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Le Serpent




Étymologie :


  • SERPENT, subst. masc.

Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1100 « reptile à corps cylindrique, très allongé, dépourvu de membres » (Roland, éd. J. Bédier, 2543) ; b) 1606 serpent d'eau (Nicot) ; 1611 serpent cornu (Cotgr.) ; 1671 serpent à deux têtes (Pomey) 1680 serpent à sonnette (Rich.) ; 1765 serpent à lunettes (Enc ) ; 1854 serpent diamant (Abbé Falcimagne, trad. Mgr R. Salvado, Mém. historiques sur l'Australie, p. 381 ds Quem. DDL t. 13) ; 2. a) déb. xiie s. uns marins serpenz (St Brendan, éd. E. G. R. Waters, 909) ; 1855 serpent de mer « gigantesque monstre à l'existence hypothétique » (Nerval, Nouv. et fantais., p. 279) ; 1939 fig. « sujet rebattu, cliché » (Giraudoux, Pleins pouvoirs, p. 93) ; b) 1501 « le Diable, Lucifer » (Livre de conduite du regisseur ... pour le mystère de la Passion joué à Mons, éd. G. Cohen, 10) ; 1585 serpent d'airain (N. Du Fail, Contes d'Eutrapel, éd. J. Ass3.ézat, II, p. 334) ; c) 1926 serpent à plumes « dieu de la mythologie aztèque » (D. H. Lawrence, Le Serpent à plumes) ; 3. 1174-77 pute serpant « personne perfide et méchante » (Renart, éd. M. Roques, br. VIIa, 6071, t. 3, p. 17) ; 4. a) av. 1606 « ce qui ondule comme un serpent » (Desportes, Angélique, I ds Littré) ; b) 1636 « instrument de musique » (Mersenne, Harmonie universelle, p. 278) ; c) 1904 aéron. (Marchis, loc. cit.) ; 5. 1973 serpent européen (Le Point, 8 oct. ds Gilb. 1980) ; 1975 serpent monétaire européen (ibid., 19 mai ds Rob. 1985). Du lat. serpentem, acc. de serpens « serpent ».


Pour en savoir davantage, lire la définition.

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Zoologie :


Selon Matt Pagett, auteur de Le petit livre de merde (titre original What shat that ?, Quick Publishing, 2007 ; édition française Chiflet & Cie, 2008) :


"Il y en a pour tous les goûts : du petit modèle de 15 cm à l'énorme anaconda de 8 mètres et 250 kg. Ils ne sont pas très accueillants mais certains d'entre nous les traitent comme des animaux de compagnie. A noter que leur merde est assez inoffensive. Sauf au niveau de l'odeur, mais manifestement, ils s'en foutent...


Description : Tout dépend de la taille de l'espèce, mais en gros la merde de serpent ressemble à un cordon ou à un serpentin. D'un marron plus ou moins sombre, agrémentée d'une tache blanche d'acide urique à une extrémité, elle devient poudreuse une fois sèche. Avec son lot d'aliments non digérés, poils et griffes par exemple, l'odeur est très prononcée. Les serpents peuvent rester des semaines sans déféquer.


Quelle grande gueule ! Comment un serpent tue-t-il sa proie ? Il la mord, l'étouffe et l'avale encore vivante si elle n'est pas trop grosse. Le serpent ne mâche pas mais, grâce à la souplesse de sa mâchoire inférieure, la proie peut arriver intacte dans l'appareil digestif. Quand il ne mange pas, le serpent se prépare pour le prochain repas : les processus digestifs ne fonctionnent qu'à partir d'une certaine température corporelle qu'il cherche à trouver en se chauffant au soleil. Les acides gastriques attaquent tous les tissus, libèrent les protéines et absorbent les nutriments. Ce qui reste (poils et os) sera évacué. Ce processus digestif peut prendre des semaines.


La chaleur du foyer : Avoir un serpent à la maison nécessite un équipement adéquat. Ces animaux peuvent tomber malades à cause de leur merde. Les serpents, qui ont besoin de chaleur, risquent aussi de monopoliser vos radiateurs mais attention car leurs intestins peuvent pâtir d'une température trop forte, entraînant alors la formation de fécalithes (pierres fécales).


Ras-le-bol : La couleuvre rayée émet une curieuse sécrétion anale quand elle est effrayée. C'est sa manière à elle de dire : "Laissez-moi tranquille !", ou plus trivialement : "Arrêtez de me faire chier !"

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Croyances populaires :


Adolphe de Chesnel, auteur d'un Dictionnaire des superstitions, erreurs, préjugés, et traditions populaires... (J.-P. Migne Éditeur, 1856) propose la notice suivante :


ZOUREG. Les Arabes nomment ainsi un serpent mystérieux qu'ils disent habiter le désert, où il peut, lorsqu'il se met en marche, renverser tout ce qui lui fait obstacle, comme des rochers, des murs, des arbres, etc. L'homme qui est ainsi atteint par le zoureg meurt aussitôt.

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Selon Ignace Mariétan, auteur d'un article intitulé "Légendes et erreurs se rapportant aux animaux" paru dans le Bulletin de la Murithienne, 1940, n°58, pp. 27-62 :


Les Serpents, par la crainte prodigieuse qu'ils inspirent, ne devaient pas manquer de donner lieu à d'innombrables légendes. On parle de Serpents à tête de Chat, portant des poils et des pattes, confusion probable avec des Belettes. Il doit y avoir plus de légende que de réalité dans les récits de fascination d'oiseaux par des Serpents.

Aux Flancs, forêt au-dessus de St-Luc, vit un animal que les gens du village présentent avec un corps de Serpent, une tête de Chat sans oublier d'abondantes moustaches. Plusieurs connaissent l'endroit où il se tient et l'évitent soigneusement. On lui prête plusieurs cas de fascination d'Oiseaux. Au village de Forclaz lorsqu'on voit un Serpent avant midi, c'est signe d'orage pour l'après-midi : le Serpent sort déjà le matin, prévoyant qu'il ne pourra pas chercher sa nourriture après-midi. Dans la vallée d'Illiez la vue d'un Serpent est un signe de changement de temps. A Sierre on dit que si les Serpents descendent une pente dans les forêts et les taillis c'est un signe de mauvais temps, surtout d'orage. Si un Serpent est coupé en deux il faut avoir soin d'écarter les morceaux sinon ils se ressoudent.

L'inimitié entre les Serpents et les Cerfs est souvent mise en évidence par les auteurs classiques. Pline (Histoire naturelle XXVIII, 42 et VIII, 50) indique comme remède aux morsures des Serpents, la présure d'un faon tué dans le ventre de sa mère.

Pline (H. N. XXV., 55) dit aussi que les Serpents sentent les Cerfs à distance et le parfum de certaines plantes comme la Lysimachie leur est odieux.

Si on peut attraper le Serpent il faut lui couper la tête, la piler et l'appliquer sur le mal. Dans un vieux grimoire suisse de la région du pays d'En-Haut (Haute-Gruyère) un exorcisme contre les Serpents est ainsi formulé : « Il faut dire cette prière : Ce sont les trois Cerfs qui vont en bas la montagne du Jardin (des Oliviers ?) et rencontrent N. S. J. C. qui leur dit : où allez-vous les trois Cerfs ? — Nous sommes tant onxtiés (oints ?) de l'onxion du Serpent, que nous n'en pouvons plus. Onlion (onction ?) morsure, va-t-en, que fasses mal à chose qui ait sur la terre et que tu t'en ailles de dessus les vivants et de dessus la personne... nom, prénom, de qui il est né, etc. » (Le culte de Diane en Suisse et l'origine du Fraumünster à Zurich. Alfred Boissier, Genève 1916).

Pline prétend que l'ombre du Frêne est néfaste pour les Serpents (Livre XVI chap. 13 De Fraxino). Les feuilles de Frêne, dit-il, sont mortelles aux bêtes de somme, inoffensives pour les autres ruminants, assurent les Grecs. En Italie elles ne sont pas nuisibles aux bêtes de somme. Mais contre les Serpents le suc des feuilles exprimé et bu et les feuilles appliquées sur les blessures sont le meilleur des remèdes. La puissance du feuillage du Frêne est telle que le Serpent ne passe pas même dans l'ombre du Frêne, si longue soit-elle le matin et le soir ; au contraire il fuit bien loin.

Et je rapporte une chose que j'ai expérimentée dit Pline. Si on enferme du feu et un Serpent dans un cercle de feuillage de Frêne, le Serpent fuit dans le feu plutôt que dans le Frêne. Par une admirable bonté de la Nature, le Frêne pousse ses feuilles avant que les Serpents sortent, et il ne les perd pas avant que les Serpents soient rentrés sous terre. […]

L'idée que les Serpents sont très friands de lait et qu'ils sont capables de traire les Vaches est répandue. A Conthey on étendrait de la Tanaisie pour les faire fuir, à Nendaz on met de la Tanaisie parmi les plantes qu'on fait bénir à la S. Jean comme préservatif. A Mase (Hérens) on cite le cas d'un Serpent qui aurait déposé son diamant devant une écurie pour aller traire les vaches, car l'idée d'un diamant porté par un Serpent est répandue. (Vallée d'Illiez).

A Evolène on cite des cas où les vaches s'écartent du troupeau, au moment de la traite, pour aller se coucher sur des pierriers, afin de se faire traire par des Serpents.

