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Les Rois mages

Dernière mise à jour : 3 janv.





Croyances populaires :


Charles Thuriet, auteur de Traditions populaires du Doubs (Librairie historique des Provinces, Emile Lechevalier, 1891) rapporte la légende locale suivante :


LÉGENDE DES TROIS-ROIS (Etrabonne, canton d'Audreux)


Derrière le maitre-autel de la cathédrale de Cologne, dans une magnifique châsse en argent doré soutenue par des colonnes d'émail enrichies de pierreries, on voit encore les crânes des Trois-Rois-Mages, Gaspar, Melchior et Balthazar, s'il faut en croire les noms inscrits sur leurs couronnes.

On dit qu'Hélène, mère du grand Constantin, les ayant fait apporter de Perse à Constantinople, dans l'église de Sainte-Sophie, saint Eustorge les transféra à Milan, et que lors de la prise et du sac de cette ville, en 1162, Frédéric Barberousse les donna à Regnold, archevêque de Cologne, qui les déposa dans sa cathédrale.

Ces reliques passèrent par la Franche-Comté et reposèrent quelque temps à l'abbaye de Lieucroissant (près de l'Isle-sur-le-Doubs), qui dès lors a pris le nom d'abbaye des Trois Rois. De là aussi serait venue cette devise des sires de Grammont, protecteur de ce monastère :

« Dieu aide au gardien des Rois ! »

Le passage de ces reliques est un fait dont on retrouve des traces curieuses dans les croyances populaires de notre province. C'est ainsi que, dans les environs de Dôle, personne n'ignore que les trois mages n'ayant plus une étoile miraculeuse pour les reconduire chez eux, se trompèrent de route, et, prenant l'Occident pour l'Orient, vinrent dans nos contrées et passèrent un jour par Etrabonne. Le village, dit cette tradition, n'existait pas encore. Les trois voyageurs ayant soif se désaltérèrent à une fontaine. Le premier en trouva l'eau de son goût, le second convint qu'elle était bonne, et le troisième s'écria : Elle est très bonne ! De ces trois mots, assure-t-on, serait venu par une légère corruption le nom d'Estrabonne. Voilà certes, observe malicieusement Désiré Monnier, une étymologie des plus satisfaisantes.

Le village d'Estrabonne où vit encore cette vieille tradition des Trois-Rois, serait remarquable par son gros château-fort, un des mieux conservés de Franche-Comté, dit M. Jules Gauthier, si la légende ne donnait pas plus de prix encore à la modeste fontaine qui coule en ce lieu.

« C'est en la Franche-Comté, dit François de Belleforest, que est ce lieu tant recognu par les estrangers, appelé Strabonne, appartenant aux seigneurs d'Aumont et aux aisnés d'icelle maison, comme un apanage non aliénable de la famille, à cause de cette prérogative que Dieu leur donna, pour l'esgard de ceste place de Strabonne, qui est de telle sorte. On tient que du temps que les corps saints des trois sages qui vinrent adorer Nostre-Seigneur, furent portés à Cologne d'Italie, on les reposa quelque temps en ce village de Strabonne en la Franche-Comté, de sorte que depuis y ayant esté fondée une chapelle, près laquelle a source une fontaine d'eau vive, les malades des escrouelles qui vont en pélerinage en ce lieu et boivent de l'eau de ceste fontaine et mangent du pain de l'aumosne donné en cette chapelle, ne faillent de s'en trouver allégez, et est grande merveille que les seigneurs de Strabonne portent ordinairement avec eux de ce pain duquel ils donnent, non sans grand effect, à ceux qui sont atteint de ceste maladie. Ceste chapelle est bastie au nom des Trois-Rois, et les plus consciencieux estiment que par les prières de ceux-cy, les patients recoyvent allégeance.

Or, de ce miracle tout grand et si ordinaire, m'ont fait foy deux ou trois gentilshommes à qui l'on croye, qui m'ont juré d'en avoir veu de grandes et merveilleuses expériences. »

(Cosmographie universelle).

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Symbolisme :


Charles Coutel, auteur d'un article intitulé « Nativité et Adoration des Mages selon le philosophe Alain », (In : La chaîne d'union, vol. 94, no. 4, 2020, pp. 71-75) éclaire la signification des rois mages dans l'œuvre du philosophe Alain :


[...] Dans ces personnages se nouent trois significations qui sont autant de leçons humanistes pour une philosophie laïque de l’hospitalité. Leur geste de s’incliner librement devant un enfant, lui offrant de somptueux présents, troublera Alain toute sa vie. Comme il l’écrit lui-même : « Le signe reste ; il attend nos pensées. » (Propos sur le Christianisme, p. 116) Ce signe d’humilité et d’adoration fait énigme et donne à penser par lui-même. Pourquoi cette omniprésence des rois mages dans l’œuvre d’Alain ?

