Étymologie :
Étymol. et Hist. 1766 (Buffon, Hist. nat., t. 14, p. 5). Empr. au néerl. loeres « fou, nigaud, rustre » ; aussi lori « singe ». Cf. FEW t. 15, 2, p. 192b.
Lire également la définition du nom loris afin d'amorcer la réflexion symbolique.
Autres noms : Nycticebus bengalensis - Loris lent du Bengale -
Nycticebus coucang - Loris lent - Loris paresseux - Nycticèbe coucang - Nycticèbe paresseux -
Nycticebus javanicus - Loris de Java - Nycticèbe de Java -
Nycticebus pygmaeus - Loris paresseux pygmée - Nycticèbe pygmé -
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Zoologie :
Sur le site Géo on trouve un article intitulé "Qui est le loris lent, adorable primate venimeux ?' (Publié le 10/07/2023 à 9h25 - Mis à jour le 10/07/2023) qui nous permet de découvrir l'essentiel sur ce petit animal :
Avec ses grands yeux indolents, sa fourrure brune et sa petite taille, le loris lent a tout d’un animal inoffensif et attendrissant. Pourtant, ce primate nocturne et arboricole a un outil de défense redoutable contre les prédateurs : sa salive. Cette caractéristique en fait l’un des rares mammifères à être venimeux. Découvrez tout ce qu’il faut savoir de cette espèce menacée par le braconnage.
Comment reconnaître un loris lent ? Le Nycticebus coucang, aussi appelé loris lent, est un primate, mais pas un singe. On le reconnaît à ses grands yeux ronds et sa fourrure orangée qui rappelle celle d’un lémurien. Le pelage des petits est plus long que celui des adultes. Cette apparence duveteuse leur permet de se confondre avec les fruits et fleurs de la forêt équatoriale dans laquelle ils vivent et donc d’être moins vulnérables pour les prédateurs. Il mesure entre 17 et 40 centimètres et pèse entre 0,3 et 2 kilogrammes.
On le qualifie de "lent" parce qu’il se déplace lentement, à la manière d’un paresseux. Il peut vivre jusqu’à vingt ans en captivité, mais on connaît assez peu sa vie dans la nature. Les couleurs qui forment un masque autour de ses yeux permettent d’identifier trois sous-espèces : N. coucang menagensis, N. coucang bancanus et N. coucang borneanus.
Comment vit-il ? On trouve des loris lents en Asie (en Indonésie, au Sri Lanka, en Inde, au Bangladesh et au Cambodge). Et trois espèces ont été observées sur l’île de Bornéo. Ils sont arboricoles, c’est-à-dire qu’ils vivent dans les arbres en se cachant dans des branches ou des touffes de branches. Plutôt solitaires, ils dorment le jour et sont actifs la nuit.
C’est à ce moment-là qu’ils se nourrissent d’insectes à l’odeur désagréable et de fourmis dont la morsure peut paralyser le bras d’un homme. Pour se prémunir contre ce danger, le loris lent enduit sa tête et ses pattes avec son urine.
Pourquoi est-il dangereux ? L’une des caractéristiques distinctives de ce petit animal est son système de défense. Il est le seul primate à être venimeux. Lorsqu’il se sent menacé ou qu’il veut attaquer une proie, des glandes situées sur ses coudes sécrètent un poison redoutable qu’il lèche et mélange à sa salive. Il inocule ensuite ce poison grâce à ses dents. Il peut alors menacer un prédateur à distance.
Sa morsure n’est pas mortelle pour l’homme (sauf en cas de réaction allergique très forte), mais reste très douloureuse.
Une espèce menacée par le braconnage. Comme de nombreuses espèces d’animaux, ce petit primate est menacé par les activités humaines qui détruisent son environnement naturel. Il est aussi mis en danger par le braconnage, car sa fourrure et ses yeux sont supposés avoir des vertus selon la médecine traditionnelle.
La petite taille, le visage chérubin et l’apparence inoffensive du loris lent ont également créé un grand engouement pour ce petit primate comme animal de compagnie. Plusieurs vidéos montrant le mammifère nourri en captivité l’ont popularisé sur les réseaux sociaux.
Un trafic s’est donc mis en place pour en faire des animaux domestiques. Et pour qu’ils ne soient plus venimeux, les braconniers leur arrachent les dents sans ménagement. Une opération qui, en plus d’être très douloureuse, peut créer des infections mortelles pour l’animal.