Dans certaines fermes au Clos-du-Doubs, dans le Jura-Bernois, on prépare encore pour le Mardi-Gras, un pot-au-feu dont une partie du bouillon est réservée pour une coutume très originale. La fermière remplit une écuelle de ce bouillon et en asperge la maison et ses abords avec un rameau de buis, de houx ou de sapin, en disant à haute voix : Serpent, Serpent, va-t-en, voici le bouillon de carnaval. […]

On prétend formellement dans le pays, que le Serpent s'enroule autour d'une jambe de la vache, qu'il la regarde fixement pour la « charmer », puis grimpe lestement jusqu'aux trayons. La vache n'en est pas effrayée et se laisse traire volontiers par le reptile, désormais elle l'appellera même, matin et soir, en mugissant, comme elle le ferait pour son nourrisson.

On trouverait parfois ces Serpents ivres de lait sous la vache. Celle-ci ne tarde pas à donner un lait rouge, elle tarit bientôt et son pis devient malade. (Vieux us des Clos-du-Doubs p. J. Surdez : Bulletin de la société suisse des traditions populaires N° I 1940).

Il n'est pas certain que les serpents recherchent particulièrement le lait et il paraît impossible que, avec leur bouche garnie de petites dents, ils puissent traire une vache sans la faire souffrir ce qui l'éloignerait.

On prétend souvent que le bois de Noisetier a des propriétés nocives pour les Serpents et qu'on les tue plus facilement avec une baguette de Noisetier. […]

Mathiole dit que la fumée produite par le vieux cuir chasse les Serpents qui entrent dans les maisons et aussi ceux qui entrent dans le corps de ceux qui ont l'habitude de dormir la bouche ouverte. Il cite le témoignage d'un certain Marcus Catinaria, médecin « docte et sçavant » qui dit avoir vu un cas chez un homme de sa connaissance. […]

Dans la Vallée d'Illiez on raconte qu'une femme prit une fois deux ouvriers pour faire les foins dans un fenil. Comme elle préparait les repas en plein air, un serpent tomba dans la soupe. N'ayant pas la possibilité d'en refaire une autre, elle sortit le Serpent et servit ses ouvriers sans rien leur dire. L'année suivante elle voulut engager les mêmes ouvriers, ceux-ci lui dirent : « Oui, mais il faudra nous donner une soupe aussi bonne que celle de l'année dernière ». Alors elle leur dit ce qui s'était passé et l'un d'eux mourut de dégoût, tandis que l'autre resta indifférent. Dans la vallée de Saas on prétend qu'un homme était venu pour faire disparaître les Serpents ; il ne demandait que la nourriture et l'habillement. Les communes de Grund, Almagell et Fee acceptèrent, aussi n'ont-elles pas de Serpents aujourd'hui. Si on transporte du foin et qu'un Serpent soit à l'intérieur de la charge il s'évade à la limite de ces communes. Si on transporte un Serpent vivant dans une bouteille, celle-ci éclate à la limite.

La même idée se retrouve dans la vallée d'Anniviers et dans la vallée de Bagnes. Si, en montagne, certaines régions n'ont pas de Serpents, cela tient à leur orientation ; les Serpents évitent les endroits exposés» au nord, parce qu'ils sont plus froids.

Chez les Grecs, le dieu de la médecine était Asclépios, ou, de son nom latinisé, Esculape. 11 avait pour symbole le Serpent, moins sans doute à cause de ses propriétés venimeuses, que parce que cet animal changeant chaque année de peau, était considéré comme le symbole de la force vitale qui se renouvelle sans cesse. […]

L'idée qu'on peut s'immuniser contre les poisons est très ancienne et a donné lieu à des légendes curieuses. Chez les Indous on croyait aux jeunes filles venimeuses ; c'étaient des personnes qui, dès leur jeunesse, étaient nourries des poisons les plus variés en quantité telle que, sans succomber, elles-mêmes, à l'effet de ces poisons, elles en étaient à tel point saturées que leur simple contact et tous les liquides de leur corps devenaient mortels.

Mithridate, roi du Pont (132-63 av. J.-C.) aurait réussi à s'immuniser contre tous les poisons. lInous a transmis la thériaque qui a été en usage jusqu'à une époque relativement récente. Sa préparation contient des ordonnances nombreuses : il y entrait du sang des Canards du Pont, immunisés, disait-on, parce qu'ils mangent des herbes vénéneuses, puis toutes sortes de plantes et aussi des substances tirées des Serpents.

L'Hydre de Lerne était, selon la fable, un Serpent monstrueux à 7 têtes, qui repoussaient à mesure qu'on les coupait, si on ne les abattait pas toutes d'un seul coup. La destruction de ce monstre fut l'un des douze travaux d'Hercule. Nous croyons avoir trouvé, dans la vallée d'Illiez, la survivance de cette légende un peu déformée. Il est question d'un œuf pondu par un coq, donnant naissance à un Serpent à 7 têtes. Si ce monstre voit le premier une personne celle-ci meurt ; mais si c'est la personne qui voit le Serpent en premier lieu, c'est celui-ci qui meurt. [...]

A Orsières certaines personnes évitent de tuer des Serpents par crainte que les autres ne deviennent plus méchants, croyance semblable à celle qu'on rencontre dans certains pays orientaux.

Dans la vallée d'Hérens les enfants portent, fixée à la ceinture, une clochette spéciale, ou même une clochette plus grande destinée au bétail. On dit que cette clochette a pour but d'effrayer et d'éloigner les Serpents, tout comme elle doit le faire pour le bétail. On dit aussi qu'elle doit éloigner les Aigles.

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Selon Jean Baucomont, auteur d'un article intitulé "Les formulettes d'incantation enfantine", paru dans la revue Arts et traditions populaires, 13e Année, No. 3/4 (Juillet-Décembre 1965), pp. 243-255 :


La tradition orale se perpétue dans le folklore de la vie enfantine. […] Une des catégories les plus curieuses de ces formulettes est celle des formulettes d'incantation.

L'incantation, nous disent les dictionnaires, signifie étymologiquement : un enchantement produit par l'emploi de paroles magiques pour opérer un charme, un sortilège. Le recours à l'incantation postule une attitude mentale inspirée par l'antique croyance au pouvoir du verbe, proféré dans certaines circonstances.

[…]

« L'incantation, dit Bergson, participe à la fois du commandement et de la prière. » On constate effectivement, que la plupart des formulettes d'incantation comportent à la fois une invocation propitiatoire : promesse d'offrande en cas de succès et une menace de sacrifice expiatoire, d'immolation en cas d'échec. Ce qui est proprement le caractère de l'opération magique traditionnelle.

[…]

Le premier mardi de mars

La vipère sort du buisson

Toute bête serpentine

Met la tête sous l'épine

Que Dieu te voie

Que je te voie

Avant que tu ne me voies

Pater Noster, etc.

(Ariège)

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Selon Charles Joisten, auteur de "Quelques attestations de récits légendaires antérieures au XVIIIe siècle en Savoie et en Dauphiné." (In : Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n°1/1974. pp. 119-130) :


Le serpent porteur d'une pierre précieuse

Très nombreux sont les témoignages qui attestent dans les Alpes françaises la croyance à un serpent porteur d'une pierre précieuse, dénommé vuivre, coulobre, serpent volant ou dragon. Un intéressant document apporte la preuve que cette croyance n'était pas, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, l'apanage des classes populaires et qu'un simple fermier pouvait, en s'appuyant sur elle, mystifier et escroquer des personnages haut placés : il s'agit des «remarques de l'an 1680 », notées en marge d'un registre paroissial par Pierre de Rosarges curé d'Aoste (Isère). On y peut lire qu'un fermier de Faverges (Isère) « a tué un serpent prodigieux à une ou deux heures de nuit, qu'on nomme couleuvre t qu'on dit porter un escarboucle, lequel l'enterra sans faire bruit ». Ayant appris que le fermier avait l'escarboucle chez lui, plusieurs personnes dont un baron et l'évêque de Belley, lui offrirent d'importantes sommes d'argent pour l'acheter. Dans l'impossibilité de produire le bijou, l'escroc fut emprisonné à La Tour-du-Pin.

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Jean-Jacques Barloy, dans un article intitulé "Rumeurs sur des animaux mystérieux." In : Communications, 52, 1990. Rumeurs et légendes contemporaines. pp. 197-218 rapporte des anecdotes relatives à des serpents géants :


[...] Nombreux sont les témoignages qui font état de serpents aux dimensions exceptionnelles. Ainsi, vers 1930, M. Henri Antonioli en observe un dans un torrent proche du mont Granier, dans la région d'Apremont (Savoie). Long d'environ 3 mètres, il a le diamètre d'un poignet humain. De couleur jaune et gris, il présente des guillochis en forme d'accent circonflexe.

Or, une quinzaine d'années plus tard, M. Antonioli a la surprise de lire, dans Le Dauphiné libéré, qu'un énorme serpent a été vu dans le lac des Pères, à 2 ou 3 kilomètres du lieu de sa propre observation.

Troisième acte : aux alentours de 1960, et toujours selon le même quotidien, un cultivateur de Chapareillan rencontre près de chez lui un serpent dont il évalue la longueur à 12 mètres. Chapareillan se situe à une dizaine de kilomètres du lieu des deux premières observations.

Un grand serpent, python ou boa, pouvant vivre une quarantaine d'années, M. Antonioli se demande si les trois témoignages ne concernent pas un seul et même spécimen.

