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Damona, la divine Bovine

Photo du rédacteur: AnneAnne

Dernière mise à jour : 8 mars


=> à 8'20



Étymologie :


Sur le site de Pierre Gastal, Noms de lieux et de rivières de France, on peut lire :


La Bourne : de l’occ. et franco-prov. bòrna, cavité dans le rocher => trou de source => source, torrent qui en sort ; du gaulois borna, trou, cavité naturelle ; rac. préceltique. (Alibert).

[La Bourne se jette dans l'Isère.]


L'Isère (occitan Isera) :

1) Isara, des mots ligures vis + aar, rivière coulant dans une vallée creuse ;            

2) néanmoins, le thème ISAR-A (Isára) pourrait être celtique, cf. sanskrit isirah, « impétueux ».

Voir ISARA, Isar (Bavière), Isara (Vénétie), Iser (Bohème), Yser (Flandre), Izerette (vallée du Rhône), Esaro (Calabre), Esera (Espagne), Eisra (Lituanie), etc ; Oise (Isara).

Skaras ? (Polybe v. 200-120 AC), nom manifestement ligure, Isar (Strabon v. 58 AC-25 PC), Isara (Pline 23-79 PC - Lucain 39-65). « Hi vada liquerunt Isarae, qui gurgite suus per tam multo suo, famae majoris in amnem lapsus ad aequoream nomen non pertulit undas (I, 31-32).” [Ceux-ci quittent les bords de l’Isère qui, longtemps conduit dans son lit, tombe dans un fleuve d’une renommée plus grande et ne porte pas son nom aux rives de l’Océan.] (Lucain, La Pharsale)

Elle naît au pied du col de l’Iseran, coule successivement dans les vallées de la Tarentaise et du Grésivaudan, passe après Grenoble la cluse de Voreppe et rejoint le Rhône après Pont-de-Isère à La Roche-de-Glun.


=> il me semble que la Bourne n'est pas loin de Bormana, forme attestée de la déesse à Aix-en-Diois, et l'Isère a la même signification que Borvo, le bouillonnant, comme si le nom de ces deux rivières constituait la trace du culte de ces deux divinités. (Anne).

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Symbolisme :


Selon Auguste Allmer, auteur de "Les dieux de la Gaule. I. - Dieux de la Gaule celtique (suite : Inscriptions 1192 à 1203)." (In : Revue épigraphique du Midi de la France, tome 3, N°85, 1897. pp. 462-467) :


Damona n'était encore connue que comme la compagne habituelle du dieu thermal Borvo. Son association avec le dieu nouveau Albius permet de supposer en celui-ci un dieu du même caractère, c'est-à-dire un dieu de fontaine thermale ou au moins minérale, douée de vertus curatives, d'autant mieux que parmi les autres objets romains extraits du puits où gisait le vase à lui dédié ont été trouvés des débris d'une statue de marbre dont un des bras était entouré d'un serpent, vraisemblablement une statue d'Esculape ou d'Hygie dans un temple consacré à Albius et à Damona. Il est peu probable que cette statue, qui est de grandeur demi-nature, ait été apportée ; l'eau bienfaisante était peut-être celle-là même qu'on tirait du puits.

La contrée est d'ailleurs abondante en source ; à Maizières à 5 ou 6 kilomètres seulement du village de Chassenay, existe une source thermale connue des Romains et remise depuis peu d'années en exploitation ; on en a retiré, entre autres menus objets d'antiquité (monnaies et poteries), une statuette de bronze  « représentant un personnage assis sur un rocher », peut-être l'image de la source divinisée.

 

Antoine Héron de Villefosse, auteur d'un article intitulé "Inscription romaine de Rivières (Charente)." (In : Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 62ᵉ année, N. 6, 1918. pp. 479-484) donne quelques renseignements sur la déesse Damona :


Le mot Matuberginni qui suit le nom de Damona n'avait pas encore été rencontré. C'est vraisemblablement une épithète destinée à caractériser la déesse et empruntée à une désignation topographique locale ; elle offre un caractère celtique bien prononcé. Matu, terme auquel les celtisants s'accordent à reconnaître la signification d' « ours » ou de « pourceau », entre dans la composition de plusieurs mots d'origine gauloise ; on le trouve soit au commencement de "certains noms indigènes tels que Matugenos. Matugenus, Matugentus, Matumarus soit à la fin comme dans Ratomatus, Teutomatus. Berg évoque l'idée d'une « montagne » ou d'une « colline ». Ce second terme entre dans la composition de quelques noms de lieu, Bergida, Bergintrum, Bergomon, Bergusia ? ; la localité appelée Villeneuve-de-Berg dans l'Ardèche paraît emprunter à ce vocable celtique l'appellation qui complète son nom. Le même terme se retrouve dans le nom de Bergimus, le dieu local de Brescia. La juxtaposition de ces deux termes semble donc désigner le point où la déesse Damona était honorée et où l'inscription a été trouvée. Dans le langage indigène, ce point aurait porté le nom de « colline de l'ours » ou « du pourceau ».

On sait que Damona est la compagne d'Apollon Borvo, le dieu des eaux salutaires. Borvo et Damona sont ordinairement honorés ensemble à Bourbon-Lancy et à Bourbonne-les-Bains dont les eaux célèbres étaient déjà fréquentées dans l'antiquité. Dans les villes d'eau de la Narbonnaise, le dieu Borvo devient le dieu Bormanus, notamment à Aix-en-Provence et à Aix près de Die où la parèdre de Bormanus est appelée Bormana ; dans les inscriptions d'Aix-les-Bains on relève les deux formes, Bormonus et Borvo.

