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La Luzerne




Étymologie :

  • LUZERNE, subst. fém.

Étymol. et Hist. 1566 lauserne (A. Du Pinet, trad. de l'Hist. nat. de Pline, xvii, ix d'apr. Delboulle ds FEW t. 5, p. 433b) ; 1600 luzerne (O. de Serres, Le Théâtre d'agriculture, IV, 4, p. 270 : l'herbe appelée en France Sain-Foin, (...) en Provence & Languedoc, Luzerne). Empr. au prov. luzerno, de même sens, emploi métaph., en raison de l'aspect brillant des graines de la plante, de luzerno « ver luisant » (encore attesté dans les patois, v. FEW t. 5, p. 433b), issu de l'a. prov. luzerna « lampe » (Rayn. t. 4, p. 109a), du lat. lucerna, devenu lucerna sous l'infl. de lucere « luire » ; cf. aussi l'a. fr. luiserne « lampe » (1re moitié du xiie s. ds T.-L.).


Lire également la définition du nom luzerne afin d'amorcer la réflexion symbolique.


Son nom latin, medicago, signifie « herbe de Médie », en référence au fait qu’elle aurait été introduite dans la Grèce antique par les Mèdes, peuple d’une contrée de l’Asie ancienne, située au Nord-Ouest de l’Iran actuel. En France, on l’appelle également alfalfa, mot que diverses langues, dont l’anglais, ont emprunté à l’arabe et qui signifie, selon les interprétations, « père de tous les aliments » ou « le meilleur des fourrages ».


Autres noms : Medicago sativa ; Alfalfa ; Foin de Bourgogne ; Foingnasse ; Grand trèfle ; Granet Trèfle ; Herbe ès bœufs ; Herbe nervis ; Léarne ; Lizette ; Louizèrne ; Luilarde ; Luizette ; Luxure ; Luzarno ; Mangeaille ; San-fé ; San-fouèn ; Soupre en vin ; Triour.

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Botanique :


Selon le site passeportsanté.net :


Ce sont les Arabes, maîtres incontestés en matière d'élevage chevalin, qui ont, les premiers, utilisé la luzerne pour augmenter la valeur nutritive de l'alimentation destinée à leurs bêtes. En arabe, la plante se nomme al-fac-facah, ce qui signifie « père de tous les aliments ». Appartenant à la famille des légumineuses, elle constitue un bon apport en protéines. Sa culture étant relativement facile, son utilisation comme fourrage pour le bétail s'est rapidement répandue dans le monde entier.

L’usage médicinal de la luzerne n'est pas répertorié dans les ouvrages de référence de phytothérapie traditionnelle. Certaines sources non officielles mentionnent tout de même qu’elle a été utilisée pour soulager l'arthrite et l'arthrose, traiter les irrégularités menstruelles, les troubles des reins et de la vessie, le diabète, la perte d’appétit et les problèmes digestifs, ainsi que pour stimuler la lactation. En Chine, il semble qu’on l'ait employée pour traiter le rhume, ainsi que les troubles digestifs. En médecine ayurvédique, les feuilles de luzerne servaient à soulager la digestion difficile et on utilisait les graines en cataplasme pour traiter les furoncles.

Aujourd’hui, les fabricants de suppléments de luzerne (parties aériennes) vantent ses propriétés antifatigue reliées à sa richesse en protéines, en vitamines et en minéraux (calcium, notamment), ainsi que ses effets anticholestérol et diurétiques. Certains affirment qu’elle peut aider à réduire la glycémie ou encore que la teneur en chlorophylle de ses pousses favoriserait l’élimination des toxines de l’organisme. On s’intéresse aussi à la teneur en phyto-œstrogènes de la luzerne, ce qui explique sa présence dans certains produits vendus pour soulager les symptômes de la ménopause.

Sous forme homéopathique, elle est l’un des ingrédients de suppléments liquides aux supposées vertus antifatigue.

Aucun de ces usages n’est scientifiquement validé.

 

Selon le même site mais sur une autre page :

Originaire du Sud-Ouest de l’Asie, la luzerne aurait été domestiquée il y a plus de 9 000 ans dans les hauts plateaux du Caucase, de même qu’en Iran et en Turquie, d’où elle s’est répandue dans le monde entier. C’est l’une des légumineuses les plus riches en protéines (25 % et plus). Toutefois, sa haute teneur en fibres en fait un aliment peu digeste pour l’être humain tandis que, de leur côté, les ruminants y trouvent parfaitement leur compte. Par conséquent, elle constitue depuis longtemps un des fourrages les plus recherchés par les éleveurs de bétail, qui lui consacrent, partout où c’est possible, une grande partie de leurs terres fertiles.

