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Le Bœuf musqué



Autres noms : Ovibos moschatus ; Omingmak pour les Inuits.



Symbolisme :


Le bœuf musqué incarne les qualités suivantes : une puissance incroyable, une robustesse indéniable et la capacité intrinsèque de s’adapter aux environnements les plus difficiles.

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Vladimir Randa, dans un article intitulé "Cornus versus dentus et autres modalités d’association des animaux dans l’imaginaire inuit." paru dans Études Inuit Studies, (volume 41, number 1-2, 2017, p. 51–71), nous éclaire sur le bestiaire inuit :


Animaux-équivalents : Chez les Inugguit (Groenland du nord-ouest), un jeu pratiqué par les enfants consistait, selon Holtved (1967, 159), à désigner une série d’oiseaux par des noms de mammifères. [...] Deux oiseaux terrestres (bécasseau et grand corbeau) ont pour équivalents deux mammifères terrestres (caribou et bœuf musqué respectivement). Ici, la symétrie entre les habitants de l’espace terrestre et ceux de l’espace marin n’est pas respectée.

[...]

L’objectif de cet article est précisément d’interroger la manière dont l’imaginaire représente les relations entre animaux, notamment dans la tradition orale, en les inscrivant dans leur contexte naturaliste. Mon attention s’est portée sur quelques figures emblématiques qui illustrent cette façon de penser.

[...]

Animaux-doubles : Être un double implique d’être apte à se substituer à un autre, à être interchangeable avec lui, dans des situations et dans des rôles précis. Des prérequis sont nécessaires : avoir en commun un ou plusieurs caractères anatomiques ou éthologiques. En raison de leurs caractéristiques évoquées précédemment, le caribou et le morse sont tout désignés pour épouser ce schéma. C’est dans la séquence fondatrice de leur relation – l’échange de leurs attributs – que chacun a des doubles.

Pour le caribou, c’est le bœuf musqué (umingmak). Ils ont en commun d’être grégaires et de parcourir les vastes étendues de la toundra en quête de nouveaux pâturages. Mais ce qui permet au bœuf musqué de se substituer au caribou, c’est le fait d’être lui aussi un « cornu» (chez ces deux animaux, mâles et femelles le sont). Que l’un arbore des bois qu’il jette tous les ans avant qu’ils ne repoussent quelques mois plus tard et que l’autre soit pourvu de cornes permanentes, de formes et de textures complètement différentes, n’a aucune importance car, dans ce contexte précis, leurs attributs sont équivalents. La langue courante confirme cette perception : les bois et les cornes portent le même nom de nagjuk (1).


1) Le champ sémantique du terme nagjuk est en réalité plus large encore puisqu’il désigne également les aigrettes (plumes érectiles sur la tête de certains oiseaux) et les épines de certains poissons (Randa 2002a, 87; 2002b, 76) et correspond à quelque chose comme « protubérance céphalique ».

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Mythologie :


Dans "Animaux symboliques : la part de l'expérience naturaliste dans l'imaginaire Inuit= Symbolic animals and naturalist experience among the Inuit." in Dounias Edmond (ed.), Motte Florac E. (ed.), Dunham M. (ed.) Le symbolisme des animaux : l'animal, clef de voûte de la relation entre l'homme et la nature ? (Paris, 2007), Vladimir Randa raconte la naissance insolite des bœufs musqués dans l'imaginaire Inuit :


L’une des origines possibles est la naissance dans un œuf qu’on appelle “œuf de la terre” nunaup manninga. La terre en quelque sorte “pond” ces œufs : il est bien précisé que les animaux ainsi nés n’ont pas de mère au sens commun du terme anaanaqanngittut (“ils n’ont pas de mère”), leur mère étant la terre. Seuls les chamanes sont censés connaître la raison de ce phénomène. De toute évidence, il y a là un double rapprochement entre la terre et les oiseaux :

– en tant que contenants : la terre “expulse” les œufs vers la surface, tandis que la mère oiselle “pond” vers le bas

– dans le cycle biologique : en principe, c’est pendant la saison de ponte chez les oiseaux qu’on trouve également des “œufs de la terre”.