A Chassenay près d'Arnay-le-Duc (Côte-d'Or), Damona est associée au dieu Albius qui doit être une autre personnification d'Apollon et qui représente aussi un dieu des sources bienfaisantes.

[...]

La rareté des textes romains dans la Saintonge où, en dehors de Saintes, d'Angoulême et d'Aulnay, on n'a pour ainsi dire rencontré aucune inscription romaine, rend la découverte de Rivières fort intéressante. Elle montre la diffusion du culte de Damona dans l'Ouest de la Gaule où aucun monument votif en l'honneur de cette déesse n'avait encore été signalé ; elle fait voir que Damona était quelquefois honorée seule et que son culte n'était pas nécessairement lié à celui de Borvo, comme les textes de Bourbon-Lancy et de Bourbonne-les-Bains pouvaient le donner à penser.


=> ajout personnel : Bourbon-Lancy est arrosé par un ruisselet appelé Le Borne.

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Jacques Lacroix, auteur de Les Noms d'origine gauloise - La Gaule des dieux (Éditions Errance, 2007) insiste sur l'importance du culte des eaux en Gaule :


Eaux sacrées : rivières et sources : Les eaux ont constitué pour les peuples gaulois un support privilégié de la religion. On doit même penser qu'elles ont été sacralisées plus que n'importe quel autre élément de la nature et qu'elles ont engendré davantage de dévotions que l'ensemble des dévotions « terrestres » : dans toute la Gaule furent répandus des cultes liés aux fleuves, aux rivières, aux sources. Nous pouvons dire avec Claude Bourgeois que « si l'eau se rencontre souvent dans l'histoire des religions, elle a eu une importance particulière pour les Gaulois et pour les Gallo-Romains ».

Un épisode ultime de la guerre des Gaules, en 51 avant J.-C., dénote la force des croyances qui s'attachaient aux eaux sacrées dans la tradition gauloise; Quoiqu'on n'ai pas affaire à un fait de langue, l'anecdote mérite d'être cité pour son caractère éclairant. les troupes indigènes retranchées dans l'oppidum cadurque d'Uxellodunum se défendaient avec pugnacité contre les Romains qui les assiégeaient. Elles se résolurent pourtant à capituler : l'ennemi réussit à détourner par des canaux souterrains les eaux d'une source qui jaillissait au pied de la forteresse, ce qui fut interprété par les gaulois comme le signe d'une manifestation défavorable des dieux : « La source, qui ne tarissait jamais, fut brusquement à sec, et les assiégés se sentirent du coup si irrémédiablement perdus qu'ils virent là l'effet non de l'industrie humaine, mais de la volonté divine. Aussi, cédant à la nécessité, ils se rendirent » (GGI, VIII/43).

[...]

Au total, le nombre d'hydronymes et de toponymes français d'origine gauloise qui se sont révélés liés à une eau divine (fleuve, rivière, ruisseau, source banale et thermo-minérale, eau thermale) frappe par son importance. [...] Il faut souligner la variété des radicaux gaulois découverts derrière tous ces noms. Elle marque le rôle prépondérant accordé par les populations gauloises aux fleuves, aux rivières, aux sources. Rafraîchissante, utilitaire, nourricière, purificatrice et guérisseuse, l'eau a été perçue comme une richesse première, indispensable à la vie de la Terre et des hommes, donc éminemment nommée et sacralisée. Avec Simone Deyts, nous lisons dans toutes ces appellations gardées de la langue gauloise un « hommage rendu au pouvoir des eaux », ajoutons : et une vénération affichée pour les dieux qui offraient ces trésors aux hommes. Appliquée secondairement aux fleuves et aux rivières, la sacralisation des eaux a été revêtue d'une charge particulière pour les fontaines et toutes les eaux naissantes. Le cours d'eau reçoit ses ondes de sa source, et ses affluents eux-mêmes ont chacun leur point de naissance. La sacralisation qu'ils ont pu recevoir n'est jamais que celle d'abord rendue à la source première. Aussi fut-elle particulièrement révérée.

[...]

Et l'on a découvert aussi, en rapport avec les animaux emblématiques, [...] Damoncourt (écart de Polaincourt, Haute-Saône), à Damona, la déesse « Bovine » ;

[...]

Les légendes celtiques de tradition irlandaise font état d'« un puits dont l'eau est chargée d'une telle force que, à quiconque en approche sans en avoir le droit, les yeux éclatent », effet de la lumière ou de la chaleur (Dumézil, 1973). La déesse Boann est l'équivalent insulaire de la déesse gauloise Damona, le nom de chacun signifiant en celtique « divine-Bovine » (Sterckx, 1998 ; Sergent, 2000a). Eprouvant dans son orgueil la force cachée des eaux (selon certaines versions), ou bien coupable d'adultère pour d'autres, Boann se fit arracher une jambe, une main et un œil par l'eau de ce puits. Elle courut jusqu'à la mer, poursuivie par l'onde, qui devenant fleuve, la noya ; le cours d'eau prit en souvenir son nom : Boann, la Boyne moderne (Dumézil, 1973 ; Le Roux et Guyonvarc'h, 1986). Sainte Félicie ne serait-elle pas une image inversée de Damona/Boand : celle qui guérit par son eau les membres malades ?

