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La Limule




Étymologie :


Étymol. et Hist. 1801 (J.-B. de Lamarck, Système des animaux sans vertèbres, p. 169). Lat. sc. mod. limulus (1785, O.-F. Muller ds Agassiz Crust.).


Lire aussi la définition du nom limule afin d'amorcer la réflexion symbolique.


Autres noms : Tachypleus - Crabe des Moluques - Crabe fer à cheval -




Zoologie :


Johanne-Eva Desvages, autrice d'un article intitulé « La limule : un animal vieux de 450 millions d'années menacé d'extinction » (Sciences et Avenir, 15 juin 2016) brosse le portrait de ce fossile vivant :


Les limules ont connu l'âge de glace, l'asphyxie au carbone, les chutes d'astéroïdes, l'extinction des dinosaures... Et ont survécu. Mais les hommes pourraient aujourd'hui causer la perte de ce fossile vivant...


Après avoir connu cinq périodes d'extinctions massives, la limule pourrait bientôt se retrouver sur la liste rouge des espèces menacées, à cause des hommes. Cet arthropode marin en forme de fer à cheval, apparu il y a 450 millions d’années, et décliné en quatre espèces différentes, se trouve aujourd’hui dans les laboratoires. L’animal, ayant très peu évolué depuis son apparition, fascine les scientifiques pour la composition et les caractéristiques de son sang. Contrairement aux vertébrés, la limule possède un sang bleu, capable de détecter les bactéries. Au contact de celles-ci, le liquide coagule, s’épaissit et créé un caillot protecteur pour ne pas contaminer le reste du corps. Chaque année, plusieurs centaines de milliers de limules sont ainsi prélevées dans l’océan et saignées en laboratoire. Le liquide bleu, contenant une substance appelée LAL, est utilisé depuis les années 60 pour tester la présence de bactéries, et plus particulièrement d’endotoxines, sur l’équipement médical, les implants et tout produit injectable. La protéine LAL présente dans leur sang permet ainsi de détecter les impuretés qui, chez l’humain, peuvent causer des chocs hémorragiques ou autres risques graves pour la santé, jusqu’à entraîner la mort. Le commerce de ces fossiles vivants est devenu un véritable business dans le domaine biomédical où le litre de ce liquide, permettant de sauver des vies, est estimé à 11 000 euros.


Des limules saignées puis relâchées : Le nombre d’animaux récoltés pour l’industrie biomédicale a ainsi bondi de 86% depuis 2004, pour atteindre 545,973 animaux prélevés en 2013. Aucune restriction n’a été établie sur le nombre d’animaux récoltés, puisque les scientifiques les relâchent dans l’océan après avoir prélevé 30% de leur sang. Mais des chercheurs ont découvert un taux significatif de mortalité après la remise à l’eau. En 2015, dans l’étude Changing Global Perspectives on Horseshoe Crab Biology, le scientifique Thomas Novitsky écrivait : « la mortalité des limules saignées (après avoir été relâchées) est plus élevée qu’on ne le pensait (29% contre 15%). Les femelles peuvent avoir une capacité réduite pour cicatriser ; et les crabes saignés deviennent désorientés et affaiblis ». Les femelles peuvent également avoir des difficultés à se reproduire et pondre de nouveau. D’après John Dubczak, directeur des opérations aux laboratoires Charles River à Charleston, 4% des limules capturées meurent avant d’être relâchées. Mais certains écologistes américains estiment à plus de 30% le taux de mortalité en laboratoire.


Une pêche outrancière en Asie : Utilisée comme appât pour la pêche à l’anguille, la limule est désormais protégée dans certains Etats américains, où elle borde les côtes. Mais pour contourner la législation, les Etats-Unis font venir d’Asie des milliers de carcaces de limules, où elles sont chassées et consommées. En 2013, John Tanacredi, un scientifique enseignant à l’université de Long Island, a raconté avoir reçu un appel d’un ami travaillant près de l’aéroport John F. Kennedy, lui envoyant la photographie d’un cargo contenant plus de 600 limules mortes, provenant du Vietnam. Si aucune statistique ne permet d’estimer clairement le nombre total de limules ni l’impact de l’homme sur cette espèce, sa population dans la baie du Delaware, qui est l’un de ces principaux lieux de reproduction, a diminué de 75% depuis les années 80…

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Carrie Arnold expliquait ainsi le rôle de la Limule dans la lutte contre le Coronavirus (National Geographic en langue anglaise, juillet 2020) :


Ce crustacé est indispensable à l'élaboration du vaccin contre le coronavirus... et à son écosystème


Chaque année, plus d’un demi-million de Limulus polyphemus sont rassemblés en laboratoire, saignés, puis relâchés dans l’océan. Nombre d’entre eux meurent peu de temps après.