Le passage par l’étape de l’œuf a de quoi surprendre en ce qui concerne les mammifères : on pourrait imaginer qu’ils naissent à même le sol, à la manière des animaux ordinaires, ou qu’ils jaillissent de la terre comme cela se produisait jadis aux temps lointains de la création de la terre (cf. Boas 1907 : 306, 536). Or, ils naissent dans un œuf comme un oisillon. Cette représentation s’explique-t-elle par le fait que les animaux sortis d’un œuf, appelés silaat, sont considérés comme des enfants de sila, grande puissance invisible aérienne ?

Dans les premiers temps de l’humanité, la “terre” nuna avait une fonction à la fois nourricière (faute de gibiers, les gens mangeaient de la terre) et génitrice : à cette époque-là, les femmes ayant du mal à procréer allaient ramasser des enfants à même le sol. Les mêmes prescriptions rituelles s’appliquaient alors : quelle que fût l’origine de ces enfants, leur mère se devait d’observer les mêmes règles de conduite (Rasmussen 1929 : 254 ; cf. également le témoignage recueilli à Igloolik par B. Saladin d’Anglure 1990 : 84-85).

La “terre” nuna de même que l’“air” sila, le “ciel” qilak apparaissent comme des réservoirs d’animaux :

« ... the caribou have once come from inside the earth. That is why there are many who believe that there have been beasts both in the sky and under the earth even at the time when mankind only ate of the earth » (Rasmussen 1931 : 319).

Les œufs de la terre peuvent “se trouver n’importe où” nunatuinnarmiisuut, “à même le sol” manirainnarmiingmata, “dans un nid abandonné” ivavvituqaup iluani, voire “au fond de l’eau” (lac ou mer) imaup iluani.

Semblables à d’autres œufs, ils n’en possèdent pas moins quelques traits particuliers :

– taille variable (ilangit angijualuuvak&utik ilangit mikittukuluvak&utik “certains sont très grands, d’autres très petits”) mais il semble qu’ils soient le plus souvent assez gros ;

– couleur ne correspondant pas à l’espèce dans le nid de laquelle ils se trouvent ; contrairement à ce qui se passe ordinairement, leur nid n’est garni ni de duvet ni de plumes ;

– disposés à même le sol, “ils n’émergent qu’un peu” nuisimaarjuk&utik.

N’étant pas destinés aux humains, du fait d’appartenir à la terre, leur mère génitrice, les “œufs de la terre ne doivent pas être pris” nunaup manningit pijariaqanngittut, voire “on ne peut les attraper avec la main” tigujunniiqpait, “on ne doit pas [les faire] éclater” qaariaqanngittuq ni “[les] briser” suragiaqanngittuq. Transgresser cet interdit “fait craindre” kappianaqtuq la réaction de la terre en “mère protectrice” niviuqtuq, à la manière d’une femelle qui défend ses petits. La sanction tombe sous forme de mauvais temps (forte pluie, brouillard persistant, froid) qui rend difficile la poursuite des activités de subsistance. B. Saladin d’Anglure (1983 : 73, 1990 : 96-97) relate les conséquences du bris d’un tel œuf par un chien dans la région d’Igloolik, à savoir un brouillard persistant pendant tout l’été 1979.

Des “œufs de la terre” ne sortiront pas des oiseaux mais des mammifères, le plus souvent des “caribous” (Rangifer tarandus L., Cervidae) tuktu (sg.), quelquefois des “bœufs musqués” (Ovibos moschatus Zimmermann, Bovidae) umingmak (sg.) (Rasmussen 1931 : 265).

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Contes et légendes :


Howard Norman propose un recueil de contes intitulé Contes du Grand Nord, récits traditionnels des peuples Inuits et Indiens (Édition originale 1990 ; Éditions Albin Michel S.A., collection "Terre indienne", 2003). Certains concernent le bœuf musqué :


Quand les bœufs musqués parlèrent la langue des hommes

Esquimau Iglulik


Deux bœufs musqués, des mâles, ruminaient au sommet d'une colline couverte de glace. Ils parlaient entre eux, mais n'utilisaient pas la langue des hommes. Ils ne la parlaient pas encore.