On connaît aussi le couple formé entre Bormanos et sa parèdre Bormana (exact doublet féminin du nom du dieu) : à Aix-en-Diois, a été découverte une inscription Bormano et Bormanae. Le site de Saint-Vulbas dans l'Ain, fut occupé dès l'Antiquité : encore aujourd'hui bien des jardins de la localité sont alimentés en eau par des canalisations antiques. Un bloc de pierre (ancien autel votif), gardé au musée de la commune, porte le nom de Bormana, cette fois seul : Bormanae Augustae sacrum, don « consacré à la vénérable Bormana ». Il a été retrouvé près de la source dite de « la Bormane », nom qui doit garder le souvenir de la déesse. Emile Thévenot pense que le théonyme Bormana pourrait aussi expliquer l'appellation de la localité : Bormana passant à Borbana serait devenu Bourbaz ou Barbaz, d'où Vulbaz et Vulbas. Jean Hanneau souligne que dans le patois local, les Bugistes prononcent Saint-Vulbas « San Bourbas ». Le fait que le nom soit affublé d'un qualificatif de saint amène à se demander si « le populaire n'aurait pas tout bonnement travesti la divinité païenne en saint chrétien [...] ». Cette opinion est cependant à remettre en cause si l'on tient pour sincère la forme Vibaldus, citée en 1115.

Les toponymes issus de Borvo restent bien plus nombreux et fameux que ceux de ses parèdres féminines (rares et en outre discutés), cela « incite à penser que, dans le couple Borvo/Damona (ou Bormanos/Bormana), c'est Borvo qui a gardé la prééminence. » La déesse ne faisait que souligner la puissance agissante du dieu. Comme nous l'avons note en conclusion de l'étude des « Eaux sacrées », il semble bien que le pouvoir des eaux « actives » (bouillonnantes ou hyperthermales) ait été dévolu à des divinités masculines.

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Noémie Beck, autrice de "The River-Goddess in Celtic Traditions : Mother, Healer and Wisdom Purveyor." (In : Mélanges en l’honneur de Pierre-Yves Lambert, 2015) éclaire notre compréhension symbolique des déesses incarnées par des rivières [traduction personnelle] :


La divinisation de l'eau : 1.1 Le dépôt d'offrandes votives dans des lieux aquatiques

Plusieurs études ont démontré que le dépôt d'artefacts (armes, outils, bijoux, chaudrons, pièges à chevaux, instruments de musique) dans des « lieux humides », c'est-à-dire des sites liés à l'eau, était une coutume particulièrement répandue à l'âge du bronze et du fer. Ce « rite de passage », visant à honorer les dieux en leur offrant des armes inutilisables, est connu dès la Préhistoire et surtout à la période celtique. Le sanctuaire de guerre de Gournay-sur-Aronde (Somme) en est une bonne illustration.

Les exemples de tels dépôts d'offrandes dans les lacs, les tourbières et les rivières sont multiples. En Gaule, un nombre important d'épées de la fin de l'âge du bronze ont été découvertes dans la Loire et de nombreuses pointes de lance et épées du second âge du fer ont été retrouvés dans la Saône, plus particulièrement au niveau des gués. [...]

Comme nous le verrons plus loin, le dépôt d'offrandes votives dans l'eau s'est poursuivi à l'époque gallo-romaine et romano-britannique (bijoux, autels épigraphiques, représentations des pèlerins eux-mêmes, bébés emmaillotés et divinités protectrices en bois, en pierre, en bronze, en or et en fer) et est particulièrement bien attesté, aux sources des fleuves, des sources thermales et des fontaines, car elles étaient considérées comme les demeures des dieux et des déesses qui les habitaient. Ces divinités personnifiaient l'eau et exerçaient leurs vertus curatives et salutaires sur la population. [...]


1.3 La dame dans l'eau dans la tradition irlandaise

Il est donc évident que les dépôts votifs dans les lieux humides et les hydronymes divins en Irlande, en Grande-Bretagne et en Gaule indiquent que l'eau était considérée comme sacrée dans l'Antiquité et déifiée sous la forme d'une déesse résidant dans son lit. Il est intéressant de noter que le concept d'une dame divine habitant et incarnant l'eau est attesté de manière significative dans la mythologie irlandaise. De nombreux textes parlent de royaumes sous-marins habités par de belles jeunes filles divines, telles que Tír fó Thuinn (« Terre sous les vagues »), que l'on atteint en plongeant dans les eaux de la mer, d'un puits, d'un lac ou d'une rivière. ; Tír na mBan (« Terre des femmes »), une île paradisiaque subaquatique habitée par de superbes femmes et dissimulée sous les flots entre l'Irlande et le Lochlann ; et Inis Fionnchuire (« l'île de Fianchaire »), située sous Muir Torraín, entre l'Irlande et la Grande-Bretagne, où vivraient trois fois cinquante magnifiques femmes.