Chaque année, au printemps, des centaines de milliers de Limulus polyphemus se dirigent vers les plages des États du centre du littoral de l’Atlantique, guidés par la pleine lune. Là-bas, les animaux pondent leurs œufs pour le plus grand bonheur des oiseaux affamés. Pour les firmes pharmaceutiques, c’est une ressource clé pour garantir la sécurité des médicaments.

Le sang bleu de ces crustacés est la seule source de lysat d’amibocytes de limule, une substance qui détecte la présence d’un contaminant appelé endotoxine. Ce type de bactéries est si nocif que même l’infiltration d’une toute petite dose dans les vaccins, les médicaments injectables ou autres produits pharmaceutiques stériles comme les prothèses de hanches et de genoux peut être fatale.

« Cette espèce est d’une importance vitale pour les sociétés pharmaceutiques du monde entier. C’est tout de même impressionnant de se rendre compte que nous sommes hautement tributaires de cette créature primitive », explique Barbara Brummer, directrice de l’organisation de protection de l’environnement The Nature Conservancy dans le New Jersey.

Chaque année, plus d’un demi-million de Limulus polyphemus sont rassemblés en laboratoire, saignés, puis relâchés dans l’océan. Nombre d’entre eux meurent peu de temps après. Cette pratique, doublée de la surexploitation des crustacés aux fins d’appâts de pêche, a provoqué un déclin de l’espèce dans la région au cours des dernières décennies.

En 1990, les biologistes ont estimé à 1,24 million le nombre de Limulus polyphemus ayant pondu des œufs dans la baie de la Delaware, principal lieu de ponte et de collecte pour les firmes pharmaceutiques. En 2002, ce nombre est tombé à 333 500 crustacés uniquement. Ces dernières années, le nombre de Limulus polyphemus reproducteurs est resté stable, le sondage de 2019 estimant leur nombre à 335 211. (Le sondage de 2020 a été annulé en raison de la pandémie.)

Capturer les crustacés et récolter leur sang est une activité chronophage. Trois ou quatre litres de lysat coûtent plus de 53 000 euros. En 2016, un produit synthétique a été approuvé en Europe comme solution de rechange au lysat. Quelques firmes pharmaceutiques américaines ont également commencé à l’utiliser.

Cependant, en juin dernier, la pharmacopée américaine, qui établit les normes scientifiques des médicaments et autres produits aux États-Unis, a refusé de mettre le produit synthétique et le lysat sur un pied d’égalité, affirmant que sa sécurité n’avait toujours pas été prouvée.

À partir de ce mois, la société suisse Lonza commencera à produire un vaccin contre la COVID-19. Elle devra utiliser du lysat si elle compte le vendre aux États-Unis.

La santé humaine – notamment lorsqu’il s’agit d’un enjeu de taille comme le vaccin contre le coronavirus – revêt une importance primordiale, dit Brummer. Cependant, nombre d’écologistes et elle-même craignent que sans les produits synthétiques en guise d’alternative au lysat, l’utilisation du sang des Limulus polyphemus dans les vaccins contre la COVID-19 et autres thérapies connexes mettent en péril la survie de l’espèce ainsi que les écosystèmes marins qui en dépendent.

Dans un communiqué, la société Lonza écrit que, pour tester le vaccin contre la COVID-19, elle n’aura besoin que de l’équivalent de la production journalière de lysat par les trois fabricants américains.