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Selon Danielle Musset, auteure de « Serpents : représentations et usages multiples », Ethnologie française, 2004/3 (Vol. 34), p. 427-434 :


La graisse ou l’huile de serpent est le remède des rhumatismes, des entorses. Mais c’est surtout sa peau qui est utilisée pour aider aux accouchements : « On faisait boire une infusion de peau de serpent à l’accouchée pour faciliter l’accouchement [...]. À l’époque, on ramassait les peaux de serpent, la mue, et on les gardait pour faire des infusions [...]. On s’en servait pour diverses circonstances. Je me rappelle, ma mère en avait dans la maison, dans une boîte, ça se conservait bien. Lorsqu’on les trouvait dans la campagne, c’était sec ». En ceinture, la peau de serpent favorise l’accouchement difficile. On en ceignait l’enfant au moment du sevrage, pour éviter la montée de lait [Benoît, 1975 : 132]. Pour empêcher la mule d’être en chaleur, il fallait lui faire manger de la peau de serpent dans du son (vallée du Jabron). Portée sur soi, la peau de serpent servait aussi à conjurer les sorts, à écarter les sorciers [Provence, 1937 : 270]. Ces recettes, décrites par la plupart des folkloristes, avec leurs nombreuses variantes, montrent que le champ thérapeutique couvert par le serpent était très large, avec un rôle particulier concernant l’accouchement et la maternité.


■ Rendez-vous amoureux entre l’animal domestique et l’animal sauvage

La rencontre entre l’animal « domestique » et le serpent « sauvage » traduit clairement la connotation sexuelle attribuée à cet animal. Utiles et nuisibles, les serpents font l’objet d’usages variés (médicinaux, alimentaires, symboliques complexes), anciens et largement répandus. Une des représentations les plus répandues (au moins dans le domaine européen) associe le lait et le serpent. On dit que le lait est un aliment qui l’attire. Cet appétit de lait pousse le serpent à téter les brebis, les vaches, les chèvres. On s’en aperçoit, dit-on, car « Le lait sort rouge quand on trait ». Qui plus est, ces bêtes se laissent faire volontairement. De nombreux récits portent sur ces rendez-vous entre le serpent et, le plus souvent, une chèvre : « Mon grand-père avait une chèvre qui s’enfuyait pour se rendre à un endroit, toujours le même, où elle donnait à téter à une vipère. Ça lui avait plu, elle y allait »;«La chèvre y va comme si c’était son chevreau ». Ou cet autre récit encore plus explicite : « À Pèlegrine, ils avaient un troupeau et il y avait des chèvres dedans. Et tous les jours à dix heures ou à neuf heures, quand ils rentraient le troupeau, cette chèvre qui partait. À fond de train, elle s’en allait dans le bois. Ils envoyaient le chien mais il n’y avait rien à faire, il fallait qu’elle y aille. Vous savez où elle allait ? Elle allait faire téter un gros serpent dans le “clapier”, là-bas. Ça, il y en a qui peuvent vous le dire [...]. Et alors, la chèvre, elle se plaçait sur les pierres. Et à ce moment-là, le monsieur, il sortait de dedans. Un serpent formidable et il tétait la chèvre. Et puis elle s’en retournait ». D’autres récits concernent le serpent buveur de lait de femme, serpent qu’on retrouvera dans le berceau de l’enfant, attiré par l’odeur. Cependant, on dit aussi qu’une vipère ne piquera jamais une femme enceinte [Petra Castellana, 1997 : 27]. Un lien perdure entre le serpent, la femme enceinte, l’accouchée, l’allaitement : le serpent a le pouvoir de faciliter l’accouchement mais aussi d’arrêter le lait. Serpent, lait, fécondité, sexualité dévoilent tout un champ de correspondances complexes et ambiguës qu’il conviendrait de développer davantage. Cette complexité est bien mise en évidence lorsque l’on pose la question de l’utilité de cet animal et en particulier de la vipère. Les vieux paysans vous répondront : « Le serpent tire le venin de la terre [...]. Toutes les bêtes qui se traînent ramassent du venin ». « Justement, le venin, où est-ce qu’ils le prennent ? Ils le prennent sur la terre [...] parce qu’il y a quand même un venin dans la terre ». La terre est source de venin mais le serpent en tirant le venin, permet aussi à la terre d’être fertile. « Il paraît que c’est reconnu, que ça a une certaine utilité, que si c’était pas ça, dans la terre, il pousserait pas un radis. Le venin que contient un vipère, c’est qu’il l’absorbe de la terre ». L’équilibre de la nature passe par la présence de ces animaux dont on sait que, dans de nombreuses civilisations, ils sont associés à la fertilité. Et c’est pourquoi il ne faudrait pas les tuer.

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Selon Grażyna Mosio et Beata Skoczeń-Marchewka, auteurs de l'article "La symbolique des animaux dans la culture populaire polonaise, De l’étable à la forêt" (17. Mars 2009) :


"La vie des reptiles et des amphibies est liée aux milieux humides ou aquatiques, sombres, souvent souterrains. Ces caractères, tout comme le fait de posséder une peau chatoyante, parfois glissante, parfois couverte d’écailles, en faisaient des êtres chtoniens. Les serpents appartenant à ce groupe, changeant d’une manière cyclique de peau, donc renaissant sous une nouvelle apparence, étaient considérés comme des animaux lunaires. On les liait à la fuite du temps et aux métamorphoses. Ils étaient estimés comme étant des êtres impurs, car ils unissaient de nombreuses caractéristiques propres à d’autres animaux. Le serpent rampait sur la terre, nageait dans l’eau, et comme les oiseaux naissait d’un œuf. Il était identifié à la fois à ce qui se trouvait dans l’au-delà, et dans la zone limite. On croyait que s’y incorporaient aussi bien les dieux que les démons. Depuis les temps les plus anciens il apparaissait dans de nombreux mythes. Les sources ethnographiques accessibles montrent que dans les croyances populaires le serpent avait néanmoins une signification ambivalente – tout à la fois comme force destructrice, fautive du chaos, de la mort (par son venin), et comme force créatrice, donateur de bien, symbole de la vie et de la fécondité. Ce dualisme symbolique est le mieux visible dans l’union du serpent à la masculinité – par la comparaison de l’organe sexuel masculin à la forme phallique du reptile, et tout à la fois à la féminité, liée également au cyclisme et à l’impureté qui lui est imputée dans la culture populaire. Le savoir du peuple comptait dans le groupe des serpents aussi bien les vipères que les couleuvres et les orvets, qui en réalité sont des lézards. Bien des croyances concernaient des êtres mythiques – les dragons, qui selon les présomptions universelles étaient liés avec les serpents par une parenté étroite. En tant que représentant de la nuit, le serpent était un ennemi de la lumière, du soleil et de la vie. On pensait que les vipères se chauffant au soleil le sucent ou boivent l’énergie solaire. Le serpent glissant dans l’herbe provoquait sa sécheresse, et en nageant dans l’eau – l’empoisonnait (Biegieleisen 1929a : 105). Le contact avec le serpent facilitait sition de propriétés caractéristiques pour l’au-delà. On disait que “qui mangerait un serpent blanc cuit, comprendrait le langage de tous les animaux et verrait les esprits s’élevant dans l’air” (Kowalski 1998: 583). La couronne prise au roi des serpents faisait de son nouveau propriétaire une personne au savoir universel. Les serpents, les dragons étaient les gardiens du monde souterrain, ils habitaient à l’entrée du pays des morts, surveillant les trésors cachés ou “l’eau vive” assurant la santé, la vie et la jeunesse. Ils étaient rencontrés par les chercheurs de trésors, les héros des contes. Manger un serpent rôti vivant permettait aussi de voir l’endroit où les trésors étaient cachés. Les reptiles entrant en contact avec le monde d’au-delà étaient considérés être l’incarnation des sorcières, d’où la conviction populaire qu’ils “prenaient le lait des vaches”. On connaissait néanmoins aussi des moyens efficaces pour lutter contre ces pratiques. Faisant partie de la zone limite, ils pouvaient changer de forme, et même se métamorphoser en d’autres animaux. On croyait qu’au bout de sept ans le serpent devenait une vipère ailée ou un dragon à sept têtes (Kowalski 1998 : 583). On voyait dans les dragons des aides des płanetnicy, aidant à transporter les nuages. “Un tel dragon naît d’un serpent ou d’une grenouille, grandit à des dimensions énormes (...). Quelquefois ce dragon éclate, il tombe alors sur la terre de la grêle” (Pełka 1987 : 67). Conformément à son double caractère, le serpent pouvait aussi être une divinité protectrice. De nombreux récits confirment qu’encore au début du XXe siècle sur tout le territoire de la Pologne il existait des traces d’un culte primitif du serpent (Czernik 1985 : 185-195). Seweryn Udziela décrivit ainsi ce culte archaïque: “Tout ce que notre peuple raconte à ce sujet n’a pas rapport au serpent local, mais à un certain serpent différent, mythique (...), que personne ne peut voir. On l’appelle serpent, mais plus souvent reptile (...). Il habite dans chaque chaumière, dans l’étable, dans l’écurie, et là dans la terre, dans un trou sous le seuil, sous le poêle ou ailleurs, il a son nid. Il séjourne aussi dans les bois (...). On dit qu’il est grand, énorme ...” (Czernik 1985 : 189- 190). Des descriptions confirment l’élevage dans la maison ou dans la ferme de serpents, le plus souvent de couleuvres, qu’on nourrissait et abreuvait. On racontait qu’en habitant dans la ferme le serpent “tête les vaches, en s’enroulant autour de leurs pattes, il provoque aussi qu’elles donnent beaucoup de lait” (Świętek 1893 : 31). Le fait qu’un serpent habitait dans l’enclos était un bon présage (Moszyński 1967 : 563). Dans la région de Cracovie on croyait que: “sous la grange de qui apparaît un serpent, celui verra son bien multiplié par deux” (Udziela 1886 : 21). Le frapper ou le tuer devait attirer le malheur et même la mort. Franciszek Gawełek, folkloriste, rappelait que dans son jeune âge il avait, avec d’autres garçons, tué une couleuvre, qu’il aurait prise pour une vipère: “un vieux pâtre qui l’avait remarqué les gronda, les instruisit d’avoir commis un péché, ramassa le serpent tué et l’embrassa” (Moszyński 1967 : 562). Le serpent était tout à la fois une source de dangers, responsable des maladies, des épidémies."