On la cultive à peu près sous toutes les latitudes, depuis les régions équatoriales jusqu’aux abords du cercle arctique, mais tout particulièrement aux États-Unis, au Canada, en Europe, en Amérique du Sud, au Japon, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Afrique. Au total, la luzerne occupe près de 32 millions d’hectares, dont plus du tiers se trouve en Amérique du Nord.

Traditionnellement, en dehors du fourrage, la luzerne était cultivée pour ses propriétés mellifères (les abeilles s’en gavent littéralement) et médicinales. Au XVIIe siècle, on en faisait un grand usage médical en Europe centrale, où elle était considérée comme une panacée. Cette réputation l’a suivie jusqu’aux États-Unis, où l’on trouve encore des cliniques « d’alimentation vivante », qui furent surtout populaires dans la première moitié du XXe siècle et dans lesquelles on sert aux malades des jus de luzerne et de graminées. Aujourd’hui, la luzerne est vendue comme supplément alimentaire dans les magasins de produits naturels d’Amérique du Nord, tandis qu’elle est peu connue pour cet usage en Europe de l’Ouest.

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Symbolisme :


Dans le calendrier républicain, « Luzerne » est le nom attribué au 1er jour du mois de Prairial.

 

Louise Cortambert et Louis-Aimé. Martin, auteurs de Le langage des fleurs. (Société belge de librairie, 1842) nous livrent leur vision de cette petite fleur :


Printemps - Avril.

LUZERNE - VIE.

La luzerne occupe longtemps le même terrain ; mais, quand elle l'abandonne, c'est pour toujours. Voilà sans doute pourquoi on en a fait l'emblème de la vie. Rien n'est plus charmant qu'un champ de luzerne en fleur ; il se déroule aux yeux comme un long tapis vert glacé de violet. Chérie du cultivateur, cette plante lui prodigue d'abondantes récoltes, sans en exiger aucun soin. On la fauche, elle renait. A son aspect, la génisse se réjouit ; aimée de la brebis, elle fait les délices de la chèvre et la joie du cheval. Originaire de nos climats, ce doux présent nous vient immédiatement du ciel. Nous le possédons sans efforts, nous en jouissons sans attention, sans reconnaissance. Souvent nous lui préférons une fleur qui n'a d'autre mérite qu'un éclat passager. Ainsi nous quittons trop souvent un bonheur certain, pour courir après de vains plaisirs qui fuient et s'envolent aussi.

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Dans Les Fleurs naturelles : traité sur l'art de composer les couronnes, les parures, les bouquets, etc., de tous genres pour bals et soirées suivi du langage des fleurs (Auto-édition, Paris, 1847) Jules Lachaume établit les correspondances entre les fleurs et les sentiments humains :


Luzerne - Vie.

A cause de la difficulté d’extirper cette plante des lieux où elle croit. Elle sert aussi à la nourriture des animaux domestiques.

 

Selon Pierre Zaccone, auteur de Nouveau langage des fleurs avec la nomenclature des sentiments dont chaque fleur est le symbole et leur emploi pour l'expression des pensées (Éditeur L. Hachette, 1856) :


LUZERNE - ÉLOGE DE LA VERTU.

La luzerne cultivée est originaire de Médie ; elle a été importée en France du temps des Romains.

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Dans son Traité du langage symbolique, emblématique et religieux des Fleurs (Paris, 1855), l'abbé Casimir Magnat propose une version catholique des équivalences symboliques entre plantes et sentiments :


LUZERNE ARBORESCENTE - ÉLOGE DE LA VERTU.

La vertu est le premier des biens, même avec la stérilité ; sa mémoire est immortelle, et elle est connue de Dieu et des hommes. Présente, les hommes l'imitent ; observée, ils la désirent ; et, couronnée pour jamais, elle triomphe après avoir obtenu une palme incorruptible.

- Sagesse : IV, 1, 2.

