Croyances populaires :
Adolphe de Chesnel, auteur d'un Dictionnaire des superstitions, erreurs, préjugés, et traditions populaires... (J.-P. Migne Éditeur, 1856) propose la notice suivante :
VOUIRE OU VOUIVRE. Animal fabuleux qui figure dans les légendes d'une foule de localités en France, particulièrement dans la Bourgogne et l'ancienne Séquanie, formée aujourd'hui en partie des départements du Jura et du Doubs. On donne à la vouivre, dans ces contrées, l'image d'un serpent ailé, dont l'œil, brillant comme l'escarboucle, éclaire le chemin que parcourt ce reptile qui semble être une représentation du dragon des Orientaux. Suivant quelques-uns, celte partie lumineuse, au lieu de faire partie du corps de l'animal, serait un globe qui le précéderait à une certaine distance. M. Désiré Monnier, dans ses Traditions populaires comparées, dit, au sujet de la vouivre :
" Saint Clément d'Alexandrie a fait observer que la vie et le serpent se rendaient en hébreu par le même mot : Hevah, havah ou hovah ; et nous pouvons ajouter qu'il en était ainsi dans la langue de plusieurs peuples. Chez nous vouivre est la même chose que vivre, mot du vieux langage français, qui voulait dire serpent ou vipère. On voit, sans qu'on ait besoin de le dire, que c'est aussi le même mot que l'infinitif vivre, venu du latin vivere, être en vie. Une des plus belles pensées, une pensée que nous révèlent aujourd'hui quelques restes d'images sacrées du paganisme, a été de faire du Créateur l'éternel foyer de la vie, et de rendre cette vérité sensible par un symbole qui se trouve en parfait accord avec le nom de Jehovah, que le peuple élu, dépositaire des plus saines traditions religieuses, disait ineffable, et avec ces superbes paroles du Dieu vivant : Je suis la résurrection et la vie. « Ego sum resurrectio et vita. » (Joan. xi, 25. ) En effet, on voyait aux temples de Persépolis et de la haute Egypte la figure du serpent, accompagnée d'un disque et de deux ailes, admirable hiéroglyphe de la vie éternelle et sublime. »
Dans un autre endroit, M. Monnier dit encore :
« Je ne parlerai pas de toutes les vouires connues, ce serait trop entreprendre, j'aurais plutôt fait l'énumération des lieux qu'elles ne fréquentent pas. Autrement il faudrait citer celle qui, sur la montagne de Dung, s'enorgueillit d'avoir survécu au dragon du pays d'Ajoie ; celle qui poursuit, autour des ruines celto-romaines de Mandeure, les laboureurs effrayés de ses cris aigus ; celle qui descend de la montagne bleue à la source de la Fùge, pour laver ses brillantes ailes ; celle de Cicon, installée dans une tour, célèbre par les amours romanesques du comte Etienne de Bourgogne et de Blandine ; celle de Moutier-Haute Pierre, que l'on voit souvent passer du mont Athose au rocher du Moine, et du puits de l'Ermite à la Chaudière d'Enfer. Il faudrait aussi mentionner celle de Valem poulières, à laquelle une association tenta, mais vainement, en 1818, de ravir son fameux trésor ; celles qui défendirent si bien leur œil de diamant contre deux amoureux de Vannoz et de Monrond ; celle qui voyage de Miribel à Montmorot, antique séjour des comtes de Vienne, qui partageaient avec le diable le pouvoir d'établir des chemins ferrés dans une seule nuit ; celle qui, du haut du pic escarpé où le prince d'Orange. avait osé, en 1304, bâtir le château de l'Aigle, qui domine une contrée pittoresque, toute peuplée d'esprits sauvages et familiers.