Ces personnages et leur hommage à l’enfant de la crèche occupent une place croissante dès qu’il est question de la fête de Noël. Les rois mages et leur adoration constituent tout d’abord une esthétique de l’image, en chemin vers le symbole ; les rois mages sont ensuite les porteurs d’une éthique de l’espérance – Alain est explicitement le lecteur attentif de Charles Péguy ; enfin les rois mages, notamment dans Les Dieux, incarnent une énergétique humaniste de nos idées à l’état naissant. La leçon philosophique est claire : « Les Rois mages sont venus au berceau ; je les vois encore, honorant cet enfant et le priant d’être homme. » (Propos du 20 janvier 1928) Alain va se situer à la fois du côté de l’enfant et du côté des rois mages. Ils l’aident à ne jamais oublier la question qui rend possible l’auto-hospitalité : ai-je conservé au fond de moi-même l’espérance qui nourrissait ma condition enfantine ?

Cette triple leçon philosophique (une esthétique, une éthique et une énergétique) s’organise autour d’une approche des symboles et des fêtes religieuses largement influencée par Hegel (relu avec Comte). Ces deux influences croisées se résument dans une formule mystérieuse qu’on trouve dans Les Dieux : « [Les moments des religions] sont en effet les étapes de l’homme. Mais plutôt, veux-je dire, ce sont les étages de l’homme » (p. 95).

 

Anne Beyaert-Geslin, autrice d'un article intitulé « Le confit de valeurs du roi Balthazar », (In : Le Verger – bouquet XXVI, novembre 2023) retrace les grandes lignes de la légende des rois mages :


Les rois mages qui, d’après l’Évangile de Matthieu, ont reconnu puis suivi l’étoile de la Nativité pour offrir les plus beaux présents de la terre à l’enfant Jésus, ont bénéficié d’une dévotion particulièrement intense à partir du XIIe siècle. À cette époque, les noms d’origine persane de Melchior, Balthazar et Gaspard leur ont été attribués. Butaud évoque certaines légendes qui, témoignant d’une popularité particulière en Italie et en Provence, dessinent une généalogie faisant de la famille des Baux des descendants de Melchior ou de Balthazar, voire des deux en même temps. Héros de multiples légendes, les trois personnages accumulent en effet les motifs de fascination. Ils viennent de pays lointains : la « première Inde » pour Melchior (la Nubie et toute l’Arabie), la « deuxième Inde » pour Balthazar, roi de Saba et de Godolie (1) et la « troisième Inde » pour Gaspard, roi de Tharse et de l’ile d’Égrisola. Ce ne sont pas seulement des personnages bibliques mais des rois, titre accordé à la fin du XIIIe siècle, et de surcroît des mages, autrement dit des magiciens. Si le terme « mage », suivant l’Encyclopédie Universalis, est employé comme synonyme de « sectateurs de Zoroastre » et renvoie à une tribu iranienne, le mot « magie » évoque des pratiques occultes. Les mages sont, si l’on en croit les auteurs classiques, des devins, des astrologues, des sages et des sorciers. Venus de contrées inconnues, à la fois savants, magiciens et porteurs de richesses extraordinaires (l’or et deux parfums précieux, l’encens et la myrrhe), les rois mages comblent donc à maints égards l’imagination. Leur geste d’adoration fut même envisagé comme une métaphore pour promettre l’abondance et placer un événement sous des auspices favorables, comme le laisse penser la commande d’un tableau représentant l’Adoration des mages faite à Pierre-Paul Rubens par la municipalité d’Anvers pour la salle de l’hôtel de ville dans laquelle devait se conclure un traité de paix entre l’Espagne et les Pays-Bas du Nord (la Trêve de Douze ans), en 1608. La commande pour ce lieu profane témoigne non seulement d’une équivalence symbolique faite entre les rois mages et les négociateurs de la trêve, eux aussi issus de pays étrangers, mais surtout des retombées commerciales escomptées par la municipalité avec la promesse d’une levée du blocus de l’Escaut. Une efficacité symbolique est attendue de la représentation de l’Adoration des mages pour transformer les états de choses et s’attirer la prospérité.