2. Déesses-fleuves : Le culte des déesses fluviales est largement attesté en Irlande, en Grande-Bretagne et en Gaule par des textes littéraires anciens, des mentions épigraphiques et des offrandes votives découvertes dans les lieux de culte où les déesses étaient honorées- généralement aux sources des fleuves. Leur celticité ne fait aucun doute : leurs noms, même si leur origine reste parfois obscure, sont indubitablement celtiques. La déification des rivières ne se limite pas à des figures féminines : d'importantes divinités fluviales sont connues grâce à des inscriptions découvertes en Gaule et en Allemagne, comme Rhenos, le dieu du Rhin, ou Danuvios, le dieu du Danube. Néanmoins, les déesses fluviales prédominent, car les rivières sont considérées comme des mères qui fertilisent les champs et nourrissent les hommes.


Données littéraires en Irlande : La rivière Boyne, appelée an Bhóinn en irlandais moderne (Bóand en vieil irlandais), qui prend sa source à Newberry Hall, près de Carbury (Co. Kildare), coule à travers le Co. Newberry Hall, près de Carbury (Co. Kildare), traverse le Co. Meath et se jette dans la mer d'Irlande à Drogheda (comté de Louth). La première référence à la Boyne remonte au IIe siècle après J.-C., sous la plume de Ptolémée, qui nomme la rivière Buvinda, dont la forme originale aurait été *Bóu-vinda, signifiant « la déesse blanche de la vache », « Vache-Blanche (Déesse) » ou « la Bovine Sage (Déesse) », selon Thomas Francis O'Rahilly. Cette étymologie est toutefois contestée par certains chercheurs modernes. Enrico Campanile a par exemple suggéré une nouvelle interprétation : « Qui trouve son bétail », par comparaison avec l'hapax védique govindú-.

La légende de la déesse Bóinn est racontée dans deux poèmes du Dindshenchas métrique. Boand I, dont la strate antérieure au Xe siècle, raconte que Nechtan, l'époux de Bóinn, possédait dans sa propriété un dangereux puits ensorcelé dans sa propriété, connu sous le nom de « puits de Nechtan ». Bien que l'accès au puits soit réservé à Nechtan et à ses échansons, Bóinn décida un jour de défier ses pouvoirs, mais peu après qu'elle s'en soit approchée, la fontaine s'est levée et a taché certaines parties de son corps. Elle courut alors vers la mer, poursuivie par l'eau du puits, et périt, noyée sous les flots de la rivière nouvellement formée, à laquelle elle donna son nom : Bóinn.


[...] Nechtan, fils du hardi Labraid, dont la femme était Bóand, je l'affirme ; il y avait un puits secret à sa place, d'où jaillissaient toutes sortes de maux mystérieux. Il n'y avait personne pour regarder au fond, car ses deux yeux brillants éclateraient : s'il se déplaçait à droite ou à gauche, il n'en sortirait pas indemne. C'est pourquoi personne n'osa s'en approcher, à l'exception de Nechtan et de ses échansons, dont voici les noms, Flesc, Lam et Luam, célèbres pour leurs actions d'éclat. Un jour vint la blanche Bóand (sa noble fierté). Elle se rendit jusqu'au puits, sans avoir soif, pour en éprouver la force. Comme par trois fois elle tournait autour du puits, trois vagues en jaillirent, qui causèrent la mort de Bóand. Elles vinrent chacune frapper un membre et défigurèrent la douce femme en fleur ; une vague contre son pied, une vague contre son œil parfait, la troisième vague lui brise une main. Elle s'est précipitée vers la mer (c'était mieux pour elle) pour que personne ne voie sa mutilation ; c'est sur elle que retombe l'opprobre. Partout où elle allait, l'eau froide et blanche coulait du Síd à la mer (elle n'était pas faible), si bien qu'on l'appelle Bóand. [...]


Ce texte est particulièrement intéressant, car des parties du fleuve sont décrites comme des parties du corps de la déesse : une partie du fleuve est son avant-bras et son mollet, une autre son cou et une autre sa moelle. Cela illustre clairement la croyance en une déesse incarnant la rivière : son corps est la rivière. Boand II diffère légèrement du premier poème. Il raconte que Bóinn, l'épouse de Nechtan, a donné au Dagda un fils, appelé Oengus. Pour se laver de sa trahison et de sa culpabilité, elle décide de se baigner dans le puits de Nechtan. Les vagues ont alors jailli de la source enchantée et l'ont noyée.

[...]

3. Les fonctions des déesses du fleuve ? 3.1 Imbas forosna, « la sagesse qui éclaire »

En Irlande, les textes indiquent que la déesse de la rivière était clairement associée aux notions de connaissance ésotérique, de sagesse, de poésie et de prévoyance. Tout d'abord, les légendes de Bóinn et de Sionann mentionnent le puits de Nechtan, qui appartient au Sídh (« l'Autre Monde ») et possède de puissants pouvoirs magiques, car ses eaux sont imprégnées de la connaissance globale contenue dans les noisettes tombant de neuf noisetiers entourant la source. En essayant d'attraper les bulles mystiques ou en défiant le puits enchanté en essayant d'y boire de l'eau ou de s'y baigner, Sionann et Bóinn voulaient manifestement accéder à la connaissance absolue des voyants, c'est-à-dire imbas forosna, « la sagesse qui illumine », plutôt que d'agir par simple curiosité. Maud Joynt explique que « la légende originale préfigurait peut-être les dangers qui guettent ceux qui recherchent la sagesse la plus élevée », car le savoir absolu était considéré comme périlleux lorsqu'il n'était pas manipulé correctement et n'était pas compréhensible par tout le monde : il était réservé à une élite.