« Il ne serait pas bien d'omettre la vouivre du val d'Amour, qui visite avec un sentiment de prédilection, près Cudole, le mont Roland, où le plus illustre de nos paladins avait, dit-on, fondé un monastère en l'honneur de la Vierge ; ni celle de Vadans, qui fréquente, au mois de septembre, les territoires de Chamblay, de Chissey et de Chatelay ; ni la vouire de Larrey. Il ne conviendrait pas non plus d'oublier la vouivre qui partage sa vigilance entre le manoir que Tristan de Chalon érigea sur Orgelet, et le vaste château de la Tour-du-Mai ; ni celle qui a fixé son impérissable résidence dans le donjon quadrangulaire de Dramelay, d'où sortit jadis ce connétable de Bourgogne et grand maître de l'ordre du Temple ; ni celle qui s'ennuie à contempler des forêts interminables de sapins, du haut du Châtel de-Joux ; ni celle de la fontaine de la Corbière, à Zonchaumois ; ni celle enfin qui garde un trésor dans le communal du pré du seigneur de Faroz, à Val-de-Miége, encore tout plein des souvenirs du druidisme, et qui n'en sort qu'une fois par an, le jour de la Chandeleur. Nous le répétons sans scrupule, ce nous serait trop forte tâche de rappeler ici tous les lieux connus de vouivre, et même ceux auxquels elle a donné son nom, tels que la Roche à la vouivre, la Combe à la vouivre, la Fontaine à la vouivre, dans les montagnes jurassiennes de Neufchâtel en Suisse ; le Chemin à la vouivre, à Mignovillars, dans le Jura, et tant d'autres qui donnent l'idée de l'étendue de son empire.
«-La vouivre n'est, dit M. Jousserandot, comme toutes les croyances superstitieuses, que la personnification du bonheur parfait vers lequel l'homme concentre tous ses efforts sans pouvoir l'atteindre. Son escarboucle, après laquelle les paysans courent au milieu des bois, c'est la pierre philosophale qu'a longtemps et toujours poursuivi l'astrologue dans le dédale de son laboratoire. L'esprit humain tourne toujours dans le même cercle. »
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Symbolisme :
Georges Duby., dans Mythes et Mythologies dans la littérature française retrace l'origine de cet être mythologique :
p. 95 : La Guivre était une jeune femme métamorphosée par quelque maudit magicien, du moins dans le roman de Renaud de Beaujeu, car le motif est emprunté à la légende de la femme-serpent, donc de Mélusine. La Guivre est la Reine des Vipères. La transgression de la répulsion vis-à-vis de cet être immonde anéantit son aspect terrifiant : elle apparaît sous sa forme féminine la plus parfaite. On notera que dans le texte de Renaud de Beaujeu, la Guivre émet une lumière extraordinaire, ce qui n'est pas sans rappeler la Fille du roi des Eaux dans le conte ossète de Xaemic : la lumière la plus extraordinaire —parce que la plus rare, la plus précieuse est celle émise en même temps parle Soleil et la Lune, conjonction des deux sexes. Là encore apparaît le thème de l'androgyne que le motif du serpent ne fait qu'étayer.
Il est de fait que dans toutes les traditions populaires dites françaises, la guivre, ou vouivre, est associée avec Mélusine. Le mot provient d'un latin vipera, lui-même d'origine germanique (wipera), équivalent du grec echidna, qui est précisément le nom d'un personnage mythologique signalé par Hésiode, mi-femme, mi-serpent. « On voyait jadis dans les forêts du pays de Luchon de grands serpents qui avaient une pierre brillante sur la tête ; ces serpents, fort rares, allaient très vite en faisant un grand bruit. Si on parvenait à en tuer un, on s'emparait de la pierre qui est un talisman très précieux. La vouivre qui hantait autrefois les forêts du mont Bleuchin n'avait pas, comme ses congénères, un diamant, mais elle était fort redoutée ; de crainte de la rencontrer, on n'osait les traverser de nuit, et même on l'appréhendait pendant le jour. Un sire de Moustier parvint enfin à lui percer le cœur, après une lutte terrible. En Auvergne, des gens assuraient au milieu du XIX siècle, qu'ils avaient entendu le vieux serpent de la forêt se plaindre et se lamenter avant d'entreprendre le long voyage de Rome pour y composer le chrême ».