Des chasseurs arrivèrent et aperçurent les bœufs musqués. Ils murmurèrent : « Ils ne parlent pas comme nous et s'ils se cachent dans le brouillard, nous ne les trouverons pas. Nous devons leur enseigner la langue des hommes. »

Un des chasseurs sauta sur un petit monticule de glace et, voyant cela, les bœufs musqué l'imitèrent. Ils sautèrent sur de petits monticules de glace.

Un deuxième chasseur se mit alors à affûter son couteau sur un rocher, et les bœufs musqués baissèrent la tête et affûtèrent leurs cornes sur un rocher.

Un troisième chasseur s'ébroua et les deux bœufs musqués s'ébrouèrent.

Le quatrième chasseur lança alors : « Nous sommes de petites collines rondes, nos herbes ondulent dans le vent. Personne ne veut tuer des collines ! Nous sommes en sécurité ! »

Les bœufs musqués dirent à leur tour : « Nous sommes de petites collines rondes, nos herbes ondulent dans le vent... » Mais avant qu'ils aient fini leur phrase, les chasseurs lâchèrent leurs chiens.

Quand les bœufs musqués virent les chiens approche, ils sentirent le danger, se mirent dos à dos et baissèrent les cornes. Puis leurs naseaux commencèrent à fumer, mais trop tard pour les cacher. Les chasseurs virent où ils se tenaient et bien que, dans le brouillard, leurs chiens aient été éventrés, ils réussirent à tuer les bœufs musqués.

C’était la première fois que des bœufs musqués parlaient la langue des hommes, et c'est ainsi qu'ils se firent repérer dans le brouillard.

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Littérature :


Dans La Peau de bison (Éditions Flammarion, 1971) de Frison-Roche, au début du roman, Max et Jack sillonnent le grand nord canadien, l'un comme pilote d'avion, l'autre afin de recenser la faune arctique :


Jack avait réglé ses jumelles et scrutait attentivement la plaine :

- Les voilà ! dit-il. Cap à 2 h 15, on les tient !

Max réduisit les gaz et le monoplan descendit doucement, balancé comme une mouette par les grands courants aériens qu'aucun relief ne brisait sur dix mille kilomètres de distance.

Ce que cherchait Jack, Max le savait.

Jack devait recenser avant l'hiver les derniers bœufs musqués du continent canadien. Dans ce que le gouvernement nommait le sanctuaire de la faune.

Les bœufs musqués des Barren Lands constituaient l'unique réserve de ces animaux préhistoriques.

Massacrés au cours des siècles, il n'en restait plus que cinq cents sur tout le continent canadien en 1936 ; on avait protégé les dernières hardes et maintenant douze cents bœufs musqués galopaient sur la toundra, défendus désormais contre les hommes, mais devant lutter contre leurs ennemis de toujours, les loups, les ours grizzly.

- Voilà le troupeau qui me manquait ! dit Jack rayonnant.

Il comptait : trois taureaux, quinze vaches, des génisses, et les veaux du printemps : trente-deux têtes !

Effrayés par les bruits du moteur, les bœufs musqués galopaient avec fureur, tête basse, les animaux adultes encadrant les veaux, qu'ils semblaient soutenir entre leurs flancs ; le vieux mâle qui commandait la harde se dirigea vers une sorte de tertre qui dominait d'une cinquantaine de mètres le lit de la rivière, s'y arrêta, cornes hautes, et immédiatement, comme s'ils répétaient une tactique longtemps apprise, les bœufs se formèrent en hérisson, défenses pointées vers l'extérieur, les grands taureaux poussant vers l'intérieur du cercle les jeunes bêtes.

- Maintenant, ils ne bougeront plus, dit Jack, pose-toi. [...]

Sur le tertre dégarni de neige, dominant la rivière, les bœufs musqués formés en hérisson les regardaient venir, immobiles et inquiétants. On ne voyait d'eux en raccourci qu'une muraille de fourrures noir et fauve, hérissée de cornes recourbées et où luisaient comme de escarboucles de grands yeux verts aux pupilles dorées.