À cause de ces pratiques, la population de loris lents a chuté ces dernières années. C’est pourquoi les diverses espèces de Nycticebus coucang sont classées comme vulnérables ou en danger critique d’extinction par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
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Symbolisme :
Marie-Joseph-Émile Kemlin évoque les nycticèbes dans "Alliances chez les Reungao" (in : Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, Année 1917 / tome 17 pp. 1-119) à propos de l'initiation des guérisseurs :
[...] les sorciers ou bo'jàu se divisent en trois classes : les sorciers briseurs d'œufs, ou bajâu po-tuh kcrtap ir, dont il a déjà été question, les sorciers mesureurs, bo'jàu plaih, bo'jàu ho'da, et enfin les sorciers guérisseurs, bo'jàu chol tep, mot à mot : « voyant clair et qui pince ». Ce nom fait allusion à la manière dont le sorcier opère ses cures : tout son art, en effet, consiste à promener sur le corps du malade une petite bougie en cire, chol, pour reconnaître la cause de la maladie, afin de pouvoir ensuite l'extraire avec les doigts, tep, si cette cause est une flèche lancée par les esprits ou par les maléfices.
Les candidats à cette fonction, des femmes le plus souvent, éprouvent d'abord une certaine répugnance pour quelques mets, puis ils tombent malades, se plaignent de violents maux de tête, et annoncent qu'ils vont mourir, mais que bientôt ils reviendront à la vie. En conséquence, ils prient les personnes qui les soignent de ne pas les pleurer, et surtout de ne pas les enterrer tout de suite. Ils tombent ensuite très souvent dans un état cataleptique, durant lequel le souffle même disparaît. Cet état durerait une ou même deux journées pour certains sujets. Dans quelques cas, il se produit seulement un délire violent, durant lequel l'élu des génies fait des gestes extrêmement lubriques, entremêlés de propos obscènes et de gros éclats de rire. Parfois, le patient dort simplement d'un sommeil paisible dont rien ne parvient à le tirer.
A son réveil, le nouveau bo'jàu raconte à qui veut l'entendre toutes les péripéties de son voyage somnambulique. Ici chacun brode un peu à sa fantaisie. Voici, comme exemple, ce que m'a rapporté une de ces sorcières. Son récit, m'assure-t-on, concorde parfaitement avec le thème le plus généralement adopté pour les histoires de ce genre.
L'aspirant bo'jàu voit d'abord venir à sa rencontre l'oiseau to'lih, le pic, et l'oiseau bo'lang, le babillard, les deux habitués du pays des dieux, qui s'offrent à lui montrer la route conduisant au royaume des esprits. Lorsqu'il arrive à la frontière de ce pays, un nouveau guide se présente, c'est le dok to'li, le nycticèbe, regardé comme l'intime des esprits, qui lui demande : « Où vas-tu ? »
— « Je vais au village de là Nom et de la Nut. »
— « Tu ne trouveras certainement pas le chemin. »
— « Alors sers-moi de guide. »
En route, le candidat bo'jàu rencontre toutes sortes de fantômes, plus affreux les uns que les autres : celui que la vue de ces monstres effraie ne pourra jamais devenir sorcier. Parfois Tcrdam Iâng In et Bia Arang Bo'xah, les deux divinités lubriques de la male-mort, accompagnent le voyageur un bout de chemin. Les gestes et les propos obscènes qui sont entendus par l'entourage du malade sont les conversations que celui-ci tient en cours de route avec ses deux compagnons. A un certain moment, l'aspirant devin se trouve en face de deux sentiers: l'un est un chemin large et bien frayé, l'autre n'est qu'une piste à travers les broussailles et les épines. Selon que les guides font prendre l'une ou l'autre direction, on arrive directement chez Iâ Châu ou chez là Nom. La bo'jàu dont je rapporte le récit arriva chez lâ Chàu. Si elle s'y était arrêtée, elle aurait eu surtout le pouvoir de lancer des maléfices ; mais elle eut le bon esprit de se récrier ; alors ses guides la conduisirent à là Nom.
[...]