Pour les peintres, les trois rois sont des personnages magnifiques qui ajoutent à la spiritualité de la scène de la Nativité une épaisseur imaginaire en invitant l’observateur à retracer leurs aventureux voyages et à inventer les trésors et contenus des cassettes merveilleuses offertes à Jésus. Pourtant, si ces personnages composent dès l’abord un motif privilégié de la peinture religieuse, celle du roi venu d’Afrique dénommé Balthazar présente un problème particulier puisque cet homme noir ne peut plus être infériorisé comme il l’est tout au long de l’histoire de l’art, mais doit au contraire être restitué dans son statut de monarque. Les scènes d’Adoration des mages peintes par Rubens incarnent précisément cette considération particulière accordée au roi noir.


Note : 1)  Cette deuxième Inde correspond « peut-être à l’Ethiopie » pour Laurent Bolard qui souligne ainsi la difficulté à définir le point de départ des mages. « Si le point d’arrivée est connu, Bethléem, le point de départ ne l’est pas », écrit-il. Il retrace les différentes origines qui leur furent attribuées en prenant pour base le Psaume 72 verset 10 (« les rois de Tarsis et des iles/rendront tribut/Les rois de Saba et de Seba/feront offrande »). Les lieux furent précisés et surtout dissociés dès Tertullien, la Perse revenant à Melchior, l’Inde à Balthazar et l’Arabie à Gaspard. Pour Jacques de Moravagine, « ils vinrent des confins de la Perse et de la Chaldée où coule le fleuve de Saba, d’où vient le nom de Sabée que porte leur pays ». Marco Polo, vers la même époque, affirme que les rois viennent de Perse et propose trois origines : Sava, Axa et Caxan, situées dans le centre-ouest de l’actuel Iran. L’Historia trium Regum (Histoire des Trois Rois), rédigée entre 1364 et 1375 par Jean de Hildesheim, attribue aux rois les trois Indes mentionnées par Butaux. Bolard les réfère finalement à la tradition la plus forte, celle des trois continents connus : à Gaspard, l’Asie ; à Melchior, l’Europe ; à Balthazar, l’Afrique. Voir, pour toutes ces localisations, Laurent Bolard, « Le cortège des mages. Espace, temps et dévotion dans la peinture italienne du XVe siècle », Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses, no 91-1, 2011, spécialement pp. 10-11.

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Symbolisme alchimique :


Où nous conduit l'étoile ?


Selon l'évangile de Saint Matthieu : "Conduits par l'étoile, voici que des Mages venus d'Orient arrivèrent..." Afin de décrypter ce mythe du point de vue de l'alchimie, je voulais partager avec vous la lecture de Patrick Burensteinas, alchimiste contemporain : "Les rois mages venus d'Orient à la verticale d'une étoile à cinq branches trouvent dans une grotte un christos."


Melchior, le seigneur des nains, c'est-à-dire celui qui possède les forces d'en-bas. C'est pour cela qu'il est Noir et qu'il amène la myrrhe, baume précieux dont on embaume les morts. Il nous rappelle ainsi que le Christ s'est fait homme et de fait est mortel.


Balthazar, le serviteur du hasard, qui amène de l'encens, parfum magique aux pouvoirs purificateurs. L'encens participe à la remontée des prières et des âmes, donc il relie le haut avec le bas et ce faisant, on trouve le Christ en nous.


Gaspard, le jeune homme qui amène l'or, la lumière. C'est finalement notre quête, de réunir ce qui est en haut avec ce qui est en bas. C'est l'aboutissement de l'éternité - l'éther qui nie la terre -.


Melchior à la peau noire, annonce l'œuvre au noir. Sous le signe de Saturne, il y a mort et putréfaction. Balthazar annonce l'œuvre au blanc. Sous le signe de la Lune, il y a purification et nettoyage. Gaspard annonce l'œuvre au rouge : lorsque la vraie lumière descend dans la matière, elle devient rouge (et c'est aussi le signe de l'Eucharistie). Sous le signe du Soleil, c'est l'incarnation de l'Esprit dans la matière, la pierre philosophale qui permet la transmutation des métaux en or.

Les rois mages symbolisent les diverses étapes de notre propre vie initiatique :


putréfaction - purification - transmutation.


Nous les portons tous les t-rois en nous ; Melchior représente le Corps (parce que c'est l'embaumeur des morts), Balthazar l'Âme (parce qu'il transporte l'encens médiateur) et Gaspard, l'Esprit (parce qu'il porte la Lumière).