Ces deux légendes montrent que la source de la sagesse réside dans les fruits du noisetier mais aussi dans une étendue d'eau. Un texte irlandais ancien, intitulé Togail Bruidne Da Derga [« La destruction de l'auberge de Da Derga »], composé vers le VIIIe ou le IXe siècle, raconte également que l'imbas [forosna] peut être acquise en buvant de l'eau de la rivière Bush (Co. Antrim) et de la rivière Boyne à un moment précis de l'année : [...] 7 imbas for Búais 7 Boind i medón in mís mithemon cacha blíadna [...], et imbas sur le Bush et la Boyne au milieu du mois de juin de chaque année [...]" Le même puits mystique, avec ses neuf noisettes et noix tombant dans l'eau, est décrit par Cormac mac Art lorsqu'il se rend dans l'Autre Monde dans Echtra Cormaic i Tír Tairngiri [L'aventure de Cormac dans la Terre de Promesse] : « Puis il voit alors dans le jardin une fontaine brillante, avec cinq ruisseaux qui en sortent, et les hôtes boivent à leur tour l'eau. Neuf noisetiers de Buan poussent au-dessus du puits. Les noisetiers pourpres laissent tomber leurs noix dans la fontaine, les cinq saumons qui sont dans la fontaine parviennent à les rompre et leurs coques flottent sur les ruisseaux ». Manannan mac Ler explique à Cormac que « la fontaine qu'il a vue, avec les cinq ruisseaux qui en sortent, est la Fontaine de la Connaissance, et les ruisseaux sont les cinq sens par lesquels on l'obtient [?] », c'est pourquoi les gens boivent son eau.

De plus, la notion d’illumination mystique pourrait être contenue dans le nom même de la déesse, à condition que l’étymologie proposée par O’Rahilly soit correcte. Le nom de Bóinn renvoie en effet à sa forme bovine () et à la sagesse (*vinda) en même temps. Les deux notions semblent être entremêlées et caractériser spécifiquement les déesses de l’eau. Comme le souligne Dáithí Ó hÓgáin, l’image de la vache est souvent utilisée comme métaphore des déesses de la rivière dans le Rig Veda védique, car le débit de la rivière est comparé au lait des vaches, qui ont tous deux donné la connaissance ésotérique aux voyants : « […] les ruisseaux de la rivière étant synonymes du lait qui coule de sa forme de vache d’un autre monde. Tout comme les eaux irriguant les rivières rendent la campagne productive, le liquide divin donne une inspiration mystique aux poètes védiques. » De manière significative, la tradition de l'archétype du seigneur-guerrier Fionn mac Cumhaill - dont le nom est Find est dérivé de la même racine *vind-, qui signifie « blancheur », « éclat », « sagesse », et qui a le don d’imbas forosna – est étroitement lié au culte de la rivière Boyne. Le texte du IXe ou Xe siècle Mac Gnímhartha Finn Mac Cumhaill [‘Les exploits juvéniles de Finn mac Cumhaill’] raconte en effet comment Deimne (le nom de Fionn quand il était jeune) a acquis l’imbas forosna en se brûlant le pouce sur le ‘Saumon de la Connaissance’ et en le mettant dans sa bouche. Le saumon avait été pêché dans la rivière Boyne par le devin Finnéigeas, de qui le garçon devait apprendre la poésie. À partir de ce moment, Deimne fut appelé Fionn et chaque fois qu’il mâchait son pouce, une connaissance mystique et une prévoyance lui étaient accordées :


[…] il se rendit à Finécès [qui vivait à la Boyne] pour apprendre la poésie. Sept ans, Finn-eges resta à la Boinn [Boyne] à observer le saumon de Linn-Feic (c’est-à-dire la mare de Fec, une mare profonde dans la rivière Boyne, près de Ferta fer fecc, l’ancien nom du village de Slane, sur cette rivière) car il avait été prophétisé qu’il mangerait le saumon [sacré] de Fec, et qu’il n’ignorerait rien ensuite ! Il attrapa le saumon, et ordonna à [son élève] Deimne de le rôtir, et le poète lui dit de ne pas manger le saumon après l’avoir cuit. As-tu mangé une partie du saumon, ô jeune homme ? dit le poète. « Non », répondit le jeune homme, mais je me suis brûlé le pouce, et je l’ai mis dans ma bouche après. Quel nom as-tu, ô jeune homme ? dit-il. Deimne, répondit le jeune homme. "Finn est ton nom, ô jeune homme", dit-il, et c'est à toi que le saumon a été [réellement] donné, [dans la prophétie] pour être mangé [pas à moi], et tu es vraiment le Finn. Le jeune homme a ensuite mangé le saumon, et c'est grâce à cela que la connaissance (surnaturelle) a été donnée à Finn, c'est-à-dire lorsqu'il avait l'habitude de mettre son pouce dans sa bouche, et non par Teinm Laegha [incantation poétique], tout ce qu'il ignorait lui était révélé.

[...]

Les rivières irlandaises telles que la Boyne ou le Shanonn étaient considérées comme des figures divines auxquelles on attribuait les dons d'inspiration poétique, de sagesse mystique et de connaissance universelle. Elles transmettaient l'imbas forosna à ceux qui buvaient leurs eaux, mais cela devait se faire à certaines périodes de l'année et pouvait être extrêmement dangereux, voire mortel, pour ceux qui n'étaient pas initiés aux pouvoirs mystiques de l'illumination poétique.


