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Le Fou de Bassan




Etymologie :


Rémy Penneg nous éclaire sur le nom du fou de bassan en breton, dans un article publié le 14 mars 2020 et mis à jour le 8 mars 2023 sur nhu.bzh :


En français son nom vient d’une île de nos cousins écossais, Bass Rock. Cet îlot est situé à l’entrée du Firth of Forth, sur la côte est vers Edinburgh (Dùn Èideann en gaélique). C’est là que se trouve une autre colonie très importante de ce majestueux oiseau des mers.

Fou de Bassan en français, se dit Gannet en anglais et Alcatraz en espagnol. Aussi Morskoul en breton, de mor pour la mer et de skoul pour le milan, le rapace. En breton, skoul veut également dire aquilin pour un nez, du mot latin aquila signifiant aigle.


Autres noms : Morus bassanus -

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Zoologie :


Vincent Message dans "Raconter les vies océanes : défis et dilemmes de l’écriture zoopoétique." (Cahiers de recherche sociologique, n° 70, été 2021, pp. 155–174) récapitule les caractéristiques de l'oiseau qui peuvent devenir support d'une rêverie symbolique :


Il existe 54 colonies de fous de Bassan (Morus bassanus) dans le monde. L’espèce compte environ 1 million de couples en Atlantique Nord. C’est le plus grand oiseau marin de cet océan. Les fous de Bassan ont eux aussi été chassés intensément et sont en train de récupérer, dans cette zone, des menaces du passé. Les Sept-Îles sont la seule colonie française, avec 21 000 couples. Les premiers sont arrivés dans les années 1930. Ils se sont installés plus précisément sur Rouzic, l’île la plus éloignée de la côte. D’après David Grémillet (2021), ce choix d’habitats isolés est lié à l’anthropisation forte du littoral: il y a dû avoir, auparavant, beaucoup plus de colonies côtières. Le romantisme de l’oiseau marin insulaire n’est pas un fait de nature, mais une conséquence regrettable de la pression anthropique.

Les fous mesurent 1,80 m d’envergure et pèsent environ 3 kg. Ils tiennent leur nom de l’audace de leurs piqués: ils plongent sans décélérer pour atteindre 10 m de profondeur, et peuvent même pousser jusqu’à 30 m en s’aidant de leurs ailes comme nageoires. Leurs yeux sont pourvus d’une troisième paupière transparente qui fait fonction d’essuie-glace et de masque de plongée.

Les fous arrivent à Rouzic de manière assez groupée, à partir de mi-janvier, et en partent de juillet à septembre. Ils se reproduisent de leur quatrième année à leur mort, une vingtaine d’années plus tard. Ils forment des couples stables et ne fabriquent en règle générale qu’un œuf par an. Sur Rouzic, ils construisent leurs nids avec des algues et du varech récoltés en mer, mais aussi, de plus en plus souvent, avec des lambeaux de plastique ou des fibres synthétiques – provenant surtout des filets de pêche perdus ou abimés.

Pendant la période de reproduction, les parents se relaient pour couver et nourrir le petit. Celui qui part chasser peut faire 100 km en mer. Lorsqu’il revient, il s’efforce d’atterrir exactement sur son nid, car les fous nicheurs sont extrêmement territoriaux, prêts à tout pour défendre leur propriété. Le couveur appelle l’arrivant pour l’aider à se repérer. L’activité de toilettage qui s’ensuit sert aussi au conjoint resté au nid à savoir dans quelle zone l’autre est allé pêcher. Un plumage huileux, par exemple, indique qu’il a trouvé ses proies dans le sillage des bateaux de pêche. De fait, si les fous se nourrissent de proies très diverses, ce qui les rend assez résilients, ils subissent depuis quelques années un stress nutritionnel considérable, en particulier en raison de la surpêche du maquereau. Les deux tiers des maquereaux pêchés en Manche sont utilisés pour fabriquer des farines pour les élevages aquacoles. Les fous sont obligés d’aller plus loin, ou de se rabattre sur les rejets de pêche, moins nutritifs pour eux, et qui leur font courir le risque de se prendre dans les chaluts et les palangres. [...]