Le nycticèbe ou singe dormeur. — Le nycticèbe, dok to'li, est un étrange animal, très doux, assez familier, s'effarouchant peu de la présence de l'homme, ne vivant que de fruits et d'insectes, sans jamais toucher au riz. D'après les Ro'ngao, son inertie apparente cacherait une très grande habileté, bo'xeh. Lorsque l'on capture un de ces animaux et qu'on l'attache pieds et poings liés à un bâton pour le transporter, on peut être certain de ne pas le retrouver, si on l'abandonne un certain temps dans cette position sans le surveiller. Tous ont pour lui un respect superstitieux, et personne ne se nourrit de sa chair. Il est réputé comme un génie à compétence universelle. Comme on le rencontre très souvent accroché aux arbres "près des champs de riz sur lesquels il semble veiller, il n'a pas fallu grand effort d'imagination pour lui trouver des rapports avec le Iàng Xori. D'aucuns prétendent qu'il accorde le don d'être heureux à la chasse aux petits oiseaux. D'autres lui attribuent leur bien-être. L'état de somnolence dans lequel il est continuellement plongé ressemble assez au sommeil des sorciers, pour que les Ro'ngao en aient aussitôt tiré cette conclusion : un animal qui dort toujours a sans cesse son âme dans le monde des esprits ; il doit donc connaître tout ce qui se passe en ce monde, lequel n'est que l'écho du monde supérieur. Chaque fois que les enfants Moi l'aperçoivent au sommet d'un arbre, ils ne manquent jamais de tirer leur horoscope de la façon suivante : on lui présente un bambou ; s'il étend la main et le prend, on deviendra riche ; s'il le refuse, on restera pauvre toute sa vie. On lui demande aussi de quel genre de mort on mourra ; s'il fait tomber des feuilles vertes, c'est présage d'accident ; s'il ne jette que des feuilles sèches, c'est signe qu'on mourra de mort naturelle.
Sur son arbre qu'il arpente lentement dans tous les sens à l'aide de ses grands bras, le nycticèbe est surtout considéré comme l'initiateur des sorciers mesureurs. Je n'ai pas ouï dire que pour arriver au pays où habite le génie des dok to'li, il y eût des épreuves à subir. Lorsque l'alliance a lieu, ce iàng remet simplement à son visiteur soit un morceau de bois de la longueur d'un empan, soit une hampe de lance, parfois remplacée par une corde d'arc non préparée. Quel que soit le symbole, celui-ci aussitôt reçu disparaît et s'identifie avec le corps du favori du nycticèbe. Si c'est un morceau de bois d'un empan, le bénéficiaire deviendra sorcier à l'empan, bo'jàu hada ; si c'est une hampe de lance ou une corde d'arc, il sera sorcier à la brasse, baj au plaih.
Jacques Dournes, auteur d'un article intitulé "L'Inceste préférentiel". (In : L'Homme, 1971, tome 11 n°4. pp. 5-19) souligne le symbolisme du Loris chez les Jôrai :
... pour les Jôrai, Nycticèbe figure les Ancêtres, la Tradition, c'est le gardien de l'ordre, le défenseur du juste. [...] L'Univers jôrai [est] incarné par Nycticèbe.
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Symbolisme astrologique :
Gabriel, le créateur du site Zooastro.com propose de trouver son animal astral en fonction de la position du Soleil et de la Lune dans notre thème :
Le Loris ou l’Agitateur : Les Primates cherchent l’amitié et la fraternité dans leurs relations. Car ils se perçoivent comme le maillon d’une chaîne, différent et original certes, mais qui n’est pas entier s’il est seul. Ils créent ce lien social et cette entraide qui leur est essentielle. Les Singes génèrent donc toutes sortes de réseaux sociaux, par le développement de projets et d’idéaux permettant d’animer une communauté de pensée. Ils sont doués pour les techniques et les technologies susceptibles d’améliorer la cohésion sociale.
Le Loris a un besoin vital de dire: « Je suis ». Sa soif d’individualisme et d’héroïsme personnel le porte naturellement vers des conquêtes musclées, et des positions d’avant-garde. Sa sensibilité impulsive et entière rencontre souvent l’hostilité de son environnement, et provoque des réactions épidermiques. Dans ces instants-là, il est sujet à des angoisses secrètes et à une vulnérabilité insoupçonnable. Mais n’écoutant que son instinct, il ne se laisse pas désarçonner longtemps. Il se peut même qu’il prenne plaisir dans une certaine forme de souffrance. Quoi qu’il en soit, le goût du risque est certainement le point sensible de sa personnalité.