3.2 La guérison : En Gaule, les déesses fluviales sont clairement associées à la guérison, comme le prouvent les divers sanctuaires aquatiques, ex-votos anatomiques et autres offrandes votives excavés aux sources des rivières susmentionnées. Les pèlerins venaient aux sources pour apaiser leurs douleurs et priaient la divinité qui habitait et incarnait les eaux curatives. Il est intéressant de noter que les rites religieux se déroulaient en deux temps. Les pèlerins malades devaient d'abord se rendre sur le site pour invoquer et « signer un contrat » avec la divinité. Un don était généralement fait à la divinité dans le but de s'attirer sa bienveillance. Les ex-voto anatomiques étaient probablement déposés lors de la première visite au sanctuaire. En laissant une représentation de la partie du corps malade dans la main de la divinité, le pèlerin était censé pouvoir repartir sans douleur ni maladie. De telles offrandes votives peuvent être appelées « ex-dono ». Les ex-dono diffèrent des ex-voto dans la mesure où ces derniers étaient offerts une fois le vœu accompli. Pour remercier la divinité, les pèlerins retournaient au lieu de dévotion pour lui offrir un autre don : un bijou, des pièces de monnaie, un vase ou une dédicace terminée par la formule votive abrégée VSLM, c’est-à-dire v(otum) s(olvit) l(ibens) m(erito), « (le dédicataire) a accompli son vœu volontairement et avec mérite ». Les offrandes votives étaient donc soit propitiatoires, soit des témoignages de gratitude, bien qu’il ne soit pas toujours possible de déterminer si l’offrande était faite avant ou après la réception de la grâce divine.

Le culte des sources et des rivières curatives se reflète dans la tradition populaire des sources sacrées christianisées appelées « puits sacrés », qui occupent une place importante dans les coutumes et les légendes du Pays de Galles, des Cornouailles, de l’Angleterre, de l’Irlande et de la France.

[...]

3.3 La déesse-mère : pourvoyeuse de vie et de mort Comme l’indique le nom de la déesse Matrona, la rivière était envisagée comme une figure maternelle qui nourrissait son peuple, car elle avait un caractère vivifiant et nourricier important dans la mesure où ses eaux étaient peuplées de poissons, et elle irriguait et fertilisait les sols. Ces derniers assuraient à leur tour la croissance des cultures, donnant ainsi de la nourriture au bétail et aux habitants vivant sur ses rives. La tradition des « rivières-mères » était importante en Gaule, car de nombreux noms de rivières en France sont dérivés de matra, matrona, « mère », comme La Moder, un affluent de la Zorn à Drusenheim (Bas-Rhin) et les divers noms associés à Maromme, Maronne, Meyronne et Mayronne. [...]

Comme nous l’avons déjà dit, le fleuve symbolise à la fois la vie et la mort. Le fleuve-mère est celui qui donne naissance, apporte la fertilité et maintient la vie grâce à ses eaux, mais c’est aussi celui qui reprend la vie lorsqu’il décide d’inonder habitants, cultures et bétail : les êtres humains retournent métaphoriquement dans son ventre, représentant ainsi le cycle éternel du renouveau. Ce concept est illustré par diverses ‘pirogues-cercueils’ protohistoriques retrouvées dans le lit de certaines rivières de Gaule. Ces bateaux-tombes, appelés Todtenbaum, c’est-à-dire « arbre de la mort », par Xavier Boniface Saintine, mythologue français du XIXe siècle, étaient constitués d’un tronc d’arbre évidé servant de barque où l’on déposait le corps du défunt avant de l’abandonner au courant du fleuve. L’exemple le plus illustre est la pirogue en chêne monoxyle de cinq mètres, datée du IIIe-Ier siècle avant J.-C. (La Tène II), retrouvée dans le canal reliant la Marne au Rhin à Chatenay-Mâcheron (Haute-Marne), un site à cinq kilomètres à peu près de Balesmes-sur-Marne, où le fleuve prend sa source et où la dédicace à Matrona a été découverte. [...]

Ces découvertes prouvent ainsi que la déesse-rivière, en plus de ses vertus de fertilité, de guérison et d'inspiration mystique, devait avoir une fonction funéraire. En tant que mère, elle protégeait son peuple de vie comme de mort, et assurait leur voyage vers l'Autre Monde.

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Mythologie :


Dans Des Dieux gaulois, Petits essais de mythologie (© ARCHAEOLINGUA Foundation, 2008) Patrice Lajoye nous renseigne davantage sur les caractéristiques de la Divine Bovine :


Le bouillonnant et la vache sacrée :

Borvo et Damona


Le symbolisme bovin des eaux que nous avons entraperçu avec Benacus se retrouve de façon plus flagrante avec un couple divin très répandu dans le monde gaulois : Borvo et Damona.

[...]

Une seule parèdre : Damona

Comme Apollon Grannus, Borvo n’a qu’une seule parèdre, même si celle-ci peut porter plusieurs noms. Ainsi, elle s’appelle Bormana à Aix-en-Diois (Drôme). Elle est connue seule à Saint-Vulbas (Ain), mais le nom même de cette commune est tiré de Borvo, et une autre commune, non loin, porte le nom de Saint- Bourbaz.