Lors de leur migration annuelle, les fous parcourent 4000 km vers le sud. Les adultes filent en ligne droite, les jeunes zigzaguent beaucoup plus. Leurs quartiers d’hiver présentent des dangers encore bien plus importants: au large de l’Afrique de l’Ouest, les bateaux asiatiques et européens pratiquent une pêche peu surveillée, souvent illégale. Les captures accidentelles sont nombreuses. En 2013, les autorités mauritaniennes ont même découvert des conteneurs dont les bacs étaient pleins de centaines de fous de Bassan capturés volontairement, et congelés à destination des marchés asiatiques où ils sont consommés (Grémillet, 2021, p. 132-133).

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Symbolisme :


Pour Geneviève Lessard "Effets spéculaires dans Les fous de bassan d'Anne Hébert : forme et sens." (1987)


Janet M. Paterson, dans l'analyse qu'elle fait du roman les Fous de Bassan, explore le discours littéraire en tant que processus premier qui fait parler le texte de son autoreprésentation. Ainsi, elle écrit : « Les cris des fous deviennent l'écrit des fous et l'oiseau représente le symbole de la création textuelle » (Janet M. Paterson, Anne Hében. Architexture romanesque, p.169 et ss).


 

Selon Aurélie Chevant, autrice d'un article intitulé "La parole de l’eau : symboles marins et répression sexuelle dans Les fous de Bassan." (In : Les cahiers Anne Hébert 14, 2015), le Fou de Bassan est un symbole sexuel puissant :


Ce manque {de féminin] entraîne une aliénation des personnages masculins, représentée par les « fous » de Bassan, oiseaux menaçants, symboles de violence, d’intrusion et de folie destructrice. {...]

Stevens avoue s’être jeté dans la grande tempête, « le plus profondément possible, au cœur de son épicentre, semblable à un fou ». (FB : 102) Bachelard, en reprenant Balzac, précise que la représentation d’« une tempête extraordinaire est une tempête vue par un spectateur dans un état psychologique extraordinaire. » (Bachelard, 1942 : 232-233 ; l’auteur souligne) La tempête est ainsi vécue par Stevens comme « l’expression de [s]a vie, de [s]a violence la plus secrète. » (FB : 102) Il s’agit d’une violence doublée d’une forme de folie représentée par la présence des fous de Bassan qu’il observe planer au-dessus de lui et se laisser « tomber, tête première, comme une flèche à la verticale. Ne ferm[ant] [leurs] ailes qu’au moment de toucher l’eau, faisant gicler dans l’air un nuage d’écume. » (FB : 238) Selon André Brochu, « [l]a description comporte un schème de pénétration, et le giclement d’écume qui s’ensuit a des connotations sexuelles évidentes. » (Brochu, 2000 : 193) En effet, la pénétration brutale, comme une flèche verticale indiquant un phallus en érection, dévoile un désir sexuel de toute-puissance sur l’élément féminin que représente la mer. L’image du fou de Bassan symbolise donc d’un côté la violence sexuelle de Stevens et d’un autre côté la folie qui en découle lorsque ce désir n’est pas assouvi.

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Asma Telhig, autrice d'une thèse de doctorat intitulée La Femme à travers le mythe : Pour une étude comparative de l’image de la femme entre L’Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun et Les Fous de Bassan d’Anne Hébert. (Université de Ouargla, 2018), met en valeur le symbolisme octroyé au Fou de Bassan par Anne Hébert :


Formellement, Les Fous de Bassan est un titre qui, comme L’Enfant de sable, se compose de deux entités. « Fous » adjectif au pluriel et « Bassan », île écossaise dont le nom français est « île de Bass ». Cette île abrite la plus grande colonie au monde d’oiseaux appelés Morus bassanus, Les fous de Bassan. [...]

D’un plumage blanc éclatant, la morphologie de cet oiseau aquatique dénote avec le sombre destin d’une communauté qui a fait de la région des fous de Bassan, sa terre promise. Cependant son comportement lors de la chasse présente une métaphore de la catastrophe qui ébranlera tout le village. En effet, pour se nourrir, le fou de Bassan utilise sa vitesse et la fore de son bec. Il plonge, telle une flèche, à grande vitesse dans l’eau, avale les poissons, assommés par l’onde de choc créée par l’impact, et remonte le bec vide.