L’une des trois firmes, Charles River Laboratories, située dans le Massachusetts, a communiqué à National Geographic les mêmes valeurs. Le laboratoire John Dubczak a expliqué, dans un e-mail, que pour produire cinq milliards de doses de vaccin contre la COVID-19, il faudra mener 600 000 essais et utiliser la quantité de lysat produite en une journée.

« Cela n’impose pas de charge excessive à la chaîne d’approvisionnement en lysat ou aux populations de Limulus polyphemus », précise Dubczak, directeur exécutif des opérations de développement des réactifs et des projets pilotes.

DU SANG BLEU : Les Limulus polyphemus n’ont presque pas changé depuis des centaines de millions d’années et ont des caractéristiques particulières. Ces crustacés ressemblent aux araignées et aux scorpions plutôt qu’à des crabes et ont neuf yeux.

En 1956, le chercheur Fred Bang a mis en évidence une autre spécificité étrange. Lorsque le sang du Limulus polyphemus interagit avec l’endotoxine, des cellules appelées amibocytes forment une masse solide. Bang s’est rendu compte que ces cellules qui font partie du système immunitaire de l’animal sont capables de détecter les agents bactériens mortels dans la gamme de produits pharmaceutiques qui entrent dans le système sanguin de l’être humain.

Les chercheurs ont finalement compris comment utiliser le lysat d’amibocytes pour tester les vaccins et les médicaments. En 1977, la Food and Drug Administration a approuvé l’utilisation du lysat de Limulus polyphemus à cette fin.

Depuis lors, les crustacés sont capturés en masse chaque année pendant le mois de mai. Des techniciens extraient le sang d’une veine près du cœur dans des laboratoires spécialisés avant de relâcher les animaux dans l’eau. (Le sang bleu provient des hémocyanines, des protéines qui transportent l’oxygène.)

Dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990, cette opération semblait viable. Selon les firmes pharmaceutiques, seuls 3 % des Limulus polyphemus saignés finissaient par mourir. Le recensement montrait une abondance des crustacés et les spécialistes en conservation ne semblaient pas s’inquiéter du sort de l’espèce, explique Larry Niles, biologiste à la Conserve Wildlife Foundation du New Jersey.

Au début des années 2000, les données ont changé. Les recensements annuels de Limulus polyphemus ont montré une nette diminution de l’espèce et, selon une étude de 2010, 30 % des crustacés auraient péri des suites de la saignée – soit dix fois plus que les premières estimations.

« Il ne s’agit pas uniquement d’un combat pour sauver les Limulus polyphemus. Il s’agit également d’assurer la pérennité des écosystèmes », s’inquiète Niles, qui a consacré sa carrière à la recherche sur les espèces et l’environnement dans la baie de la Delaware.

Lonza, la société Suisse, s’est engagée à garantir le bien-être des Limulus polyphemus, « en soutenant activement les efforts de conservation. »

Selon le communiqué publié par Lonza, Charles River Laboratories et un autre fabricant de lysat, Associates of Cape Cod, Inc., élèvent des Limulus polyphemus dans des écloseries puis les relâchent dans l’océan. Lonza rapporte qu’en 2019, l’entreprise de Cape Cod a réintroduit 100 000 jeunes Limulus polyphemus dans les eaux autour du Massachusetts et de Rhode Island.

Dans son communiqué, la société Lonza dit qu’elle préfère l’utilisation de produits synthétiques et a même élaboré sa propre marque, PyroGene. Cependant, « les obstacles réglementaires sont toujours présents » comme le signale la décision de la pharmacopée américaine. « Nous espérons que les entraves à la fabrication de produits synthétiques seront bientôt éliminées », indique le communiqué.

UNE CHAÎNE ALIMENTAIRE PERTURBÉE : Les écologistes suivent également de près l’incidence sur les espèces dont les œufs de Limulus polyphemus sont la source d’alimentation principale.

On assiste à une baisse du nombre de poissons comme le bar rayé (Morone saxatilis) et les flets dans la région en partie en raison de la diminution des œufs de Limulus polyphemus, détaille Niles. La survie du Malaclemys terrapin, un genre de reptile menacé d’extinction, dépend également de ce repas saisonnier.