Cette vouivre n'est pas nouvelle. On la trouve, dès le VIII siècle, répertoriée dans le Physiologus, qui est devenu le bestiaire le plus fameux du Moyen Age, ainsi que dans le Livre des Monstres ou encore le Livre des Gloses compilé en Espagne vers 750. Elle est décrite ainsi : « Elle a le visage d'un homme et est femme jusqu'au nombril ; le reste du corps ressemble à la queue d'un crocodile »
On remarquera ce caractère de bisexualité qu'on accorde à la vouivre : visage d'homme, buste de femme, le bas du corps désignant avant tout l'anormalité, la monstruosité. Il en est de même pour l'image classique du Sphinx et sa propre ambiguïté sexuelle. On ne peut que penser à l'invocation favorite des Romains primitifs s'adressant à la divinité (en fait au Numen, divinité neutre) qu'ils priaient en ces termes : « sive mas, sive female », c'est-à-dire «que tu sois mâle ou femelle». Et c'est aussi l'Echidna-Ora que rencontre Héraklès, selon Hérodote d'Halicarnasse, « mi-femme, mi-serpent, femme jusqu'aux hanches, serpent au-dessous ». Décidément, le jeune apprenti du conte occitan « Pieds d'Or » avait bien raison de regarder sa belle maîtresse dénudée seulement au-dessus de la ceinture.
Paul Sébillot, dont l'œuvre constitue un magistral corpus des traditions populaires presque contemporaines, signale la présence de cette vouivre un peu partout en France et en Europe occidentale. A la Roche du Jardon (Côte-d'Or), un grand serpent noir va boire à la Fontaine aux Fées. La vouivre est, d'après de multiples descriptions populaires, un serpent ailé dont le corps est recouvert de feu. Son œil est une escarboucle dont il se sert pour se guider dans les airs. En somme, il s'agit d'un radar avant la lettre. Cette vouivre a sa demeure dans les grottes les plus humides et n'apparaît qu'au voisinage des sources. Toujours dans la Côte-d'Or, au château de Gémeaux, elle se baigne dans la fontaine de Gémelos entre deux et trois heures de l'après-midi. Si on la surprend, elle relève son capuchon sur sa tête. De toute évidence, elle ne veut pas être vue, comme Mélusine et les héroïnes de son espèce. De plus, sa présence dans un lieu marqué par les « Gémeaux » révèle son caractère sexuel ambigu. Presque partout, on affirme que lorsque les vouivres vont boire, elles déposent leur diamant ou leur escarboucle sur le perron de la fontaine —ou la margelle du puits —de peur de perdre cette pierre précieuse qui leur est indispensable. C'est en effet cette pierre qui leur permet de voler dans l'obscurité et aussi de laquelle émane une lumière si merveilleuse et si totale. Mais si un audacieux peut s'emparer de la pierre, la vouivre meurt. La pierre constitue alors un talisman précieux, presque comparable à la Pierre Philosophale des alchimistes, à la fois dispensatrice de richesses et panacée universelle.
Mais là, nous reconnaissons un motif celtique quelque peu mystérieux sur lequel on a beaucoup discuté : l'œuf de serpent. En effet, cette escarboucle, ce diamant, cette pierre précieuse, c'est un talisman lié d'une façon ou d'une autre à un serpent merveilleux. Dans les traditions populaires, dit Sébillot, ce n'est pas un œuf, bien que la forme soit ovoïde et prête ainsi à cette image comparative : c'est une pierre produite par le serpent lui-même, donc pondue, sécrétée par lui. Dans le récit gallois de Peredur, le héros doit tuer une sorte de serpent-dragon qui réside dans une grotte et s'emparer de la pierre qui se trouve dans sa queue : cette pierre est rouge et elle « donne de l'or ». De nombreux contes populaires bretons armoricains font référence à cet œuf de serpent. En réalité, c'est Pline l'Ancien qui en a parlé la première fois, à propos des Gaulois.
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