La luzerne arborescente est un bel arbrisseau originaire des iles de l'Archipel ; la beauté de son feuillage, qui dure une grande partie de l'année, la succession presque continuelle de ses fleurs d'un jaune vif, et surtout l'excellente nourriture que ses feuilles fournissent aux troupeaux, doivent attirer l'attention des cultivateurs sur cette es pèce trop négligée. Son bois est dur, d'une belle couleur, susceptible de recevoir un beau poli. On l'emploie à faire des manches de couteau et d'autres petits meubles.

MAXIME.

Faire l'éloge de ce qui est bon, c'est enflammer d'une nouvelle ardeur les cœurs qui aiment et recherchent la vertu.

(SAINT JEROME, Lettres.)


LUZERNE CULTIVÉE - VICE.

Qu'est-ce que votre vie ? Une vapeur légère qui paraît un mont et se dissipe presque aussitôt.

Jacques : IV, 15. —

La vie est un fantôme qui fuit dans les ténèbres, et pourtant il s'agite et s'agite en vain.

Psaumes : XXXVIII, 7.

La luzerne cultivée est une plante très -ancienne et qui offre de grandes ressources à l'homme social pour la nourriture et la multiplication des animaux qui font la prospérité de l'agriculture : « Les qualités alimentaires de cette plante, dit Bosc , ne sont contestées par personne, mais il est des cultivateurs qui pensent qu'elle convient mieux aux bœufs et aux vaches qu'aux chevaux et aux brebis : verte et en petite quantité, elle les purge tous et les affaiblit ; verte, en grande quantité, principalement quand elle est chargée de rosée, elle leur donne des indigestions qui les conduisent souvent à la mort, surtout les bêtes à cornes et les bêtes à laine. Ce n'est donc qu'avec une entière prudence qu'il faut laisser les animaux paitre en liberté m dans la luzerne, surtout au printemps, où les nourritures fraiches leur sont le plus agréables et en même temps le plus dangereuses. Olivier de Serres qui l'appela sainfoin comme on le fait encore en beaucoup de lieux, la qualifie de merveille de ménage, en raison de sa prodigieuse fécondité et des nombreux moyens de prospérité qu'elle offre aux cultivateurs. — On a fait de la luzerne l'emblème de la vie, parce qu'après avoir occupé un terrain pendant plusieurs années, si elle l'abandonne, c'est entièrement et pour toujours.

RÉFLEXIONS.

C'est une grande et très grande chose que de savoir vivre. Celui -là ne vit pas, qui est enflé par l'orgueil, souillé par la luxure et infesté des autres vices : ce n'est pas vivre, c'est faire honte à la vie, c'est s'approcher de la mort. Souffrir le mal, faire le bien et y persévérer jusqu'à la mort, voilà ce que c'est qu'une bonne vie.

(SAINT BERNARD, Sermons.)

A quoi nous servira la plus douce vie, si, par des mesures sages et chrétiennes, elle ne nous conduit pas à une plus douce et plus heureuse mort.

(FENELON, Sermons.)

La vie humaine est semblable à un chemin dont l'issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est portée, il faut avancer toujours.

(BOSSUET, Sermons.)

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Pour Scott Cunningham, auteur de L'Encyclopédie des herbes magiques (1ère édition, 1985 ; adaptation de l'américain par Michel Echelberger, Éditions Sand, 1987), la Luzerne (Medicag sativa) a les caractéristiques suivantes :

Genre : Féminin

Planète : Vénus

Élément : Terre

Pouvoirs : Prospérité ; Envoûtement.


Utilisation magique : De la Luzerne dans la maison garantit ce foyer contre la pauvreté et la faim. Beaucoup de paysannes anglaises en mettaient quelques, touffes dans un pot de grès - et plus tard dans un bocal de verre - qu'elles rangeaient au fond d'un buffet, ou dans un coin du garde-manger. En 1904, à Ashwood Greens, un hameau de Blackwell Mill, dans la vallée de l'Ouse, Mary Potts, trente et un ans, s'enfuit de chez elle en pleine nuit et disparut sans laisser de traces. L'enquête auprès de ses proches révéla qu'elle avait sombré dans une profonde dépression parce que la Luzerne qu'elle avait mise dans son garde-manger avait pourri au lieu de se dessécher comme celle de ses voisines. Ce n'est que plusieurs mois plus tard qu'on retrouva son corps, à dix kilomètres de là, au fond d'une galerie de mine abandonnée. En fait, elle avait tout simplement cueilli sa Luzerne à la rosée du matin et n'avait pas pris la précaution de la faire sécher avant de la mettre en pot. Les semences de cette plante fourragère (donc nourricière) servent aux envoûtements amoureux. Mais dans ce cas, attention : la femme que l'on « s'attache » par ces méthodes discutables, et le plus souvent dangereuses, risque de vous faire payer très cher votre passion irréfléchie ; la Luzerne attire en effet des femmes cupides, vénales, que les scrupules n'embarrassent guère. Plus d'un veuf s'est cruellement mordu les doigts d'avoir eu recours à cette forme de sorcellerie amoureuse pour attirer chez lui l'objet de ses fantasmes.