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Symbolique :


Dans le Dictionnaire des symboles (1ère édition, 1969 ; édition revue et corrigée Robert Laffont, 1982) de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, on apprend que :

"Autant que l'homme, mais contrairement à lui, le serpent se distingue de toutes les espèces animales. Si l’homme se situe à l'aboutissement d'un long effort génétique, nous devons aussi nécessairement, placer cette créature froide, sans pattes, ni poils, ni plumes, au commencement du même effort. En ce sens, Homme et Serpent sont les opposés, les complémentaires, les Rivaux. En ce sens aussi, il y a du serpent dans l'homme et, singulièrement, dans la part de celui-ci que son entendement contrôle le moins. Un psychanalyste dit que le serpent est un vertébré qui incarne la psyché inférieure, le psychisme obscur, ce qui est rare, incompréhensible, mystérieux. Il n'a pourtant rien de plus commun qu'un serpent, rien de plus simple. Mais il n'y a sans doute rien de plus scandaleux pour l'esprit, en vertu même de cette simplicité.


Aux sources de la vie : serpent, âme et libido

Voyageant dans le Sud-Cameroun, nous avons observé que les Pygmées, dans leur langage de chasse, représentent le serpent d'un trait sur le sol. Certains graffitis de l'époque paléolithique n'ont sans doute pas d'autre signification. On peut dire qu'ils ramènent le serpent à son expression première. Il n'est qu'une ligne, mais une ligne vivante ; une abstraction, mais selon le mot d'André Virel, une abstraction incarnée. La ligne n'a ni commencement ni fin ; qu'elle s'anime et elle devient susceptible de toutes les représentations, de toutes les métamorphoses.

On ne voit de la ligne que sa partie proche, présente, manifeste. Mais on sait qu'elle se poursuit, en deçà et au-delà, dans l'invisible infini. Il en va de même du serpent. Le serpent visible sur la terre, l'instant de sa manifestation, est une hiérophanie. En deçà et au-delà, on sent qu'il se poursuit, dans cet infini matériel qui n'est autre que l'indifférencié primordial, réservoir de toutes latences, sous-jacent à la terre manifestée. Le serpent visible est une hiérophanie du sacré naturel, non point spirituel, mais matériel. Dans le monde diurne, il surgit comme un phantasme palpable, mais qui glisse entre les doigts, comme il glisse à travers le temps comptable, l'espace arpentable et les règles du raisonnable, pour se réfugier dans le monde du dessous, dont il provient, et où on l'imagine, intemporel, permanent, et immobile dans sa complétude. Rapide comme l'éclair, le serpent visible jaillit toujours d'une bouche d'ombre, faille ou crevasse, pour cracher la mort ou la vie, avant de retourner à l'invisible. Ou bien il quitte cette apparence mâle pour se faire femelle : il se love, il embrasse, il étreint, il étouffe, il déglutit, digère et dort. Ce serpent femelle est l'invisible serpent-principe, qui habite les couches profondes de la conscience et les couches profondes de la terre. Il est énigmatique, secret, on ne peut prévoir ses décisions, soudaines comme ses métamorphoses. Il joue des sexes comme de tous les contraires ; il est femelle et mâle aussi, jumeau en lui-même, comme tant de grands dieux créateurs qui sont toujours, dans leur représentation première, des serpents cosmiques. Le serpent ne présente donc pas un archétype, mais un complexe archétypal, lié à la froide, gluante et souterraine nuit des origines : tous les serpents possibles forment ensemble une unique multiplicité primordiale, une indémembrable Chose primordiale, qui ne cesse de se détortiller, de disparaître et de renaître. Mais quelle est donc cette Chose primordiale sinon la vie dans sa latence, ou, comme dit Keyerling, la couche de vie la plus profonde ? Elle est le réservoir, le potentiel, d'où proviennent toutes les manifestations. La vie des bas-fonds doit précisément se refléter dans la conscience diurne sous la forme d'un serpent, ajoute cet auteur, et il précise : les Chaldéens avaient un seul mot pour vie et serpent. Même remarque chez rené Guénon. Le symbolisme du serpent est effectivement lié à l'idée même de la vie ; en arabe, le serpent est el-hayyah et la vie el-hayat, et d'ajouter, ce qui est capital, qu'El-Hay, l'un des principaux noms divins,doit se traduire non par le vivant, comme on le fait souvent, mais par le vivifiant, celui qui donne la vie ou qui est le principe même de la vie. Le serpent visible n'apparaît donc que comme la brève incarnation d'un Grand Serpent Invisible, causal et a-temporel, maître du principe vital et toutes les forces de le nature. C'est un vieux dieu premier que nous retrouverons au départ de toutes les cosmogénèses, avant que les religions de l'esprit ne le détrônent. Il est ce qui anime et ce qui maintient. Sur le plan humain, il est le double symbole de l'âme et de la libido : Le serpent, écrit Bachelard, est un des plus importants archétypes de l'âme humaine. Dans le tantrisme, c'est la Kundalini, lovée à la base de la colonne vertébrale, sur le chakra de l'état de sommeil, elle ferme de sa bouche le méat du pénis. Lorsqu'elle s'éveille, le serpent siffle et se raidit, et l'ascension successive des chakras s'opère : c'est la montée de la libido, la manifestation renouvelée de la vie.


Le serpent cosmique.

Du point de vue macrocosmique, la Kundalini a pour homologue le serpent Ananta, qui enserre de ses anneaux la base de l'axe du monde. Associée à Vishnu et à Shiva, Ananta symbolise le développement et la résorption cyclique, mais, en tant que gardien du nadir, il est le porteur du monde dont il assure la stabilité. Pour construire la maison indienne qui, comme toute maison doit se trouver au centre du monde, on enfonce un pieu dans la tête du naja souterrain dont l'emplacement a été déterminé par un géomancien. Les porteurs du monde sont parfois des éléphants, des taureaux, des tortues, des crocodiles, etc. Mais ce ne sont là qu'autant de substituts ou de compléments thériomorphes du serpent, dans sa fonction première. Ainsi le mot sanscrit naja veut-il dire à la fois éléphant et serpent ; ce qui est à rapprocher de l'homologie du serpent et tapir dans la représentation du monde des Maya-Quiché. Bien souvent aussi ces animaux de puissance ne sont représentés qu'en gueule, au bout d'un corps de serpent, ou bien ils sont eux-mêmes supportés par un serpent. dans tous les cas, ils expriment l'aspect terrestre, c'est-à-dire l'agressivité et la force de la manifestation du grand dieu des ténèbres qu'est universellement le serpent.


Il y a deux façons de maintenir : ce peut être en portant, ce peut être en embrassant la création d'un cercle continu, qui empêche sa désintégration. C'est ce que fait également le serpent, sous la forme de l'Ourobouros, le serpent qui se mord la queue. La circonférence vient ici compléter le centre pour suggérer, selon le mot de Nicolas de Cuse, l'idée même de Dieu. L'Ourobouros lui aussi est un symbole de manifestation cyclique ; il est union sexuelle en lui-même, auto-fécondateur permanent, comme le montre sa queue enfoncée dans sa bouche ; il est perpétuelle transmutation de mort en vie, puisque ses crochets injectent son venin dans son propre corps ou, selon les termes de Bachelard, il est la dialectique matérielle de la vie et de la mort, la mort qui sort de la vie et la vie qui sort de la mort. S'il appelle l'image du cercle, il est surtout la dynamique du cercle, c'est-à-dire la première roue, d'apparence immobile, parce qu'elle ne tourne que sur elle-même, mais dont le mouvement est infini, parce qu'il se reconduit perpétuellement en lui-même. Animateur universel, l'ourobouros n'est pas seulement le promoteur de la vie, il est aussi celui de la durée : il crée le temps, comme la vie, en lui-même. On le représente souvent sous la forme d'une chaîne torsadée, chaîne qui est celle des heures. Entraînant le mouvement des astres, il est sans doute la première figuration, la mère du Zodiaque. L'ourobouros, vieux symbole d'un vieux Dieu naturel détrôné par l'esprit, demeure une grande divinité cosmographique et géographique ; il est gravé, comme tel, à la périphérie de toutes les premières images du monde, tel ce disque du Bénin, sans doute la plus ancienne imago mundi négro-africaine - où il enserre de sa ligne sinueuse, associant les contraires, les océans primordiaux, au milieu desquels flotte le carré de la terre.