Les particularités du Loris : Le Loris met sa sensibilité combative au service d’une volonté de participer à un débat social. Il cherche donc à se placer au cœur de l’action et n’a de cesse de secouer le monde qui l’entoure. Mêlant optimisme et énergie, le Loris s’obstine à faire fi des obstacles tout en allant de l’avant. Courageux jusqu’à la témérité, fougueux et chaleureux, il ne devrait jamais se laisser aller à la fatalité. C’est pour les autres une source d’espoir autant que d’inquiétude.
Monté sur ressort, le Loris a un besoin de mouvement perpétuel. Il conçoit le progrès comme une avancée à conquérir, un grand bond à tenter. Inlassablement tourné vers l’avenir, il ne se laisse pas endormir par les tenants de l’ordre établi. Porté par sa vision d’un avenir meilleur pour tous les siens, il est capable d’allumer, ou d’entretenir le feu d’une révolte aux intentions généreuses mais aux actions sanglantes. Le Loris suscite donc régulièrement des réactions épidermiques, et c’est un peu son paradoxe : Fonder une volonté de vivre ensemble sur une action personnelle clivante.
Les pouvoirs du Loris : Le Loris est le pionnier des lendemains qui chantent, le héros de droits collectifs, et le militant combattif d’une cause commune. Il puise dans son énergie personnelle la force de faire progresser tout son groupe.
Le natif du Loris aura tout intérêt à choisir une activité sociale où il pourra assouvir son besoin d’action personnelle. Il pourra ainsi se consacrer à la prise de parole au sein d’une société, d’une instance politique, se révéler être un tribun énergique, ou rendre sa communauté plus entendue par la seule force de sa volonté… Quel que soit le domaine qu’il choisira, il cherchera la valorisation sociale de son énergie personnelle.
Ex: Fernand Léger, Virginia Woolf, Nicolas Sarkozy. [Soleil Verseau / Lune Bélier]
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Mythologie :
Dans "L'Inceste préférentiel". (In : L'Homme, 1971, tome 11 n°4. pp. 5-19) Jacques Dournes rapporte un mythe jôrai qui met en scène le Nycticèbe :
Voici l'histoire de Grand-front (Prong-thôi) :
Au commencement, petite sœur et frère aîné vont se baigner ; ils trouvent des crevettes, les emportent à la maison, les cuisent dans la cendre ; le garçon garde la tête pour lui et donne le corps à sa sœur (1). Leur marâtre a cuit des ignames, elle garde la base du tubercule pour elle et donne la tête (2) aux enfants. Elle cherche d'ailleurs à se débarrasser des enfants de son mari. Un jour qu'ils sont partis tous quatre pour déterrer des ignames, les parents abandonnent les enfants en forêt et rentrent seuls.
Grand-front et sa sœur errent ; ils trouvent des bananes ; Grand-front donne une banane et demie à sa sœur et ne garde qu'une moitié pour lui, et il procède ainsi pour tout ce qu'ils ramassent de comestible. Ils sont recueillis par des Ogres, qui ne comptent pas les nourrir mais les manger. Les Ogres prennent leur repas : deux marmites de riz pour l'homme, deux également pour la femme. Les orphelins surprennent leur conversation et apprennent ainsi qu'ils ne craignent pas les fauves mais seulement la cigale. Le frère et la sœur (3) font peur aux Ogres en imitant la stridulation de la cigale ; l'homme grimpe sur le séchoir, la femme sur le foyer, puis l'homme à la soupente et la femme au séchoir, enfin tous les deux sur le toit, d'où ils tombent et se tuent.
Grand-front et sa sœur occupent la maison des Ogres et profitent de leurs biens ; ils ne manquent de rien. Plus tard c'est la disette chez leurs parents, qui se mettent en quête de nourriture et finissent par arriver chez leurs enfants, qu'ils ne reconnaissent pas, mais dont ils sont reconnus. Grand-front et sa sœur les reçoivent bien, remplissent leur hotte de sable juste recouvert de riz. Les parents s'en retournent, franchissent un petit pont, qui, saboté d'avance, s'effondre ; ils tombent à l'eau et se noient.
