait souffrir ; et le crocodile pour lui faciliter l'accès au fnd de sa mâchoire bée largement. Dans cette symbiose notoire, les Grecs voulaient voir le signe que « parmi les animaux, même les plus sauvages sont pacifiques et respectent des accords avec les animaux qui peuvent leur être utiles, renonçant, quand leur intérêt l'exige, à leur méchanceté native » (Élien, 3, 11)
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Jean-François Baré dans "L’énigme de la patate douce. Scénarios historiographiques dans le Pacifique." (In : Journal de la Société des Océanistes, 2011, no 133, pp. 415-422) :
Dans le premier cas, cette diffusion sub-spontanée [il est question de la diffusion de la patate douce] n’aurait pas pu être due à des oiseaux de mer, comme le pluvier doré (Golden plover, Pluvialis appicaria) connu pour fréquenter les côtes de l’Amérique du Sud, mais inconnu en Polynésie où l’on ne connaît que deux espèces de pluvier dans le Tahiti du xviiie siècle comme des manifestations (ata) des « dieux », le pluvier « gris » (u’riti) évoquant les dieux de l’eau, le pluvier « siffleur » (torea) représentant Temeharo, « dieu » de la strangulation (voir Teuira Henry, 1928 : 364sq., citée et traduite depuis Oliver, 1974 : 59-60) ; mais de pluvier doré, apparemment point.
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Sébastien Galliot dans "Le tatouage samoan et ses agents. Images, mémoire et actions rituelles." (In : Gradhiva. Revue d'anthropologie et d'histoire des arts, 2015, no 21, p. 156-181) nous apprend que :
Vae tūlī : Le tūlī (pluvier) est dans la mythologie samoane l’oiseau de la création. Le V représenterait l’empreinte de ses pattes.
Anthony Tchékémian, auteur de "Le domaine de l’irrationnel pour la compréhension d’un territoire : des sept fonctions de l’oiseau dans les traditions orales polynésiennes, aux forces qui travaillent notre société."(Journée des langues et des cultures Polynésiennes, “Ma terre, ma mer, mon ciel : l’environnement de demain”, Février 2018, Punaauia, Polynésie française) ajoute :
[...] - l’oiseau protecteur : par exemple, à Mangareva, trois torea, trois pluviers fauves, gardent les trois chemins qui mènent à la maison de Hina-hakapirau, une femme qui souffre d’une maladie purulente, et la préviennent de l’arrivée d’un étranger pour lui donner le temps de se cacher ;
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Littérature :
Jacqueline Pigeot, autrice de “La caille et le pluvier : l'imagination dans la poétique japonaise à l'époque du Shinkokin-Shu" (In : Extrême-Orient Extrême-Occident, no. 7 (1985) : pp. 93–122.) évoque comment l'oiseau est évoqué dans les poèmes traditionnels japonais :
[...] Mais on peut deviner que ces contraintes, outre que, comme toute contrainte, elles stimulent et se révèlent fécondes, ont permis le développement d'un langage poétique où l'allusion joue un rôle majeur. La rigueur du code qui régit connotations et métaphores permet de faire l'économie des harmoniques, de réserver la part du non-dit sans que l'intelligibilité en souffre. Aussi tel poème qui, pour le lecteur étranger aux conventions, n'est qu'un charmant instantané, une japoniaiserie, peut-il porter une singification évidente à qui, connaissant le code, lui donne sa pleine épaisseur. Par exemple ce poème de Fugiwara no Okikaze, recueilli dans le Shinkokin-Shû :
Sur le givre
Imprimant la trace de ses pas
Le pluvier de la plage
Ne cesse de crier
Qu'il ne sait où il va.
Okikaze se serait-il amusé à croquer les sautillements désordonnés du pluvier, à la manière d'un Jules Renard ? Mais cette pièce a été insérée dans la section « poèmes d'amour » du Shinkoku-Shû.
C'est que le code poétique associe le pluvier (chidori) à l'homme séparé des êtres chers, notamment à l'amant esseulé, et que, d'autre part, les empreintes laissées par les oiseaux sur le sol sont souvent, depuis la Chine, comparées aux signes d'écriture : ce que le présent poème suggère, c'est donc le désarroi d'un homme dont les lettres d'amour restent sans réponse.
[...]
Après avoir cité deux poèmes, dont l'un figurait déjà chez Shunzei pour illustrer le keiki, Shun.e aurait conclu ainsi :
Voilà précisément des poèmes pleins de résonances (yosei), où il flotte vaguement une image.
Il semble bien que le « relief » dont il est ici question, explicitement lié à la notion de résonance, désigne en fin de compte la puissance évocatrice du poème (pas seulement évocatrice d'« images » au sens précis du mot), comme le confirme, quelques pages plus loin, le commentaire d'un célèbre poème de Tsurayuki, conçu en ces termes :
Ne pouvant supporter les tourments de l'amour
Je suis sorti pour aller voir ma mie
Et voici qu'en cette nuit d'hiver
Dans le vent froid qui souffle sur le fleuve
On entend le cri du pluvier.
Shun.e aurait commenté comme suit :
Il n'est pas d'autre poème qui possède à ce degré un omokage. On a dit que, même au plus fort du sixième mois, réciter ce poème vous donnait froid.
La glose montre bien que Chômei n'entend pas par omokage une « image » picturale - par exemple celle des pluviers au bord de la rivière - mais bien l'impression que crée le contraste entre le feu du désir amoureux et la sensation de nuit, de froid, de solitude, peut-être de menace (le pluvier étant, nous l'avons vu, conventionnellement associé au motif de la séparation), bref, une impression suscitée par un ensemble de notations dont aucune n'est visuelle. De fait, à la différence de Shunzei, Chômei n'applique pas seulement la notion d'omokage à des poèmes descriptifs, mais aussi (comme ici) à des poèmes d'amour, ou encore à des poèmes d'inspiration religieuse dépourvus de tout caractère figuratif.
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Gilles Louÿs, auteur d'un article intitulé « S'incorporer l'étrange : l'anthropologie sensorielle de Nicolas Bouvier », (In : Littérature, vol. 173, no. 1, 2014, pp. 72-85) élucide une comparaison qui utilise le pluvier :
Mais c’est dans la relation de son voyage dans l’extrême nord du Japon, au Cap Erimo, que Bouvier montre à quel point le goût peut être un outil anthropologique de compréhension. Au terme d’un long voyage en bus où il parvient dans un milieu d’un dénuement extrême, sur une côte battue par les vents, que le brouillard fait fantastiquement disparaître durant l’été, il observe la petite population de pêcheurs, dont il note, comme pourrait le faire un naturaliste auquel il emprunte d’ailleurs les codes, qu’ils vont « par couples, et jamais bien éloignés l’un de l’autre [...] tout à fait comme les albatros ou les pluviers », façon de dire, à distance, mais aussi avec empathie, leur étonnante capacité à survivre dans un environnement extrême, grâce à une adaptation quasi mimétique au milieu naturel et à une solidarité sans faille.
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