La tradition de la galette des Rois repose sur la représentation gourmande d'une roue solaire avec une petite pierre (la racine indo-européenne gal- renvoie au minéral) - qui deviendra une fève - dedans. Quand on trouve la petite pierre, on est nommé Roi (ou Reine), c'est-à-dire qu'on a reçu la Lumière. C'est bien notre quête, non ?


Qui sont les Rois mages mystérieux ? Des prêtres perses, des astrologues babyloniens, des sages venus d'Arabie ou de Syrie, voire des druides gaulois. Certainement des devins qui interviennent à la naissance d'un enfant important, guidés par la lecture des étoiles et leur connaissance intuitive de l'avènement du Christ.


Une tablette cunéiforme découverte à Babylone relève pour la période de la naissance du Christ une conjonction Saturne Jupiter, comme celle que nous venons de vivre au solstice d'hiver. Kepler publia en 1613 des travaux qui établissent qu'au moment de la naissance de Jésus, Jupiter et Saturne étaient alignés, vus de la Terre, dans la constellation des Poissons : une nouvelle ère s'ouvrait alors...


Ne sommes-nous pas en train de vivre une période analogue qui nous appelle à inventer de nouveaux paradigmes pour un monde renouvelé ?

Marie-Claire, le 8 janvier 2021

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Contes et légendes :


Grégoire Desanti, auteur de "Les Baux, haut-lieu de Provence." (In : Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 1956, vol. 1, no 2, pp. 79-88) cite Frédéric Mistral à propos de la légende des Baux :


Quand on parle de la maison féodale des Baux, il est en effet impossible de ne pas citer trois vers de Mistral, lourds dans leur brièveté voulue de magie évocatrice car nul n'a mieux évoqué que le poète de Maillane la geste amoureuse et guerrière des seigneurs des Baux.


Race d'aiglons, jamais vassale,

Qui de la pointe de ses ailes,

Effleura la crête de toutes les hauteurs. (Calendal, chant I, vers 299-301)


Leur origine est toute enveloppée de légendes : le nom des Baux vient évidemment de l'éperon calcaire si fréquent en Provence, où il porte le nom générique de Baou. Mais l'orgueil des Barons baussencs les amena à trouver une explication plus prestigieuse : l'ancêtre direct des seigneurs des Baux est le Mage Balthazar, dont un descendant serait venu aux rives de Provence avec les compagnons du Christ. D'où leur cri de guerre : « Au hasard, Balthazar » et leurs armes : l'étoile de la Nativité, aux seize « rais ». Mais laissons la parole à Mistral :


Selon leur dire et leur croyance

Ils comptaient parmi leurs aïeux

Le mage Balthazar, duquel un descendant

Était venu d'Ethiopie

Planter bourdon sur les Alpilles

Et semer dans leurs flancs pierreux

Les herbes aromatiques et le sang ardent.

De là venait la Belle-Étoile

Irradiée en seize rais

Dans leur blason ; de là, par campagnes et par friches,

Lorsqu'ils couraient reteindre dans le sang

Leur gonfalon, et tout culbuter

Barons et rois, sans crainte de personne,

De là leur cri de guerre : « Au hasard, Balthazar ». (Calendal, chant l, vers 302-315)


Magnifique légende, bien faite pour plaire à ces orgueilleux féodaux qui allaient tenter de profiter de l'anarchie médiévale et de la faiblesse de l'éphémère royaume d'Arles pour se tailler en Provence la part du lion.

 

Florian Mazel propose un compte-rendu de Famille et parenté dans la vie religieuse du Midi (XIIe-XVe siècle). (Revue belge de Philologie et d'Histoire, 2011, vol. 89, no 3, pp. 1452-1453) dans lequel il évoque l'histoire de la légende du roi mage Balthazar, venu s'installer aux Baux-de-Provence :


Germain Butaud reprend de manière convaincante la question de la formation de la légende d’origine des seigneurs des Baux, qui faisait du roi mage Balthazar leur ancêtre. Il en situe l’origine dans le royaume de Naples autour de 1300, dans l’entourage des branches des comtes de Soleto et des ducs d’Andria, et en voit la première exposition systématique dans l’Historia trium regum de Jean de Hildesheim, un carme allemand qui séjourna à Avignon au milieu du XIVe siècle. Curieusement et à la différence de la légende d’origine des Baux d’Orange, la légende de Balthazar ne se diffusa guère en Provence avant le XVIIe siècle, mais connut ses principales manifestations en Italie (au monastère célestin de Casaluce vers 1367-1371) et dans le nord de la France, dans l’entourage des Chalon et des Luxembourg, héritiers des Baux, au XVe siècle.