Partout ailleurs, le nom de cette parèdre est Damona, connue avec Borvo à Bourbon-Lancy et Bourbonne-les-Bains, et avec Albius à Aignay-le-Duc.

Mais elle est attestée une fois avec l’Apollon local d’Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or), Moritasgus. Enfin, elle est seule à Rivières (Charentes), où elle possède un surnom topique : Matuberginnis (« De la montagne de l’ours »).

Une vache sacrée

En vieil-irlandais, le mot dam, issus de la même racine damo- que Damona, signifie « bœuf », « cerf ». Cependant, dans la plupart des langues indo-européennes, les mots issus de la racine *demə- (« apprivoiser »), ont un rapport soit avec la domestication, soit avec des bovins. Il est donc probable que Damona soit tout simplement la « Divine Vache ».

Ainsi, nous avons vu avec Benacus que l’aspect bovin des eaux existait chez les Celtes avec une forme masculine, comme dans le monde classique. Mais son pendant féminin est bien plus présent. Ceci nous permet de faire un parallèle avec l’Inde, où les vaches symbolisent les eaux célestes. Lors qu’elles sont captives du dragon Vritra (littéralement : « Obstructeur »), la sécheresse menace le monde. Il faudra l’intervention d’Indra, le grand dieu céleste, pour les libérer.

Cependant, si les Grecs et les Latins ont peut-être ignoré cela, les Sabins ont vraisemblablement, eux, connu quelque chose de similaire. La déesse Vacuna est une ancienne déesse agraire. Elle a été assimilée par les Latins à la Victoire, mais est considérée comme la déesse de la terre au repos, du fait d’un mauvais jeu de mots avec vaco : « être vide ». Vacuna est aussi la déesse qui, au printemps, fait tomber la pluie nécessaire à la germination des graines. Il est alors possible au regard du mythe indien, de proposer une autre étymologie, en rapport avec le latin

vacca : « vache ». Vacuna serait ainsi la « Divine Vache » des Sabins.


Un mythe irlandais…

Certaines textes irlandais, en autres les Dindsenchas, rapportent un mythe qui pourrait peut-être s’appliquer à Borvo et Damona : il s’agit de l’histoire de Boand et Nechtan. Nechtan possède un puits dont personne, sauf lui et ses trois échansons, peut approcher. Sa femme Boand essaie malgré tout, par orgueil, mais par trois fois, l’eau de la source se jette sur elle et lui arrache d’abord une cuisse, puis un œil, puis une main. (1) Enfin l’eau se met à poursuivre la déesse jusqu’à la mer. Boand deviendra ainsi la Boyne. Ce qui est frappant ici est que Boand est issu d’un primitif *Bo-vinda : « vache blanche », et que Nechtan est un équivalent de Neptune. On a donc en Irlande aussi une divinité à caractère bovin associée à un dieu bouillonnant, ou tout au moins possédant une source bouillonnante. La seule difficulté subsistante se trouve dans l’équivalence entre un Neptune irlandais et un Apollon gaulois (2) : l’interprétation n’est jamais parfaite… Dans le mythe irlandais, il se trouve que le fils engendré par Boand, Oenghus, est une sorte d’Apollon. Oenghus est surnommé Mac Oc, lequel est connu sous le nom de Mabon en gallois, mais aussi Maponos, surnommé Apollon, en Gaule et en Bretagne. Mais en aucun cas cet Oenghus n’est bouillonnant.

Cependant, on peut être sûr que ce mythe a aussi existé en Gaule puisqu’on peut en trouver la trace dans la légende du saint bourguignon Gengoulph. Gengoulph est un militaire parti à la guerre. Pendant ce temps, sa femme le trompe. Mais le saint revient, et se doutant de la conduite de sa femme, il l’oblige à tremper son bras dans une source : l’eau se met aussitôt à bouillonner et le bras se retrouve mutilé ! Finalement, la source de Nechtan et celle de Gengoulph sont très clairement à caractère ordalique et explique une mention faite par le Panégyrique de Constantin : « Apollon, dont les eaux brûlantes punissent les parjures ». L’auteur étant d’Autun, c’est bien évidemment de Borvo qu’il s’agit ici.


Notes : 1) Transformation en créature de l’Autre Monde.

2) C’est ce que signale déjà Gricourt et Hollard 2001, p. 66–67, pour qui cette comparaison reste partielle est limitée, car qui plus est Nechtan n’est pas un thérapeute.

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Dans La Magie celte - Connaissances de la magie pour les situations de la vie courante (Éditions AdA Inc., D.G. Diffusion, 2010) D. J. Conway propose également une notice relative à Boann :


BOANN/BOANNAN/BOYNE : Irlande. Déesse de la rivière Boyne ; Mère d'Angus mac Og avec le Dagda.

Il était une fois un puits qui recevait l'ombre de neuf noisetiers magiques. Ce arbres produisaient des noisettes pourpres qui donnaient la connaissance de tout ce qui existait dans le monde. Un saumon divin vivait dans le puits et mangeait les noisettes. personne, pas même les grands dieux, n'avait le droit de s'approcher du puits. Mais Boann y est allée quand même. Les eaux du puits se gonflèrent pour la chasser, mais ne sont jamais retournées dans le puits. Elles formèrent la rivière Boyne, et le saumon se changea en habitants de la rivière.