Grand-front et sa sœur se mettent à travailler ; il va faire la rizière, elle reste à la maison et tisse une ceinture pour son frère. (4) Sa baguette en aiguille de porc-épic tombant à terre, elle s'écrie : « A qui me la ramassera, si c'est une fille j'en fais mon amie, si c'est un garçon je l'épouse ! » (5) Alors Chien-Grand-nez ramasse la baguette et se présente :
— Épousez-moi donc !
— Je n'ose pas, à cause de mon frère !
— Qu'à cela ne tienne ! Vous n'avez qu'à lui dire [pour vous en débarrasser] que vous avez envie de baccaurées de Nycticèbe.
Le soir, Grand-front revient. Le riz n'est pas cuit, le feu n'est pas allumé.
— Qu'y a-t-il, petite ? (6)
— Je n'ai pas la force de travailler ; j'ai envie de manger des baccaurées de Nycticèbe (7).
Grand-front part, est victorieux d'un combat avec Nycticèbe, remplit sa mission ; mais ramène en outre Nycticèbe dont il a fait un ami. Le lendemain Grand-nez revient :
— Il est mort, votre frère ?
— Il est revenu avec Nycticèbe !
Successivement Grand-nez suggère à la fille d'imposer à son frère d'autres épreuves, de plus en plus dangereuses : rapporter des ananas gardés par Rhinocéros, des bananes d'Éléphant, du miel d'Ours, une crête de Dragon aquatique. Nycticèbe aide efficacement Grand-front qui sort victorieux de ces épreuves et fait alliance avec tous ces animaux sur lesquels Nycticèbe exerce une autorité incontestée. Grand-front ne rencontre de graves difficultés qu'avec Dragon ; il faut d'abord assécher l'eau : tous les animaux l'aspirent, c'est d'ailleurs Nycticèbe qui fait le plus gros du travail. Grand-front saute alors sur Dragon, lui coupe la crête ; mais Dragon avale Grand-front. Nycticèbe l'oblige à vomir sa victime. Dragon est tué. Les animaux recrachent l'eau ingurgitée et le milieu aquatique se reforme.
Grand-front, accompagné de tous ses amis, rapporte la crête de Dragon à sa sœur ; celle-ci est à la maison avec Chien-Grand-nez. Quand son frère monte par un bout de la maison, elle court avec Grand-nez vers l'autre sortie, et se précipite avec lui en bas ; mais un gouffre s'ouvre qui les engloutit tous deux. Dans la maison se trouvent des petits de Chien-Grand-nez ; on dit que ce sont les Français, ils descendraient de son union avec la fille.
Dans la variante intitulée H'Kum-Kôi, la fille est davantage marquée : elle est nommée H'Kum ; le garçon, qui est, là aussi, son frère aîné, est en revanche moins marqué puisque Kôi est un nom commun, équivalent de Rit, l'Orphelin1, personnage sympathique et qui réussit toujours dans ses entreprises; ce dernier trait assure un lien entre la série « Rit, l'Orphelin » et la série « frère-sœur ». Chassés par la marâtre, abandonnés d'abord au fond d'un trou d'ignames, puis en haut d'un arbre à miel, le frère et la sœur se tirent d'affaire, éliminent les parents comme ci-dessus, puis vivent ensemble. Probablement, la vieille dame qui me racontait l'histoire ne disposait-elle que d'une tradition incomplète, mais il est intéressant de noter ce qu'elle en a retenu : l'existence d'un couple frère-sœur.
Plusieurs lectures de ce mythe très riche sont évidemment possibles (cette polyvalence est le propre du mythe), en fonction notamment des oppositions systématiques entre haut et bas (termes qui, comme ceux de parenté, ont une valeur relative et non intrinsèque) ou de l'affrontement des générations (la mère transformée en marâtre, comme pour justifier la révolte) ; nous retiendrons ici, pour l'examiner de plus près, le thème de l'inceste empêché.