Max avait pris sa carabine. Jack ne portait que son appareil photo en bandoulière. Il se retourna vers le pilote et dit, mécontent :

- Tu sais, ils sont sacrés, ne tire sous aucun prétexte, d'ailleurs on ne risque rien, on les aborde par le bas et un bœuf musqué en charge jamais à la descente !

- Tu en es tellement certain ? Mon ami Weber, le glaciologue, a failli se faire écharper avec son compagnon, dans l'île Axel-Heiberg, l'année passée. Ils faisaient comme nous, ils approchaient par le bas et les bœufs étaient sur la crête, et tout à coup un taureau a chargé, à la descente ! Ils n'ont eu que le temps de s'écarter, mais le chien qui les accompagnait a été éventré et projeté à dix mètres en l'air...

- Ils avaient un chien, dit Jack, c'était là l'erreur. Pour les bœufs, le chien ou le loup c'est pareil, et quand ils sont sur la défensive comme aujourd'hui, il y a toujours un gros mâle qui charge pour disperser les loups. Ils connaissent la tactique, les muskoxen, ils sont là depuis plus d'un million d'années ! Allons, viens ! Tu vas ramper sur ma droite, on avancera à même hauteur, et quand on sera à dix ou douze mètres des cornes, on ne bouge plus ! Le temps de les compter, d'apprécier l'âge, le sexe, les promesses de vêlage. Promis !

Ils firent comme il avait dit.

Ils rampèrent à découvert, très lentement, vers la harde formée en hérisson - on eût dit une couronne de fourrure posée sur le crâne chauve de la colline -, mais cette masse, quand on l'approchait, était curieusement parcourue d'une sorte de frémissement, comme celui d'une foule qui tangue et roule au coude à coude dans une bagarre face à la police ; parfois, entre les pattes des bêtes adultes, un jeune veau passait son petit mufle baveux, mais la mère d'un coup de tête le repoussait à l'intérieur du cercle, et là, à l'abri des croupes, une dizaine de jeunes jouaient comme dans un corral.

Trois taureaux se relayaient pour surveiller l'ensemble : parfois l'un d'eux sortait du cercle, se portait quelques pas en avant, humait l'air, grognait, puis trottait devant le front de sa harde, comme un capitaine avant l'assaut. Max admirait tout à loisir la bête étrange, qui paraissait le double de son poids et de sa taille en raison de l'épaisseur de la fourrure dont les crins pendaient comme une jupe jusqu'au bas des sabots ; l'animal portait, recourbées vers le bas puis relevées en redoutables crochets, les pointes les plus acérées que l'on puisse imaginer. Maintenant qu'ils étaient tout près d'elles, les bêtes commençaient à manifester de l'inquiétude, un autre taureau gratta le sol de ses sabots et émit un sourd meuglement. Jack se porta lentement à la hauteur de Max.

- J'ai mon compte, la harde a augmenté de cinq têtes, c'est peu mais normal... on va reculer aussi doucement qu'on est venu.

Il regarda la "303" que portait Max et sourit.

- Mets le cran de sûreté, Max, ils ne nous attaqueront pas et ils vont disparaître derrière la butte dès que nous serons suffisamment éloignés, il faut toujours leur laisser une porte de sortie, sans cela... Tu sais, ce ne sont pas des taureaux, mais bien des ovibos, le plus ancien ruminant connu, une espèce en voie de disparition. Hérodote les avait décrits comme des moutons gros comme des vaches et il avait raison. Leur détente est celle du bélier, rien n'échappe à leur charge !

- Ils sont bien armés, en effet, et je comprends la trouille de Weber.

- Ce ne sont pas des cornes, c'est l'os frontal qui forme cette excroissance fibreuse. Aucun autre animal ne porte pareille défense.

Jack allait encore lui faire un cours, mais Max, qui suivait le lent mouvement des nuages dans le ciel, pressentit l'approche d'un blizzard.

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