Autres déesses celtiques des cours d'eau : Siannan (Shannn), Sabrina (Severn), Sequana (Seine), Deva (Dee), Clota (Clyde), verbeia (Wharfe), Brigantia (Braint, Brent).


Mot-clé : Guérison.

 

Dans "Les Bovidés" (In : Cahiers électroniques de la Société de mythologie française n° 1, Petit traité de mythologie celtique II. Le Bestiaire Chapitre 4) Bernard Robreau rattache le mythe de Boand à celui du feu dans l'eau :


Damona et Boand : les vaches et les eaux

Un autre célèbre mythe celtique d’origine indo-européenne est celui dit du feu dans l’eau. Ce dernier ne met jamais en scène aucune vache. Il y est seulement question d’eaux dans lesquelles se cachent un feu qu’il faut savoir se propitier. Dans le cas contraire, celles-ci rendront un jugement ordalique se retournant contre la personne fautive. Mais l’héroïne de la version irlandaise de ce mythe se nomme Boand, c’est-à-dire la « vache blanche » ou « la vache sacrée ».

Boand est la femme de Nechtan et l’amante du Dagda avec lequel elle conçoit un fils pour lequel le Dagda arrête le soleil pendant neuf mois afin que la conception et la naissance de l’enfant adultérin interviennent dans la même journée et que le mari trompé ne se doute de rien. Mais dans un geste d’orgueil ou de défi, Boand vint au puits de Nechtan dont, aggravant son cas, elle effectua le tour trois fois par la gauche. Trois vagues brûlantes sortirent alors du puits et lui enlevèrent une cuisse, une main et un œil. Fuyant, elle se dirigea alors vers la mer poursuivie par l’eau jusqu’à l’estuaire de la Boyne, donnant naissance à une nouvelle rivière. Pour Claude Sterckx, les vaches sont ici identifiables aux eaux qui contiennent la vie du monde, elle-même assimilable au feu dans l’eau, alias son fils, le Mac ind Oc irlandais ou le Maponos gaulois.

[...]

Nous voyons que dans les deux mythes, l’héroïne peut prendre une forme bovine, l’une par son nom de Boand, « la vache blanche », l’autre plus explicitement en se transformant en génisse blanche. Mais cette dernière peut se contenter d’exprimer sa relation aux bovins en poussant devant elle une vache ou en trayant une vache à trois pis. Mais nous notons aussi que le feu dans l’eau qui permet le châtiment de Boand inverse le lait qui est à l’origine de la guérison de la Morrigan. Et cette punition rappelle de près la conclusion de l’histoire de Meiche dont les cendres font bouillir la Barrow.

Dans la Gaule antique, l’équivalent de Boand semble résider dans une déesse qui se nomme Damona (« la vache divine ») ou Sirona (« la divine étoile »). Cette divinité n’est pas connue par ses mythes, seulement par des inscriptions qui en font la parèdre de l’Apollon gaulois (Borvo, Bormanus ; Moritasgus ; Grannos). [...]

Les fées Margot étaient réputées habiter des grottes ou des dolmens, mais aussi posséder des troupeaux de boeufs (1) et de vaches qu’elles faisaient sortir de leur caverne souterraine le matin et rentrer le soir, ce qui en ferait facilement une héritière d’une Damona ou Sirona gauloise.

[...]

A La Gaudaine, le miracle de la génisse volée et retrouvée était lié à un code sonore : le propriétaire reconnaît sa vache au moment où tous chantent à voix haute alors que les reliques sortent de l’église et que les voleurs surgissent devant la châsse en menaçant le bovidé ; alors il remercie Dieu d’une voix claire. On retrouve, avec inversion, le même matériel dans un miracle de guérison survenu à l’abbaye de Redon à l’époque carolingienne : le jeune muet Mutan (du breton mut, « muet », emprunté au latin mutus) qui s’est attardé dans les prés avec les veaux et les vaches du monastère voit le sommeil s’abattre sur lui. L’évêque saint Marcellin lui apparaît alors dans une vive lumière pour lui ouvrir les lèvres. Le miracle évoque fortement un processus de guérison par incubation qui s’effectuait dans les sanctuaires apolliniens antiques et Sirona alias Damona était justement la parèdre de nombreux Apollons gallo-romains. Et si notre muet guéri gardait des bovins, saint Marcellin entre dans la même série que saint Marceau et Martin pour désigner un lointain héritier de Mars Mullo.


Note : 1) Voir Sébillot P., Les littératures populaires de toutes les nations, t. 9, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, 1882, p. 115. Cependant Le Quellec J.-L., « Pourquoi Margot », in Patrimoine légendaire et culture populaire : le gai savoir de Claude Gaignebet, pp. 121-133, montre que le nom de Margot camoufle une des formes de la Morrigan, dont les lavandières de nuit sont une survivance, capable des se transformer en bovidé, mais aussi en oiseau et que Margot serait plus particulièrement liée à sa forme de corvidé (la Cave à Margot renferme de nombreuses gravures préhistoriques d’oiseaux). Le raisonnement peut être appuyé par la place que tiennent les chevaux dans l’hagiographie de saint Céneri, de saint Julien du Mans et même dans la translation de saint Laumer de Chartres. Or Morrigan est la correspondante irlandaise de l’Epona gauloise.

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