Du début à la fin du récit, les relations du frère et de la sœur sont esquissées avec autant de délicatesse que de valeur signifiante, en particulier par ces épreuves au caractère ambigu. Le personnage de Nycticèbe joue ici un grand rôle ; pour les Jôrai, Nycticèbe figure les Ancêtres, la Tradition, c'est le gardien de l'ordre, le défenseur du juste — or ici il défend justement le héros contre un « beau-frère » repoussant ; il justifie par sa présence la liaison avec la sœur dans une histoire qui présente intentionnellement le prétendant sous la forme d'un animal, doublement étranger, non seulement à la lignée mais à l'espèce, comme le souligne d'une autre façon la savoureuse pointe contre les Français. Pour ne pas sortir de la Culture (kônung ta « notre sang ») et ne pas se dégrader en Nature, il faut quelque forme d'inceste, que l'Univers jôrai (incarné par Nycticèbe) favorise, et qui n'est empêché que par l'ennemi ( = l'étranger). L'auditeur jôrai n'hésite pas : il est avec Prong-thôi, qui est aussi son Rit, son héros culturel.
Notes : 1) Donner le morceau de choix à une fille, c'est non pas le comportement d'un frère envers une sœur, mais celui d'un homme envers une femme, une amante. Dès le début, nous sommes mis sur la voie.
2) La partie supérieure de l'igname, d'où bourgeonne la tige, a un goût très acre.
3) Le récitant d'une des versions a commis ici un lapsus : au lieu de dire ayong-adôi (aîné-cadette) il a dit amai-adôi (aînée-cadet) et s'est repris aussitôt, se rendant compte qu'il dénaturait la relation.
4) Division du travail typique des époux en ménage.
5) Dans ce coin perdu, où il semble que personne d'autre que notre couple n'habite, le premier personnage auquel on pense (à qui elle pense, probablement) est Grand-front, le frère ; or c'est Grand-nez qui survient, un personnage-chien. On aura noté le parallélisme Grand-front (Prong- thôi) /Grand-nez (Prong-adung), brisé par le terme Chien] (Asau-Prongadung).
6) « Petite » (mô'J, terme d'adresse lié à l'appellation adôi, et qu'on emploie aussi bien pour la sœur cadette que pour l'épouse.
7) Boh sac Kra-ale ; boh = fruit, sac = Baccaurea sp., Kra-ale = Nycticebus tardigradus, appelé aussi Nycticebus Kukang du nom que cette espèce porte en malais. Le Jôrai pense alors — et il n'est pas le seul — à une envie de femme enceinte ; de qui serait-elle enceinte ?
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Jacques Dournes, auteur de "Des Monts et des Eaux. Position de recherche sur un corpus indochinois". (In : Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, 1982, vol. 10, no 1, pp. 301-311) rapporte un mythe mettant en scène le loris :
Après ces échantillons de la littérature orale des austro-asiatiques Sré, voyons, (ou mieux écoutons) maintenant du côté de chez les austronésien Jorai.
Mj. 4 — Un jeune homme vit avec sa sœur. Un prétendant entend éliminer le frère gênant ; pendant une absence de celui-ci, il prescrit à la jeune fille d'imposer des épreuves à son frère trop proche. la première consiste à aller lui cueillir certains fruits de forêt gardés par Loris. Le garçon arrive à se faire un ami de Loris. Les épreuves se suivent et la scène se répète ; Rhinocéros, Éléphant et Ours deviennent des alliés du groupe garçon + Loris. La dernière et la plus dangereuse épreuve consiste à ramener une écaille de la crête de dame Dragon (aquatique). Le plus fort, Loris assèche la mer ; avec ses alliés il tire Dragon sur la grève, la tue et arrache une écaille...
Ici, comme plus haut, je ne fais que résumer quelques séquences d'une histoire fort longue, de laquelle je ne retiens que ce qui sert à illustre mon propos comparatiste-culturaliste. Le loris (Nycticebus kukang) est le plus petit des primates indochinois ; à peine gros comme deux poings, avec de grands yeux rêveurs, des dents terriblement pointues et des ongles comme des griffes, c'est l'animal chéri et vénéré des Jorai ; il est typiquement de forêt, comme le rhinocéros, l'éléphant et l'ours - alors que la dame dragon imaginaire est typiquement maritime. Il s'agit donc là d'un combat entre deux milieux : forêt/eau ou montagne/plaine, où le garçon, co-héros du mythe avec Loris, est quelque intermédiaire. Le monde aquatique est vaincu par les gens d'en haut. Victoire apparente du masculin sur le féminin, dans une société matrilinéaire, où le héros se trouve finalement entre deux - situation plus nuancée que celle de la légende vietnamienne.
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