Redoutable dans ses colères, il devient le Léviathan hébreu, le midgardorn scandinave plus ancien que les dieux eux-mêmes, selon l'Edda ; il provoque les marées lorsqu'il boit, les tempêtes lorsqu'il s'ébroue. Encore au niveau des cosmogénèses, c'est Océan lui-même, dont neuf spires entourent le cercle du monde, tandis que la dixième, glissée au-dessous de la création, forme le Styx, selon la Théogonie d'Hésiode. On dirait d'une main qui recueille, en bout de course, ce que l'autre a lancé ; et tel est bien le sens, en définitive, de cette émanation de l'indifférencié primordial, d'où tout provient et où tout retourne pour se régénérer. Les enfers et les océans, l'eau primordiale et la terre profonde ne forment qu'une materia prima, une substance primordiale, qui est celle du serpent. esprit de l'eau première, il est l'esprit de toutes les eaux, que ce soient celles du dessous, celles qui courent à la surface de la terre, ou celles du dessus. D'innombrables rivières de Grèce et d'Asie Mineure, souligne Krappe, portent le nom d'Ophis ou de Draco ; c'est aussi le Père Rhin, la Seine Deus Sequana, la Mère Gange dont on connaît l'importance religieuse, la Mère Volga, le fleuve-dieu. Bien souvent, des attributs thériomorphes précisent la fonction terrestre ou céleste de cette divinité des eaux : ainsi s'explique le Tibre-cornu de Virgile, image dans laquelle le serpent s'annexe la puissance du taureau, figurée par ses cornes ; de même Acheloos, le plus grand fleuve de la Grèce antique, prend-il tour à tour les apparences du serpent et du taureau pour affronter Héraklès. Divinité des nuages et des pluies fertilisantes, le serpent s'annexe parfois les pouvoirs du bélier – c'est le serpent criocéphale, fréquent dans l'iconographie celtique et surtout gauloise ; - ou de l'oiseau : ce sont les dragons ailés d'Extrême-Orient et leurs homologues du panthéon mezo-américain, les serpents à plumes.

On sait l'importance fondamentale que revêtent ces images symboliques dans ces deux grandes civilisations agraires, qui accordent une attention particulière aux phénomènes météorologiques. Le dragon céleste est, en Extrême-Orient, le père mythique de nombreuses dynasties, et les empereurs de Chine le portaient brodé sur leurs étendards, pour signifier l'origine divine de leur monarchie. Dans les mythologies amérindiennes, souligne Alexander, depuis le Mexique jusqu'au Pérou, le mythe de l'Oiseau-Serpent coïncide avec les plus anciennes religions de culture du maïs ; il est associé à l'humidité et aux eaux de la terre.... cependant c'est toujours au ciel que, dans ses formes les plus élevées, il reste lié. Il est non seulement le Serpent aux Plumes Vertes et le Serpent Nuage à la barbe de pluie, mais il est aussi le fils du serpent, la Maison des Rosées et... le Seigneur de l'Aube... Le serpent à plumes est tout d'abord le nuage de pluie et, de façon privilégiée, le cumulus aux reflets argentés du milieu de l'été – d'où son autre nom de Dieu-Blanc, - dont le ventre noir laisse échapper la sueur de pluie... Au Nouveau-Mexique, on le représente comme un corps de serpent qui porte sur son dos le cumulus et dont la langue est l’éclair dentelé. On se souviendra que le dragon chinois nage au milieu de vagues de cumulus exactement semblables.


Le Vieux-Dieu, l'Ancêtre mythique


Devenu ancêtre mythique et héros civilisateur – dont la forme la plus connue est le Quetzalcoatl des Toltèques, repris par les Aztèques, il s'incarne et se sacrifie pour le genre humain. L'iconographie indienne nous éclaire sur le sens de ce sacrifice. Ainsi, le Codex de Dresde présente l'oiseau de proie enfonçant ses griffes dans le corps du serpent pour en extraire le sang destiné à former l'homme civilisé : le dieu (serpent) retourne ici contre lui-même son attribut de puissance céleste, l'oiseau solaire, pour féconder la terre des hommes, car ce dieu c'est le nuage, et son sang, c'est la pluie nourricière qui permettra le maïs et l'homme de maïs. Il y aurait long à dire sur ce sacrifice, qui n'est pas seulement celui du nuage ; c'est aussi la mort du désir, dans l'accomplissement de sa mission d'amour. Sur un plan plus précisément cosmogonique – et qui, dans le Soufisme, devient la base d'une mystique – c'est le déchirement de l'unicité première, double en une, qui se sépare en ses deux composants pour permettre l'ordre humain. Pour Jacques Soustelle, le sacrifice de Quetzacoatl est une reprise du schéma classique de l'initiation, fait d'une mort suivie de la renaissance : il devient le soleil et meurt à l'Ouest pour renaître à l'Est ; deux en un et dialectique en lui-même, il est le protecteur des jumeaux.

Le même complexe symbolique se retrouve en Afrique Noire, chez les Dogons pour lesquels Nommo, dieu d'eau, représenté sous la forme d'un anguipède, est l'ancêtre mythique et le héros civilisateur qui porte aux hommes leurs plus précieux biens culturels : la forge et les céréales ; lui aussi est double et un et se sacrifie pour l'humanité nouvelle. On pourrait citer encore bien d'autres exemples tirés des traditions africaines, notamment celui de Dan ou Da, grande divinité du Bénin et de la côte des Esclaves, qui est le serpent et le fétiche arc-en-ciel. Devenu Damballah-Weddo dans le vaudou haïtien, il préside aux sources et aux rivières, car sa nature est à la fois le mouvement et l'eau ; la pierre de tonnerre lui est consacrée ; il n'accepte pas que ses serviteurs – c'est-à-dire ses possédés – invoquent les divinité »s qui font à la fois le mal et le bien, à l'exception des jumeaux qui lui sont proches. Il est aussi l'éclair, et, par excellence, le dieu de la force et de la fécondité. Or, au Dahomey, Dan est encore aujourd'hui le vieux dieu naturel, l'ourobouros de ce disque du Bénin que nous décrivions plus haut, androgyne et jumeau lui-même. Ainsi s'explique le culte des pythons sacrés conservés dans les temples d'Abomey ; des jeunes filles leur sont vouées, que l'on fiance rituellement aux dieux à l'époque des semailles. Pour les Yoruba, Dan est Oshumare, l'arc-en-ciel, qui relie le haut et le bas du monde, et n'apparaît qu'après les pluies. Les peuples de la côte de Guinée, selon le témoignage de Bozman rapporté par Frazer invoquent le serpent dans les périodes de sécheresse ou de pluies excessives. Tous ces exemples, empruntés à des civilisations qui se sont élaborées indépendamment de la nôtre, expliquent les origines de cette fonction météorologique du serpent dont on retrouve aussi la trace dans notre folklore : universellement répandue, dit Krappe, est l'idée que l'arc-en-ciel est un serpent qui se désaltère dans la mer, idée relevée en France (Sébillot), mais aussi chez les Peaux-Rouges du Nevada, chez les Bororo de l'Amérique du Sud, dans l'Afrique du Sud et dans l'Inde. Toutes ces acceptions ne sont qu’autant d’applications, dans un domaine donné, du mythe du Grand Serpent Originel, expression de l'indifférencié primordial. Il est à l'alpha, mais aussi à l'oméga de toute manifestation ; ce qui explique son importante signification eschatologique, par laquelle nous allons revenir à l'évolution, si complexe, du symbole du serpent das notre propre civilisation. rappelons tout d'abord que, pour les Batak de Malaisie, un serpent cosmique vit dans les régions souterraines et qu'il détruira le monde. Pour les Huichol, il a deux têtes qui ne sont que deux monstrueuses mâchoires ouvertes à l'Ouest et à l'Est, par lesquelles il crache le soleil levant et avale le soleil couchant. Nous arrivons ainsi au plus ancien dieu créateur du monde méditerranéen, le serpent Atoum, père de l'Ennéade d'Héliopolis. Il a, lui, craché la création tout entière, au début des temps, après qu'il eut émergé par lui-même des eaux primordiales ; comme il était seul, les textes hésitent sur l'origine de ce crachat ; certains disent qu'il provint non de sa bouche mais de son sexe, Atoum s'étant pour cela masturbé ; jaillirent ainsi le premier couple de dieux Chtou et Phténis, qui mirent au monde Geb et Nout, respectivement l'air et l'humidité, la terre et le ciel. Après quoi, ces dieux ayant procréé le détail de la terre et des hommes, tout fut. Alors Atoum se dressa devant sa création et tint ces propos, comme il est rapporté dans le Livre des Morts : Je suis ce qui demeure ; ... le monde retournera au chaos, à l'indifférencié, je me transformerai alors en serpent qu'aucun homme ne connaît, qu'aucun dieu ne voit ! Aucune mythologie n'a été aussi sévère dans sa peinture du Grand Serpent Originel. Atoum ne se commet pas à avaler le soleil. Il n'a que faire de ce chthonien, de cet enfer quotidien où notre vie se défait et se régénère. Il n'est serpent qu'avant et après la totalité du continuum spatio-temporel, là où ni dieux ni hommes n'ont accès ; il est vraiment le premier vieux-dieu, le deus otiosus naturel dans son implacable transcendance.

Les enfers terrestres, que doit quotidiennement traverser l'astre du jour pour assurer sa régénération, sont pourtant, en Égypte comme ailleurs, entièrement placés sous le signe du serpent. Si Atoum n'a point de place à l'intérieur de ce drame, il est cependant celui qui éclaire du dehors ; dépouillé de sa forme ophidienne, il devient chaque soir le dieu du soleil couchant, qui indique, à l'Ouest, la voie d'accès des profondeurs. Puis, il s'enfonce sous terre, sur une barque, où a pris place, autour de lui, toute sa cour céleste.