Le révérend Jones en observant les cousines Atkins, qu’il désire ardemment, se baignant à la mer, ne peut s’empêcher de remarquer le comportement prédateur des fous de Bassan , qu’il assimile au drame qui frappera la communauté de Griffin Creek le soir du 31 aout 1936,


En bandes neigeuses les fous de Bassan quittent leur nid, au sommet de la falaise, plongent dans la mer, à la verticale, pointus de bec et de queue, pareils à des couteaux, font jaillir des gerbes d’écume. Des cris, des rires aigus se mêlent au vent, à la clameur déchirante des oiseaux. (FB.39)


Les fous de Bassan adoptent un comportement digne d’un prédateur, ne laissant aucune chance de survie à leurs victimes. En plongeant dans la mer la tête première, portant dans leur corps même l’arme de leur "crime", ils symbolisent la main meurtrière de Stevens qui mettra fin à la vie de Nora et d’Olivia, toute deux violées, étranglées et jetées dans la mer où les fous de Bassan faisaient régner leur loi. Et à chaque fois les cris d’Olivia et les rires de Nora se mêlent au vent et au vacarme des oiseaux, qui se font complices du geste fou de Stevens la nuit du drame.

Stevens le fou, semblable à l’oiseau fou, est à l’image de toute la communauté de Griffin Creek. Rongée par le péché, cette communauté sombre dans la démence et la folie. Fidèles à un roi « fou », ils fuient les Etats Unis et obtiennent du Canada concession de la terre et droit de chasse et de pêche. Comme eux, tout ce qu’il y a sur cette terre est fou, « les herbes folles » (F.B.71), « l’idée folle » (F.B.68), « la folle vie » (F.B.59), « l’avoine folle » (F.B.76), « la fête folle » (F.B.104), « une chanson de fou » (F.B.155), « oiseaux fous » (F.B.166). La folie semble être la règle et non l’exception des habitants de Griffin Creek, et Stevens en est la meilleure représentation. Lors d’une tempête torrentielle et dans un excès de folie et de fureur, il part sur la grève et déclare « J’étais fou et libre » (FB.102), il s’est mis dans la tête d’être dans l’épicentre de la tempête. Il se dit, « semblable à un fou que je suis » (FB.102), rien ne pouvait l’arrêtait, même pas sa cousine Maureen, « Maureen me crie que je suis fou » (FB.102). Ses cris rauques, signes d’une fureur intérieure et d’une violence secrète, évoquent les cris stridents des fous de Bassan. Stevens, comme les oiseaux, transpercé et transperçant les eaux, crie en signe de vie et de mort.

[...]  Janet Paterson insiste sur l’identification des cris des personnages, également fous, aux cris des fous de Bassan, ce qui renforce la « charge symbolique » du titre.

Paterson souligne aussi que l’oiseau symbolise le désir qui consume secrètement tous les habitants de Griffin Creek. Cette charge sémantique est surtout présente dans le discours des cousines Atkins.

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Michaël la Chance, dans un article intitulé "Les créatures psychomorphes et les éclipses du réel : la migration des oiseaux." (Cahiers de recherche sociologique, n°70, hiver 2021, pp. 241–259) montre le support de rêverie que deviennent les Fous de Bassan :


Donald R. Griffin, spécialiste de l’écholocalisation des chauves-souris, voulait étudier la capacité d’orientation des oiseaux de mer. Il s’était procuré un Piper Super Cruiser biplace, qu’il avait équipé d’un réservoir additionnel, afin de suivre les fous sur de longues distances et noter leurs changements de cap. Il a pu observer que certains oiseaux lâchés sur le littoral étaient rentrés rapidement au nid, comme si la topographie du bord de mer leur était connue, comme s’ils avaient la mémoire du bruit des vagues qui sculptent le littoral: non seulement le fou de Bassan reconnaît les modulations de l’océan, il reconnaît le mouvement elliptique des étoiles pendant la nuit, il est sensible aux variations obliques de la lumière pendant la journée. En observant les changements de cap des fous, des oiseaux de mer strictement pélagiques, Griffin voulait démontrer que les grands oiseaux avaient la capacité de déchiffrer le grand livre du ciel et de la terre, comme si leur environnement n’était rien de plus qu’une carte mentale.