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Dans Le Livre des superstitions, Mythes, croyances et légendes (Éditions Robert Laffont, 1995 et 2019), Éloïse Mozzani nous propose la notice suivante :


Avoir de la luzerne chez soi met à l'abri de la pauvreté et de la faim. La croyance aux propriétés protectrices de la plante, très vivace notamment en Angleterre où les paysannes en conservaient précieusement quelques touffes dans leur buffet ou leur garde-manger, a fait au moins une victime : « En 1904, à Ashwood Greens, un hameau de Blackwelle Mill, dans la vallée de l'Ouse, Mary Potts, trente et un ans, s'enfuit de chez elle en pleine nuit et disparut ans laisser de traces. L'enquête auprès de ses proches révéla qu'elle avait mise dans son garde-manger avait pourri au lieu de se dessécher comme celle de ses voisines. Ce n'est que plusieurs mois plus tard qu'on retrouva son corps, à dix kilomètres de là, au fond d'une galerie de mine abandonnée. En fait, elle avait tout simplement cueilli sa luzerne à la rosée du matin et n'avait pas pris la précaution de la faire sécher avant de la mettre en pot ».

Les semences de luzerne, parce qu'il s'agit (semble laisser entendre Scott Cunningham) d'une plante fourragère « donc nourricière », peuvent servir à un envoûtement amoureux. Lequel n'est pas sans danger puisque la femme que l'on s'attache par ce moyen a toutes les chances d'être cupide, vénale et sans scrupules : « Plus d'un veuf s'est cruellement mordu les doigts d'avoir eu recours à cette forme de sorcellerie amoureuse pour attirer chez lui l'objet de ses fantasmes. »

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Symbolisme alimentaire :


Pour Christiane Beerlandt, auteure de La Symbolique des aliments, la corne d'abondance (Éditions Beerlandt Publications, 2005, 2014), nos choix alimentaires reflètent notre état psychique :




Littérature :


La luzerne


Poil de Carotte et grand frère Félix reviennent de vêpres et se hâtent d'arriver à la maison, car c'est l'heure du goûter de quatre heures.

Grand frère Félix aura une tartine de beurre ou de confitures, et Poil de Carotte une tartine de rien parce que il a voulu faire l'homme trop tôt, et déclaré, devant témoins, qu'il n'est pas gourmand. Il aime les choses nature, mange d'ordinaire son pain avec affection et, ce soir encore, marche plus vite que grand frère Félix, afin d'être servi le premier. Parfois le pain sec semble dur. Alors Poil de Carotte se jette dessus, comme on attaque un ennemi, l'empoigne, lui donne des coups de dents, des coups de tête, le morcelle, et fait voler des éclats. Rangés autour de lui, ses parents le regardent avec curiosité.

Son estomac d'autruche digérait des pierres, un vieux sou taché de vert-de-gris. En résumé, il ne se montre point difficile à nourrir. Il pèse sur le loquet de la porte. Elle est fermée.

- Je crois que nos parents n'y sont pas. Frappe du pied, toi, dit il.

Grand frère Félix, jurant le nom de Dieu, se précipite sur la lourde porte garnie de clous et la fait longtemps retentir. Puis tous deux, unissant leurs efforts, se meurtrissent en vain les épaules.

Poil de Carotte Décidément, ils n'y sont pas.

Grand frère Félix : Mais où sont-ils? On ne peut pas tout savoir. Asseyons-nous.

Les marches de l'escalier froides sous leurs fesses, ils se sentent une faim inaccoutumée. Par des bâillements, des chocs de poing au creux de la poitrine, ils en expriment toute la violence.

Grand frère Félix : S'ils s'imaginent que je les attendrai !

Poil de Carotte : C'est pourtant ce que nous avons de mieux à faire.

Grand frère Félix : Je ne les attendrai pas. Je ne veux pas mourir de faim, moi. Je veux manger tout de suite, n'importe quoi, de l'herbe.