Que tout le ventre de la terre, où s’opérera l'alchimie de la régénération, soit ophidien par excellence, cette idée apparaît dans chaque détail de la minutieuse description qui est donnée par le Livre des Morts : le chemin à parcourir est divisé en douze chambres, correspondant aux douze heures de la nuit. La barque solaire traverse tout d'abord des étendues sablonneuses, habitées par des serpents ; bientôt elle se change elle-même en serpent. A la septième heure, apparaît une nouvelle figure ophidienne, Apophis, monstrueuse incarnation du maître des enfers, et préfiguration du Satan biblique, il remplit de ses spirales une éminence longue de quatre cent cinquante coudées ; ... sa voix dirige les dieux vers lui et ils le blessent. Cet épisode marque le sommet du drame. A la onzième heure, la corde tirant la barque devient un serpent. Au cours de la douzième heure, enfin, dans la chambre du crépuscule, la barque solaire est tirée à travers un serpent long de treize cent coudées, et, lorsqu'elle sort, par la gueule de ce serpent, le soleil levant apparaît, sur le sein de la terre-mère, sous la forme d'un scarabée : l'astre du jour est né une nouvelle fois, pour entreprendre son ascension. En résumé, le soleil doit donc se faire lui-même serpent pour lutter contre d'autres serpents - un surtout - avant d'être digéré et expulsé par l'intestin serpentiforme de la terre. Il y aurait long à dire sur ce développement d'un complexe d'avaleur-avalé, auprès duquel apparaît simple l'aventure de Jonas. Globalement, le serpent y apparaît comme le grand régénérateur et initiateur, maître du ventre du monde, et comme ce ventre lui-même, en même temps que l'ennemi - au sens dialectique du terme - du soleil, donc de la lumière, donc de la part spirituelle de l'homme.

Le livre sacré des Égyptiens, pour mieux développer ces faces contradictoires de l'entité symbolique initiale, les sépare en autant de serpents ; mais le rôle prééminent qui est dévolu à Apophis montre que, parmi toutes les valences du serpent originellement confondues, celle d'une puissance hostile est en train de se dégager. Cela va de pair avec la valorisation positive de l'esprit et la valorisation négative des forces naturelles, inexplicables, dangereuses, par lesquelles s'élaborera peu à peu le concept non plus physique, mais moral, du mal, d'un mal intrinsèque. Nous n'en sommes pas encore là avec Apophis, mais le sentier s'amorce, qui deviendra plus tard une voie royale. Car la signification d'Apophis demeure ambiguë : d'une part, à la septième heure, il dirige lui-même vers son corps les dieux qui vont le blesser ; il jour donc un rôle positif et, somme toute, contraire à son intérêt égoïste, dans l'accomplissement de la régénération solaire ; d'autre part, les prêtres d'Héliopolis le considèrent comme l'Ennemi, lorsque au cours de cérémonies conjuratoires ils piétinent et écrasent son effigie sur le sol de leurs temples pour aider Rê, prince de la lumière, à triompher de ce premier prince des ténèbres : cela s'accomplissait le matin, à midi et le soir, ainsi qu'à certaines périodes de l'année, ou bien lorsqu'une tempête faisait rage, lorsqu'il pleuvait abondamment ou lors d'une éclipse de soleil : cette éclipse, précise Maspéro, signifiait que Rê venait d'avoir le dessous dans sa lutte contre Apophis.


Le Vivificateur - Inspirateur : le serpent médecin et devin.

Plus qu'une volonté d'hégémonie de l'esprit au détriment des forces naturelles, il faut voir là un souci d'équilibrer ces deux forces fondamentales de l'être, en empêchant que l'une - celle qui n'est pas contrôlable - ne tente de prévaloir sur l'autre. Le même souci se retrouve dans la mythologie grecque, avec l'épisode de la lutte de Zeus contre Typhon, reconduction d'Apophis. Typhon, fils de Gaïa (la terre) ou d'Héra, n'est plus un serpent, mais

un monstrueux dragon à cent têtes entouré de vipères, à partir de la ceinture jusqu'en bas, et plus grand que les montagnes. Il incarne donc bien la démesure des forces naturelles, insurgées contre l'esprit. Il est significatif que, pour vaincre ce révolté, Zeus ne dispose que de l'aide d'Athéna, la raison, sa fille, tandis que tous les autres Olympiens, épouvantés, vont se réfugier en Égypte - cette Égypte mythique qui deviendra le symbole de la nature bestiale - où ils se transforment en animaux. La nature infernale de Typhon est confirmée par sa descendance ; il engendre l'hydre de Delphes, la Chimère et deux chiens, Orthos et Cerbère. Mais Cerbère n'est pas en soi malfaisant. Il joue un rôle dialectiquement positif dans ces enfers grecs où s'accomplit le cycle perpétuel de la régénération. La pensée grecque, comme la pensée égyptienne, n'attaque donc le serpent que dans la mesure où celui-ci veut ramener le cosmos au chaos. Dans la mesure, au contraire, où il demeure l'indispensable autre-face de l'esprit, le vivifiant, l'inspirateur, par lequel monte la sève des racines à la coupole de l'arbre, il est agréé, et même glorifié. Ainsi, toutes les grandes déesse de la nature, ces déesses mères qui se reconduiront dans le christianisme sous la forme de marie, mère de Dieu incarné ont le serpent pour attribut Mais la Mère du Christ, seconde Ève, lui écrasera la tête, au lieu de l'écouter. C'est tout d'abord Isis portant sur le front le cobra royal, l'uraeus d'or pur, symbole de souveraineté, de connaissance, de vie et de jeunesse divine ; ce sont ensuite Cybèle et Déméter ; et cette déesse aux serpents, de Crète, elle aussi chthonienne. Il est significatif qu'à l'époque d'Aménophis II, Uraeus soit également représenté comme le support du disque solaire. Athéna elle-même, toute céleste que soit son origine, a le serpent pour attribut, et quel plus clair symbole de l'alliance de la raison et des forces naturelles que le mythe de Laocoon, où les serpents sortis de la mer, pour châtier le prêtre coupable de sacrilège, vont ensuite se lover au pied de la statue d'Athéna ?

Le rôle d'inspirateur du serpent apparaît en pleine lumière dans les mythes et les rites relatifs à l'histoire et au culte des deux grandes divinités de la poésie, de la musique, de la médecine et surtout de la divination, que sont Apollon et Dionysos. Apollon, le plus solaire, le plus olympien des Olympiens, inaugure, pourrait-on dire, sa carrière, en libérant l'oracle de Delphes de cette autre hypertrophie des forces naturelles qu'est le serpent Python. Ce n'est pas nier qu'il y ait de l'âme et de l'intelligence dans la nature, comme le soulignera Aristote. C'est au contraire libérer cette âme et cette intelligence profonde et inspirante, qui doivent féconder l'esprit et assurer ainsi l'ordre qu'il se propose d'établir. Apollon, en ce sens, est loin de s'opposer à Dionysos, tous les auteurs modernes sont aujourd'hui d'accord sur ce point. Il provient seul du pôle opposé de l'être, et il sait que la complémentarité des deux pôles est indispensable à la réalisation de l'harmonie, qui est un but suprême. Ainsi, la transe et l'extase, si dionysiaques qu'elles soient, ne sont pas exclues du monde apollinien : la Pythie, qui ne prophétise qu'en transe, en est l'exemple.

Significative est à cet égard l'histoire de Cassandre dont Apollon devait s'éprendre ; Cassandre naît avec un frère jumeau Hélénos ; leurs parents les oublient dans un temple d'Apollon après les fêtes célébrées en l'honneur de leur naissance. Le lendemain matin, lorsqu'on vint les rechercher, on les trouva endormis, et deux serpents étaient en train d'imposer leur langue sur leurs organes des sens pour les purifier. Aux cris des parents effrayés, les animaux se retirèrent dans les lauriers sacrés. Les enfants, par la suite, révélèrent le don de prophétie que leur avait communiqué la purification des serpents. Cette purification semble bien proche de la catharsis pythagoricienne, où l'on s'accorde à reconnaître une influence apollinienne. Généralement, ajoute Grimal, on raconte que Cassandre était une prophétie inspirée. Le Dieu prenait possession d'elle et elle émettait ses oracles dans un délire. Hélénos, au contraire, interprétait l'avenir d'après les oiseaux et les signes extérieurs. C'est dire sans équivoque que les deux faces, apollinienne et dionysiaque, de la divination, sont également originaires du serpent.

Significatif aussi est le mythe de Iamos, fils d'Apollon et d'une mortelle : élevé par des serpents qui le nourrissent de miel, il devient prêtre et père d'une longue lignée de sacerdoces. Mélampous, à la fois devin et médecin, a les oreilles purifiées par des serpents, de sorte qu'il entend le langage des oiseaux ; on l'appelle l'homme aux pieds noirs, la tradition voulant qu'à sa naissance, sa mère l'ait installé à l'ombre, mais ait laissé par inadvertance ses pieds exposés au soleil. Ici, la science du serpent étend également son pouvoir sur le royaume de l'ombre et sur celui de la lumière, concilie l'âme et l'esprit, les deux zones de la conscience, le sacré gauche et le sacré droit.