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Littérature :


Dans Éclats de sel (Éditions Gallimard, 1996) Sylvie Germain met en scène un personnage principal qui rencontre des personnages du quotidien plus étranges les uns que les autres :


Celui-ci s'approcha un peu de Ludvik et engagea la conversation. « J'ai toujours aimé la légende des Rois mages, mais longtemps quelque chose m'a troublé à leur sujet. Pourquoi, lorsqu'ils sont venus se prosterner devant le divin nouveau-né, n'ont-ils offert que de l'or, de l'encens et de la myrrhe ? - Ils ne connaissaient pas la slivovice, répondit Ludvik en sirotant sa bière. - Il ne s'agit pas de ça, et vous le savez bien. Réfléchissez, ils offrent l'or, lumière minérale, concrétion de larmes solaires, et des résines aromatiques qui ne répandent leur splendeur que sous la lente action du feu. Or il existe encore une autre substance liée au feu, et prodigue en saveur et vertus purificatrices. - Hum, fit Ludvik qui se sentit soudain sur la défensive, mais l'autre enchaîna : - Le sel ! Feu délivré des eaux, grain de pure lumière extrait des antres de la terre. Mais ce trésor-là, les Rois Mages n'en ont pas fait offrande. Pourquoi ? Voilà ce qui longtemps m'a tracassé. Et pourtant, la réponse est si simple ! Pourquoi en effet auraient-ils fait don de sel à un enfant qui, précisément, apportait au monde le goût le plus vif du sel ? » Le sentiment de malaise que Ludvik avait senti poindre en lui un instant plus tôt s'amplifia. Il n'était donc plus possible de mettre le nez dehors ou dans un bistrot sans qu'un fâcheux l'assaille en se lançant dans des péroraisons salines ? Il déposa sa chope encore à moitié pleine sur le comptoir et tourna les talons sans saluer l'homme en gris. L'autre lança encore quelques mots dans son dos : « Non, je ne tairai pas ce bruissement d'étoile au-dessus du désert, dans le silence des sables et de la nuit, dans l'ombre de... » Mais sa voix se perdit dans le brouhaha de la salle enfumée. Dehors pleuvotait un peu de neige fondue. [...]

Du coup il réfléchit aussi à la légende des Rois mages. De l'Épiphanie il n'avait gardé, comme de toutes les autres fêtes liturgiques d'ailleurs, qu'un souvenir lointain, réduit à quelques images désuètes. Les trois rois venus d'Orient, portant coiffes exotiques, somptueux manteaux et pierreries, et chacun un coffret rutilant ; une triade de chameaux de profil pour agrémenter le cortège, sur fond de nuit puissamment étoilée, et un Enfant Jésus trônant dans la paille en poupon rose et souverain. L'idée n'était alors jamais venue à Ludvik de décaper ce cliché suranné, ni surtout de s'y intéresser. Et voilà que pour la première fois cette image s'imposait à lui sous un nouvel éclairage ; le cliché s'ébroua, tel un animal empaillé qui soudain reprendrait vie et rejetterait et la dorure et la poussière qui l'encrassaient, et les trois Mages se mirent en mouvement dans l'imagination de Ludvik. Un mouvement au ralenti : Ludvik les vit marcher à pas lents, pieds nus et têtes nues. Vêtus de longues robes grises, ils allaient sans gloire et sans escorte, leurs mains maigres repliées autour de bols en terre. Mais Ludvik ignorait ce que contenaient ces bols, peut-être étaient-ils vides. Les trois silhouettes cheminèrent ains un moment à contre-nuit. Quant à l'Enfant, il ne vit pas, et ne devina pas s'il se situait en amont ou en aval de la route des Mages, ni même si ceux-ci s'en revenaient ou arrivaient.

[...]

Il lui semblait parfois voir affleurer un vague motif dans cette image peinte ton sur ton, - des esquisses de silhouettes discrètement ivoirées se suivant à la queue leu leu dans une brume laiteuse. Cela faisait contrepoids à cette vision lancinante des Rois mages en gris et noir qui lui revenait plus ou moins régulièrement depuis un mois environ, et qui s'associait toujours dans son esprit à la lente, très lente agonie de Brum qui défiait toujours plus insolemment les pronostics des médecins. Des rois gris sur fond de nuit, des rois ivoire sur fond d'aube livide tous cheminant à fleur d'invisible et d'immobilité, et tous ayant allure de rois mendiants. Une même image et son contre type, mais sans pouvoir déterminer laquelle avait priorité sur l'autre.

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