Pour les fous relâchés à l’aéroport de Caribou, le retour au nid a été difficile. Après avoir pris leur envol, les oiseaux s’étaient montrés hésitants: ils changeaient de cap, tournaient sur eux-mêmes pitoyablement, affolés. Sur les neuf fous libérés à Caribou, cinq sont parvenus à destination, le premier au bout de vingt-quatre heures, les derniers trois jours plus tard. Les conditions étaient ardues, une véritable ordalie, car pour un oiseau de mer, la terre ferme, c’est le gouffre. Encagés depuis plusieurs jours, rejetés dans un ciel muet, c’est-à-dire privé de repères, en fait un ciel brouillé par le grondement d’un Piper tenace − rappelons que les fous se repèrent aussi au bruit − ils ont volé de-ci de-là pendant des heures, jusqu’à l’épuisement, car ils sont réticents à se poser en forêt.

[...]

Griffin avait pris le parti d’ignorer les hypothèses sur l’orientation migratoire en vogue chez les éthologues de son époque. Pourtant, le magnétisme terrestre était déjà un objet de discussion chez de nombreux biologistes depuis les années 1950. En fait Griffin était fasciné par les trajectoires embrouillées des oiseaux, par les figures de l’égarement, la vulnérabilité de ces grands navigateurs du ciel. Aux commandes de son Piper, il avait entrepris de les accompagner dans leurs courses folles, afin de prendre la mesure de leur désarroi lorsque finalement les oiseaux sont perdus: « hopelessly lost ». Dans quelle mesure Griffin voulait-il se perdre lui-même à suivre les fous dans leurs trajectoires de perdition, sous prétexte de les cartographier dans un plan cartésien ? On ne saurait le dire. Car les poursuites dans le ciel sont des exercices de désorientation, le ciel est un dessaisissement de soi, il a la profondeur du désespoir. [...]

En fait, on peut soupçonner qu’il est séduit par l’altérité du fou, son œil préhistorique, sa liberté insensée. [...]

Il ignore l’organisation psychique collective des grands oiseaux, qui n’est pas réductible à une activité cognitive individuelle modelée sur la conscience humaine. En effet, l’animal s’oriente de tout son corps, mais aussi de tout son être collectif et non pas en fonction d’un organe spécifique. Le fou s’oriente dans un ciel limpide comme dans le brouillard, il entreprend de rêver le ciel pour affronter toutes éclipses de l’être. [...]

Car c’est au crépuscule que les territoires glissent les uns sur les autres comme les lamelles d’un condensateur électronique: la topographie cartésienne est une lamelle, l’observation du ciel étoilé en est une autre. Le champ magnétique et le champ morphique sont d’autres lamelles. Qu’est-ce que le champ morphique? Une puissance créatrice de forme au sein de la Nature enveloppe le présent comme une mémoire immatérielle qui ouvre des voies de frayage dans l’épaisseur du monde (Sheldrake, 2002). Ainsi l’orientation résulte d’une superposition des territoires, comme les lamelles se superposent dans un condensateur qui entreprend de capter les fréquences de notre univers pour se syntoniser avec celui-ci (La Chance et Robertson, 2016). Les fous s’orientent au crépuscule, ils font le point dans le demi-sommeil, ils perpétuent leur migration de rêver le ciel. Si les fous rêvent le ciel alors, peut-être aussi, songent-ils à leurs migrations parmi les étoiles.

À la tombée du jour, alors que le Piper Super Cruiser abandonnait sa poursuite, certains fous ont trouvé le répit nécessaire pour faire le point, ce qui leur a permis de retrouver leur chemin. Dans la lumière déclinante, la sensibilité magnétique l’emporte sur l’observation géographique et visuelle. C’est alors que les fous acquièrent une plus grande acuité pour percevoir le plan de polarisation de la lumière, ils détectent l’angle et aussi la pente du flux magnétique qui les traverse. Ils parviennent effectivement à «voir» la courbure de ce champ autour du nord dipolaire lorsque les lignes de flux arrivent au sol. En effet, l’œil de certains volatiles, les passereaux et les fauvettes en particulier, possède des magnétorécepteurs qui jouent un rôle très important dans l’orientation migratoire.