Mais, dans le monde grec, c'est la figure de Dionysos, qui incarne le plus totalement le sacré gauche, fondamentalement associé à l'image du serpent. Guthrie précise simultanément que l'apogée du culte dionysiaque coïncide en Grèce avec celui de la perfection littéraire et que le plus grand des dons de Dionysos était un sentiment de liberté totale. Ainsi le Grand Libérateur apparaît historiquement au moment où, avec la perfection de l'écrit, s'instaure dans la cité le triomphe du Logos hellénique. Les extases collectives, les transes, les possessions - insurrections du serpent de l'être - apparaissent dès lors comme une revanche de la nature sur la Loi, fille de la seule raison, qui tend à l'opprimer. C'est, somme toute, un retour à l'harmonie par l'excès, à l'équilibre par une folie transitoire ; c'est une thérapeutique du serpent. Certes, extases, transes et possessions existaient, bien avant la venue de Dionysos ; elles étaient nées avec les reliions naturelles et le culte des Grandes Déesses chtoniennes, qui, nous l'avons dit, avaient toutes le serpent pour attribut. Mais c'est à ce moment historique, où se dessinent à Athènes la pensée et la société modernes, qu'elles prennent un regain de ferveur si puissant qu'il en subsistera pour toujours des traces, dans ce monde où l'emprise de la société sur l'homme se fait de plus en plus astreignante. C'est cette tenace volonté d'affranchissement de la nature humaine contre la dictature de la raison, qui donnera naissance aux sectes gnostiques, aux confréries de derviches et, dans le monde chrétien, à toute une catégorie d'hérésies que combattra l'Eglise Romaine. Chacun de ces mouvements lutte à sa façon contre le procès du serpent : aucun être, proclament les Pérates, gnostiques du IIIe siècle, ni au ciel, ni sur la terre, ni dans les enfers, ne s'est formé sans le serpent. Et les Ophites - dont le nom est à lui seul une profession de foi - d'ajouter : nous vénérons le serpent parce que Dieu l'a fait cause de la Gnose pour l'humanité... Nos intestins, grâce auxquels nous nous alimentons et nous vivons, ne reproduisent-ils pas la figure du serpent. Cette analogie, qui n'est pas sans rappeler celle du serpent et du labyrinthe, anticipe étonnamment sur les découvertes modernes concernant les bases du psychisme. Du même coup, elle éclaire l'origine des pratiques divinatrices fondées sur l'examen des viscères. Certaines sociétés animistes, que n'a pas encore détruites le monde moderne, persistent à maintenir vivace et agissant ce courant de pensée parallèle, ailleurs refoulé par la force des choses dans un ésotérisme stérile. Tel apparaît le Zar abyssin et surtout le vaudou dahoméen et haïtien.

Mais tout cela est contenu en germe et parfaitement expliqué en images par l'histoire de Dionysos lui-même. Sous les noms de Zagreus ou Sabazios, il naît, selon les traditions crétoises, phrygienne et finalement orphique, de l'union de Zeus et de Perspéphone, c'est-à-dire de l'âme et de l'esprit, du ciel et de la terre. Pour réaliser cette union, la tradition dit que Zeus se transforme en serpent. C'est dire que l'Esprit, tout divinisé qu'il soit, reconnaît l'antériorité de l'incréé primordial, dont il est lui-même issu, et où il lui faut replonger pour se régénérer et porter fruit. Mais Dionysos est aussi, essentiellement, l'Initié, qui devra se sacrifier pour renaître et agir. Aussi est-il déchiré par les Titans, pour renaître par la volonté réaffirmée de Zeus, l'Esprit. Alors seulement, les Bacchantes et les cortèges de possédés pourront, tout comme Athéna, tenir dans leur main le serpent. L'apologue est clair : il montre que le serpent n'est pas en lui-même bon ou mauvais, mais qu'il possède les deux valences... car l'être du serpent, écrira Jacob Boehme (BOEM, 209), a ère... une grande force... C'e.si ce que comprennent bien les savants connaisseurs de la nature, à savoir qu'il réside dans le serpent un art excellent, et qu'il y a même de la vertu dans son être. Le serpent n'est pas médecin, il est médecine, tel doit être compris le caducée dont le bâton est fait pour être pris en main. L'esprit est le thérapeute qui doit l'expérimenter d'abord sur

lui-même, pour apprendre à en faire usage au bénéfice du corps social. Sinon il tue au lieu de guérir, il apporte le déséquilibre et une folie caractérielle, au lieu d'harmoniser les rapports de l'être et de la raison. D'où l'importance des Guides spirituels, chefs de confréries initiatiques. Ils sont en quelque sort des thérapeutes de l'âme — au sens grec du mot — des psychanalystes avant la lettre ou plutôt des psychagogues. S'ils n'ont pas fait mourir et renaître en eux le serpent, ils ne pratiquent plus qu'une psychanalyse sauvage et nocive. C'est ce qui se passera avec la décadence des sociétés dionysiaques, consécutive à la clandestinité où les enferme le monde moderne. Quand ce monde se réclame des Anciens, il semble qu'il oublie la leçon de Tempérance, qui se dégage de l'ensemble de leur mythologie dans tous les cas où celle-ci traite du serpent. Condition de tout équilibre, cette tempérance paraît à certains égards, proche de la sagesse du serpent, dont parle le Christ.

Nos plus grands livres ésotériques s'en sont inspirés, tel le Tarot, où l'arcane 14 — la Tempérance, placée entre la Mort et le Diable — a pourtant une signification manifeste : un ange, vêtu moitié de rouge, moitié de bleu — moitié de terre, moitié de ciel — verse alternativement entre deux vases, l'un rouge, l'autre bleu, un liquide incolore et serpentin ; ces deux vases symbolisent les deux pôles de l'être ; le trait d'union, le véhicule de leur échange, indéfiniment répété, c'est le dieu d'eau, le serpent. Cette lame est le symbole de l'alchimie, écrit l'historien du Tarot Van Rijnberk, qui ajoute qu'elle exprime d'une façon évidente le dogme de la transmigration des âmes et de la réincarnation. Il suffit de rappeler, ajoute-t-il, qu'en grec classique (metagiosmos) l'acte de verser d'un vase dans un autre est pris comme le synonyme de la métempsychose. Cela confirme notre hypothèse, selon laquelle le fluide de la Tempérance représente Je serpent. Car les traditions gréco-latines font constamment état de réincarnations sous forme de serpent : telle était la croyance athénienne concernant le serpent sacré de l'Acropole, supposé défendre la ville ; il représentait l'âme d'Erachteus, homme serpent, considéré comme un ancien roi d'Athènes et souvent identifié avec Poséidon. Une légende aberrante en faisait un héros civilisateur qui aurait apporté le blé d'Egypte. De même croyait-on à Thèbes que les Rois et les Reines de la Ville, après leur mort, se transformaient en serpents. Dans toute la Grèce, la coutume populaire voulait que l'on répandît des libations de lait sur les tombes pour les âmes des défunts, réincarnés en serpents. A la mort de Plotin, on disait qu'un serpent s'était échappé de la bouche du philosophe, avec son dernier souffle. A Rome enfin, le symbole du gênais, ou esprit-gardien, était un serpent. On pourrait multiplier les exemples et en citer d'actuels, empruntés aux cultures animistes de la Nouvelle-Guinée, de Bornéo, de Madagascar, de l'Afrique bantoue, etc.

Ces rapprochements montrent de façon évidente que ces cultures ne se distinguent de la nôtre qu'en ce qu'elles ont continué à manifester au grand jour les croyances symboliques qui, chez nous, se sont vues occultées par une pression historique, sans pour autant disparaître. C'est donc dans le courant de la philosophie ou de la pensée dite parallèle qu'il faut chercher, pour dégager la fonction archétypale du serpent. Là, en dépit de siècles d'enseignement officiel acharnés à mutiler sa polyvalence, on verra qu'il est demeuré le maître de la dialectique vitale, l'ancêtre mythique, le héros civilisateur, le Don Juan maître des femmes et donc le père de tous les héros ou prophètes qui surgissent à un moment donné de l'histoire, comme Dionysos, pour régénérer l'humanité. Ainsi disait-on de la mère d'Auguste qu'elle avait été visitée en songe par un serpent dans un temple d'Apollon ; la même légende expliquait la naissance miraculeuse de Scipion l'Ancien, et celle d'Alexandre le Grand. Rien d'étonnant que cette légende ait pénétré dans les vies apocryphes du Christ lui-même ; selon Elien (de natura animalium), on parlait, au temps d'Hérode, de la Visitation d'une vierge juive par un serpent, et, selon Frazer, tout portait à croire, qu'ils'agissait de la Vierge Marie. On sait du reste l'affinité qui unit serpent et colombe dans la symbolique sexuelle. Que dire alors de cette coutume des Nanci d'Afrique Orientale, également rapportée par Frazer, selon laquelle si un serpent se rend sur le lit d'une femme, on ne le tue pas, car il est considéré comme la réincarnation de l'esprit d'un ancêtre ou d'un parent décédé, venu informer la femme que son prochain enfant naîtra en bonnes conditions.