Poil de Carotte : De l'herbe! c'est une idée, et nos parents seront attrapés.

Grand frère Félix : Dame ! on mange bien de la salade. Entre nous, de la luzerne, par exemple, c'est aussi tendre que de la salade. C'est de la salade sans l'huile et le vinaigre.

Poil de Carotte : On n'a pas besoin de la retourner.

Grand frère Félix : Veux-tu parier que j'en mange, moi, de la luzerne, et que tu n'en manges pas, toi ?

Poil de Carotte : Pourquoi toi et pas moi ?

Grand frère Félix : Blague à part, veux-tu parier ?

Poil de Carotte : Mais si d'abord nous demandions aux voisins chacun une tranche de pain avec du lait caillé pour écarter dessus ?

Grand frère Félix : Je préfère la luzerne.

Poil de Carotte : Partons !

Bientôt le champ de luzerne déploie sous leurs yeux sa verdeur appétissante. Dès l'entrée, ils se réjouissent de traîner les souliers, d'écraser les tiges molles, de marquer d'étroits chemins qui inquiéteront longtemps et feront dire :

- Quelle bête a passé par ici ?

A travers leurs culottes, une fraîcheur pénètre jusqu'aux mollets peu à peu engourdis. Ils s'arrêtent au milieu du champ et se laissent tomber à plat ventre.

- On est bien, dit grand frère Félix.

Le visage chatouillé, ils rient comme autrefois quand ils couchaient ensemble dans le même lit et que M. Lepic leur criait de la chambre voisine :

- Dormirez-vous, sales gars ?

Ils oublient leur faim et se mettent à nager en marin, en chien, en grenouille. Les deux têtes seules émergent. Ils coupent de la main, refoulent du pied les petites vagues vertes aisément brisées. Mortes, elles ne se referment plus.

- J'en ai jusqu'au menton, dit grand frère Félix.

- Regarde comme j'avance, dit Poil de Carotte.

Ils doivent se reposer, savourer avec plus de calme leur bonheur. Accoudés, ils suivent du regard les galeries soufflées que creusent les taupes et qui zigzaguent à fleur de sol, comme à fleur de peau les veines des vieillards. Tantôt ils les perdent de vue, tantôt elles débouchent dans une clairière, où la cuscute rongeuse, parasite méchante, choléra des bonnes luzernes, étend sa barbe de filaments roux. Les taupinières y forment un minuscule village de huttes dressées à la mode indienne.

- Ce n'est pas tout ça, dit grand frère Félix, mangeons. Je commence. Prends garde de toucher à ma portion.

Avec son bras comme rayon, il décrit un arc de cercle.

- J'ai assez du reste, dit Poil de Carotte.

Les deux têtes disparaissent. Qui les devinerait ?

Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuilles de luzerne, en montre les dessous pâles, et le champ tout entier est parcouru de frissons.

Grand frère Félix arraches des brassées de fourrage, s'en enveloppe la tête, feint de se bourrer, imite le bruit de mâchoires d'un veau inexpérimenté qui se gonfle. Et tandis qu'il fait semblant de dévorer tout, les racines mêmes, car il connaît la vie, Poil de Carotte le prend au sérieux, et, plus délicat, ne choisit que les belles feuilles.

Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et les mâche posément.

Pourquoi se presser ? La table n'est pas louée. La foire n'est pas sur le pont.

Et les dents crissantes, la langue amère, le coeur soulevé, il avale, se régale.


Jules Renard, Poil de Carotte, 1894.

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Je pense à toi


Je pense à toi mon Lou ton cœur est ma caserne Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne

Le ciel est plein ce soir de sabres d’éperons Les canonniers s’en vont dans l’ombre lourds et prompts

Mais près de toi je vois sans cesse ton image Ta bouche est la blessure ardente du courage

Nos fanfares éclatent dans la nuit comme ta voix Quand je suis à cheval tu trottes près de moi

Nos 75 sont gracieux comme ton corps Et tes cheveux sont fauves comme le feu d’un obus qui éclate au nord

Je t’aime tes mains et mes souvenirs Font sonner à toute heure une heureuse fanfare Des soleils tour à tour se prennent à hennir Nous sommes les bat-flanc sur qui ruent les étoiles


Guillaume Apollinaire, « Je pense à toi », Poèmes à Lou, IV, vers 1915, posthume.

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