[...] Est-ce comprendre la migration des fous de supposer qu’ils sont dotés d’un GPS? Nos technologies (artificielles) devenues des métaphores pour caractériser des intelligences animales? L’orientation n’est pas un «savoir», mais une façon d’être au monde.

[...] Peut-être, à côtoyer l’expérience animale, nous comprendrons mieux les processus conscients et inconscients, tels le rêve et la conscience altérée, par lesquels nous métabolisons nos expériences imaginatives et sensorielles, nous venons faire corps avec celles-ci pour aller au-devant des jours. Peut-être, qu’à partir d’un tel repérage, nous pourrions comprendre comment, dans la lumière déclinante, les animaux peuvent s’assurer de leur inscription dans le monde. Comme s’ils pouvaient reconnaître collectivement le monde dans un rêve partagé.

À l’heure actuelle, la diversité des capacités d’orientation animales reste méconnue. Nous savons peu de choses de leur sensibilité aux champs morphiques et au géomagnétisme. Nous avons appris depuis peu que l’œil humain est magnétosensible, qu’il possède des cellules affectées par les champs géomagnétiques (Foley, 2011). Comment ces cellules influencentelles notre vision ordinaire ? Pourrons-nous en retrouver l’utilité ? Des chasseurs autochtones m’ont entretenu de leur sensibilité à la lumière oblique du soir. Il n’est pas exclu que ceux-ci, comme je l’ai constaté chez certains chasseurs innus, aient une sensibilité innée au géomagnétisme: ce n’est pas tant qu’ils « voient » les flux magnétiques, comme ils ressentent l’influence de ces flux dans l’expérience visuelle de leur environnement.

Ce n’est pas tant un frisson de l’œil qu’une tension du champ visuel, comme si les chasseurs ressentaient la déclinaison du nord géographique, qui est fonction de la rotation du globe et du nord magnétique. Nous possédons cette sensibilité sous une forme vestigiale, elle se manifeste de façon résurgente au crépuscule, qui serait notre moment magnétique, le seuil intime d’une ouverture au monde. Nous avons tout un chacun un moment magnétique, qui nous propulse à la rencontre de tous les jaillissements. Ce moment nous appelle à naviguer dans de nouvelles dimensions, celles de la carte du cœur, de l’horizon du destin, de la vie fluide.

{...]

Car les animaux ne sont pas des assemblages d’organes dont ils épuisent les conséquences mécaniques. Nous devons comprendre la nature à partir de nous-mêmes. On ne saurait comprendre la migration des fous sans faire appel au ressenti d’une force créatrice dans le vivant. Schopenhauer remarque que l’on se saurait comprendre les êtres vivants si une essence intime des choses ne nous est pas connue, du moins obscurément et dans le ressenti d’une expérience intérieure (1969, p. 196 et 364).

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Littérature :


Clément Kabs, auteur d'un article intitulé "Comment les oiseaux s’appellent-ils ? Observation, nomination et cohabitation chez Kathleen Jamie." (in : L'Entre-Deux, n°3 : Les oiseaux, de l'animal au symbole, juin 2018) étudie comment l'autrice écossaise imagine les Fous de bassan :


Personnaliser l’oiseau : La question des raisons du chant, dans les textes, préexiste souvent à la description du chant, ou, a fortiori, à sa transcription. On lit ainsi au sujet de fous de Bassan :


« The one demand the empty future makes of them : breed ! Breed ! » ;

« La seule demande qu’un futur insondable leur adresse : procrée ! Procrée ! »

(Kathleen JAMIE, Sightlines, Londres, Sort of Books, 2012, p. 74)

et plus loin : « I suppose they‟re at the mercy of their instincts » ;  

« Je suppose qu’ils sont à la merci de leurs instincts » (idem, p. 80).


Le chant, présenté comme une nécessité physiologique pour la perpétuation de l’espèce, a tout de l’automatisme. [...]