L'universalité des traditions qui font du serpent le maître des femmes, parce qu'il est celui de la fécondité, à été abondamment démontrée par Eliade, par Krappe et par des ethnologues spécialisés dans l'étude de tel ou tel continent, tel que Bauman, qui souligne qu'en Afrique c'est là un trait caractéristique des sociétés matriarcales. Ainsi, chez les Tchokwé (Angola), on dispose un serpent de bois sous la couche nuptiale pour assurer la fécondation de la femme. Dans le cercle voltaïque, lorsque les femmes Senoufo ont conçu, on les conduit dans des maisons ornées de représentations de serpents et, chez les Nourouma de Gougoro, on dit qu'une femme deviendra enceinte si des serpents entrent dans sa case.

En Inde, les femmes qui désirent un enfant adoptent un cobra. Chez les Tupi-Guarani du Brésil on rendait fécondes les femmes stériles en frappant leurs hanches avec un serpent. Ailleurs, les serpents gardent les esprits des enfants, qu'ils distribuent à l'humanité au fur et à mesure de ses besoins. En Australie centrale, deux serpents ancêtres parcourent sans cesse la terre et, à chacun de leurs arrêts, abandonnent des mai-aurli, esprit des enfants. Au Togo, un serpent géant qui habite un étang prend les enfants de la main du Dieu suprême et les apporte à la ville.

Nous avons parlé de l'ambivalence sexuelle du serpent. Elle se traduit, dans cet aspect de son symbolisme, par le fait qu'il soit à la fois matrice et phallus. Ce fait est attesté par un grand nombre de documents iconographiques, tant du néolithique asiatique que des cultures amérindiennes, dans lesquels le corps de l'animal (phallique dans sa totalité) est décoré de rhombes (symboles de la vulve). Eliade rapporte un mythe Negrito qui fait

nettement apparaître le symbolisme matriciel : sur le chemin du palais de Tapern vit un grand serpent, sous les tapis qu'il confectionne pour Tapern. Dans son ventre, se trouvent trente très belles femmes, des parures de tête, des peignes, etc. Un Chinoï nommé l'arme- Chaman vit sur son dos, comme gardien de ce trésor. Le Chinoï qui veut pénétrer dans le ventre du serpent doit subir deux épreuves du type de la porte magique, et donc à caractère

initiatique. S'il réussit, il pourra se choisir une épouse.

Maître des femmes et de la fécondité, le serpent est souvent aussi considéré comme le responsable des menstruations, qui résultent de sa morsure. Krappe précise l'ancienneté de cette croyance, que l'on trouve attestée dans des légendes relatives à Ahriman et d'origine pré-mazdéennes. On la retrouve dans les milieux rabbiniques qui attribuent l'origine des menstruations aux rapports d'Eve et du serpent, comme le précise Salomon Reinach ; elle est vivante aussi chez les Papous de Nouvelle-Guinée. Tous ces exemples montrent l'affinité symbolique du serpent avec l'ombre, elle aussi considérée comme une âme fécondante et finalement un Don Juan, ainsi que le démontre le psychanalyste Rank dans son essai sur Don Juan, où l'ombre apparaît bien comme un doublet symbolique du serpent : Dans l'Inde centrale, la peur d'être fécondée par l'ombre est très répandue. Les femmes enceintes évitent de passer sur l'ombre d'un homme, de crainte que l'enfant ne ressemble à cet homme... Ainsi, l'ombre est le symbole de la force procréatrice de l'homme qui, non seulement représente la procréation en général, mais aussi la résurrection dans ses descendants.

De telles croyances n'ont pas été sans conserver quelques survivances dans le folklore européen. Selon Finamore (Tradizioni popolari abbruzeri), on raconte encore de nos jours dans les Abruzzes que le serpent s'accouple avec les femmes. En France, en Allemagne, au Portugal, etc., les femmes de certaines régions redoutent qu'un serpent ne s'introduise dans leur bouche pendant leur sommeil — surtout à l'époque de leurs règles — et ne les rende enceintes.


Le procès du serpent.


Vers un symbole du serpent réhabilité.

Renier la vie originelle et le serpent qui l'incarne, c'est aussi renier toutes les valeurs nocturnes dont il participe, et qui constituent le limon de l'esprit. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour qu'une mise en garde s'esquisse avec le Romantisme. Une fois encore, poètes et artistes en furent les promoteurs, ce pour quoi les plus éminents d'entre eux devinrent les Maudits d'une société, dont ils entreprenaient la libération : Laisse monter au jour ce que fit as vu dans ta nuit, écrit le peintre allemand C. D. Friedrich, tandis qu'en France Courbet 3e réaliste répond : J'y vois trop clair, il faudrait que je me crève un œil. La brèche est ouverte par laquelle se fera au XXe siècle une véritable révolution de la pensée, où le mouvement surréaliste a joué un rôle déterminant : Je crois, écrit André Breton en 1924 dans le premier Manifeste du Surréalisme, à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité si l'on peut dire. Entre-temps Freud, avec la psychanalyse, a inventé la première méthode clinique destinée à réintégrer l'homme en lui-même, en attaquant des censures internes devenues pathologiques. Il ne faut donc pas s'étonner du procès qui a été intenté au père de la psychanalyse : il n'est que la reconduction du procès du serpent.

Tel est le moment où la pensée occidentale accepte aussi de se tourner avec un intérêt qui dépasse l'exotisme vers les cultures dites primitives, encore survivantes sur la planète, principalement en Afrique, en Amérique, en Océanie, partout où l'on parle d'animisme. Si pour un Occidental d'aujourd'hui, le serpent n'est qu'un objet de répulsion, il est resté en ces régions préservées un archétype complet, qui maintient vivantes et avouées ses valences positives. Un petit Indien, un petit Africain, n'a pas obligatoirement peur du serpent, même si les structures modernes, nouvellement implantées, tentent de lui masquer son visage traditionnel. Au Dahomey, par exemple, le vieux dieux Dan, dont nous avons esquissé l'histoire, ne se surprend de rien et sait, dans toute nouveauté, reconnaître ce qui est sien. Maître de l'énergie et du mouvement, il est devenu le patron des trains*, des bateaux à vapeur, des automobiles* et des avions'', tandis que demeure son vicaire Ho-Da, le cordon ombilical, qui relie la femme parturiente à la vieille Déesse-Terre, lorsque celle-ci reçoit de celle-là le poids de son enfant naissant (MAUG). Eliade avait déjà noté qu'en Afrique le serpent symbolisait parfois la masse humaine, le peuple, qui combat avec le chef victorieux. En Chine, où la bave du dragon a la pouvoir de féconder les femmes, le président Mao-Tse-Tung répondait récemment à des journalistes occidentaux qu'on ne discute pas de la perle*

du dragon, c'est-à-dire de la perfection évidente.

Archétype fondamental, lié aux sources de la vie et de l'imagination, le serpent, on le voit, a conservé de par le monde ses valences symboliques les plus contradictoires en apparence. Et les plus positives d'entre elles, si elles furent mises à l'index par un moment de notre Histoire, commencent à ressortir de ses oubliettes, pour redonner harmonie et liberté à l'homme. La poésie, les arts, la médecine s'y sont employées, elles qui ont toujours

eu le serpent pour attribut. La science fondamentale y concourt par ses découvertes les plus révolutionnaires : c'est ce que l'on peut induire en conclusion de la célèbre équation d'Einstein, sur l'identité de la matière et de l'énergie.

Ainsi, en dépit de toutes les perturbations de notre temps, Athéna, déesse de toute science véritable, continue à tenir dans la main et sur sa poitrine, le serpent, dont naquirent Dionysos, Satan et les Empereurs de Chine.

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Dans Les Mythes à travers les âges (Éditions Perennial LIbrary, 1990 ; traduction française éditions Le Jour, 1993), Joseph Campbell évoque la symbolique du serpent :


Thétis était une très belle nymphe dont Zeus tomba amoureux. Quand Zeus sut que le fils qu'elle mettrait au monde surpasserait son père, il pensa qu'il valait mieux pour lui renoncer à Thétis et se débrouiller pour lui faire épouser un mortel. Or ce mortel, c'est Pélée. Mais Thétis est une déesse. Le texte nous dit que lorsqu'il se rendit auprès d'elle pour l'épouser, elle se métamorphosa en serpent, puis en lion, puis en feu, puis en eau, mais qu'il sut néanmoins la conquérir. Eh bien, ce n'est pas du tout ce que nous voyons ici. C'est son pouvoir qui est symbolisé par le serpent et par le lion.

Laissez-moi vous décrire encore une fois le sens de ces deux symboles. Le serpent mue et renaît comme la lune perd son ombre pour mieux renaître. Le serpent, comme la lune, est le symbole de la conscience lunaire. C'est-à-dire, la vie et la conscience, l'énergie vitale et la conscience, intégrées à un corps temporel, la conscience et la vie engagées dans le passage du temps dans le cycle de la vie et de la mort. Le lion est associé au soleil. [...] Ce sont deux symboles d'une même énergie : l'une est engagée, l'autre non. Et la déesse est la personnification maternelle de ces deux énergies.

Un serpent, en mordant le garçon entre les yeux, ouvre son troisième œil, l'œil de la vision intérieure, celui qui voit au-delà du temps et au-delà de l'espace. Un deuxième serpent le mord sous l'oreille, l'ouvrant ainsi à la musique des sphères, à la voix de l'univers. Le troisième le mord au tendon, au talon d'Achille : c'est la morsure de la mort. On meurt à son petit ego, on devient l'instrument de la connaissance transcendante, on devient perméable à la transcendance. C'était le sens des rites initiatiques dont nous avons parlé. La femme, à l'époque de ses règles, est un instrument, et l'homme est lui aussi un instrument au cours de ses cérémonies rituelles.

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