Cependant la perpétuation de l’espèce, ce destin dont il est question dans le cas du fou, est un « empty future ». Il est vide, sans doute, parce qu’inconnu. Inconnu de l’oiseau en question, qui se reproduira, et laissera comme trace de son passage sur Terre une descendance, qui elle-même fera de même, jusqu’à ce que la pression écologique, ou une catastrophe, ou un prédateur ne tue le dernier représentant de l’espèce. Mais il est vide aussi parce que bien que l’individu prenne part à la perpétuation de son espèce, soi-même cesse d’exister. L’appel à la reproduction, qu’il vienne de l’instinct ou du congénère, est l’annonce, simultanément, de la mortalité de l’individu. « Tu dois te reproduire, semble-t-il dire, parce que tu vas disparaître. Tu dois disparaître parce que ton espèce est ainsi faite. Ton espèce est ainsi faite parce que tes semblables, avant toi, se sont reproduits comme ils l’ont fait ».

[...]

L’Oiseau-Paysage : Dans le même essai, Jamie donne un exemple de ce statut de l’oiseau comme élément du paysage que je mentionnais plus tôt.


The colony was obvious : half a mile ahead, a column of birds turned bright and white in the summer air. They were visible as a loose plume as we walked over the island toward them, and doubtless visible for miles out to sea. […] The closer we got to the cliff edge the more we could hear the racket, the more the breeze brought us the smell.

« La colonie était évidente : à un kilomètre, en face, une colonne d’oiseaux prenait dans l’air d’été un aspect de blancheur et de brillance. Ils étaient visibles comme un panache évanescent tandis que nous traversions l’île vers eux, et sans doute aussi depuis plusieurs kilomètres de distance par la mer. […] Plus nous nous rapprochions du bord de la falaise, plus nous entendions le vacarme, et plus la brise nous apportait l’odeur ».

(Kathleen JAMIE, Sightlines, Londres, Sort of Books, 2012, p. 211)


Les oiseaux sont visibles de loin, donc, en tant que groupe (notons au passage que l’anglais est beaucoup plus fourni que le français en matière de noms de groupes). Un groupe de « gannets », des fous de bassan, est donc une « gannetry ». Encore que… la gannetry désigne surtout l’endroit où se regroupent les oiseaux. En tout état de cause, la présence des oiseaux en groupe est ici non seulement un élément du paysage, ce que je développerai plus tard, mais aussi la garantie qu’ils ne sont observés que de loin. L’effet synesthésique de groupe, visible, audible et odorant, fait en sorte que les habitudes de l’oiseau individuel sont observées depuis une certaine distance, et avec un certain détachement. Cette observation de loin est une nécessité, quand c’est un oiseau vivant que l’on observe. À part dans la pratique de l’ornithologue averti ou du photographe animalier chevronné, l’observation d’un oiseau se fait nécessairement de loin. Farouche, l’individu ailé ne se laisse pas souvent approcher. Qui n’a pas le souvenir, ou les souvenirs, enregistrés comme exceptionnels, d’oiseaux qui restent proches ? Enfant, on nous dit qu’ils sont malades ou affamés, qu’il ne faut pas essayer de les toucher. Adultes, soit nous avons assimilé cet ordre souvent injustifié, soit nous tentons de nous approcher, en défi des voix de l’interdiction ; mais alors c’est l’oiseau qui se retire. Et c’est bien en vain qu’on l’appelle, s’il lui convient de refuser. Il peut refuser l’appel certes, mais il ne peut refuser l’appellation. Parler d’une « gannetry » plutôt que d’un-e « gannet », ce serait, identiquement, donner un nom à l’ensemble lointain, dans l’incapacité de nommer et d’appréhender la chose que l’on nomme.

« Gannets glitter. They‟re made for vision, shine in any available light, available to see and be seen ».

« Les fous de Bassan scintillent. Ils sont fait pour la vue, brillent de toute la lumière disponible, disposés à voir et à être vus » (Loc. cit.)

Cette considération gnomique et définitoire, rare chez Jamie, mais finalement rendue opportune par ce qu’il y a de poétique dans l’expression, atteste de ce qu’il y a de singulier dans la vision de Jamie, dans sa cohabitation avec les oiseaux. Ainsi les fous de Bassan brillent de leur éclat singulier. Ils sont faits pour la vue. Les fous, comme un phare discret, scintillent à la manière de la mer qu’ils jouxtent. Remarquons que ce sont les fous, au pluriel, qui s’offrent à la vue et s’adonnent à voir, plutôt que le fou isolé. Pour éviter soigneusement ce qu’il y aurait de simplement ornithologique, Jamie prend un recul nécessaire pour voir le groupe plutôt que le spécimen.

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