Niles et Brummer sont tous deux particulièrement inquiets au sujet des oiseaux migrateurs comme les Calidris canutus et les Arenaria interpres qui s’arrêtent à la baie de la Delaware lors de leur périple de plus de 14 000 kilomètres entre iTierra del Fuego au Chili et leurs aires de reproduction en Arctique. Ces oiseaux ont donc besoin de très grandes quantités d’énergie et les œufs de Limulus polyphemus riches en calories sont une source d’alimentation idéale.

Durant leur séjour de deux semaines dans la baie de la Delaware, les Calidris canutus doublent leur poids pour se préparer à la dernière étape du périple. Cette année, les températures fraîches ont retardé l’éclosion des œufs de Limulus polyphemus. Seuls 30 000 oiseaux sont restés dans la baie alors que leur nombre était estimé à 40 000 en 2019.  

La présence d’un maillon faible dans la chaîne alimentaire peut avoir des conséquences désastreuses, met en garde Niles. La baisse des Limulus polyphemus peut également avoir une incidence sur les touristes, les pêcheurs et autres personnes qui dépendent de la baie.

« La valeur d’une ressource naturelle ne revient pas aux entreprises qui l’exploitent. Elle appartient à chacun d’entre nous », conclut-il.

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Amy Mckeever propose un article intitulé « Les limules, créatures au sang bleu très recherchées... et de plus en plus menacées » (National Geographic n° 275, 6 août 2022) :


Les limules, ou « crabes fer à cheval », vivent dans les fonds marins depuis 450 millions d'années. Elles jouent aujourd'hui un rôle-clé dans la médecine — mais en paient le prix fort.


La limule est née pour durer. Avec sa queue épineuse, sa carapace ressemblant à un casque de combat et des pinces acérées au bout de huit de ses dix pattes, cet invertébré, qui a relativement peu changé, se déplace à toute vitesse sur les fonds marins depuis quelque 450 millions d’années. Bien que celle que l’on nomme aussi « crabe fer à cheval » ou « crabe des Moluques » ait résisté à la météorite qui a anéanti les dinosaures, survivre aux humains pourrait s’avérer plus difficile.

l’instar de nombreux autres animaux marins, cet arthropode est surexploité en tant que nourriture et appât – le développement du littoral, quant à lui, a détruit ses sites de reproduction. Il est aussi pêché pour son sang bleu, qui contient un agent coagulant rare, essentiel pour la mise au point de vaccins sans danger. Mais l’animal est souvent tué lors de sa capture – en particulier en Asie, où on prélève tout son sang, et pas simplement une partie.

La limule du Japon (Tachypleus tridentatus) a perdu plus de la moitié de sa population ces soixante dernières années. Mais, sur les 4,5 ha de la petite île philippine de Pangatalan, l’espèce est un symbole inattendu de résilience. En 2011, la limule, avec ses 38 cm de long environ, faisait partie des plus grosses créatures survivantes.

Après des années de dégradation, Pangatalan, désormais aire marine, commence à prospérer de nouveau. Les efforts de restauration du récif et la plantation de milliers d’arbres ont permis le retour de nombreux animaux, y compris le rare mérou géant, qui peut atteindre 2,50 m.

Le rôle de la limule dans la fabrication du vaccin anti-Covid l’a mise en valeur [voir ci-dessus]. Les écologistes espèrent que cela permettra de mieux protéger son habitat et d’adopter plus largement une alternative synthétique à son sang. Afin de sauver la limule comme elle nous a sauvés.

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Symbolisme :


A la surprise générale nous nous sommes aperçus au cercle de tambour du 15 avril que même une Limule pouvait être un animal de pouvoir !

 

Jean-François Jarrige, auteur d'un article intitulé "Activités du musée national des arts asiatiques-Guimet." (In : Arts Asiatiques, 1993, vol. 48, no 1, pp. 136-148) nous apprend que la Limule est en lien avec le zodiaque :


A l'intérieur du récipient, au milieu du fond, on trouve un motif circulaire et rayonnant dans huit directions (cf. les nimbes du type dit de Mojopahit), vraisemblablement le Soleil, autour duquel gravitent les constellations et les astres figurés à l'extérieur.

Si l'on tourne autour des zodiakbeker dans leur ensemble, et donc des deux nôtres, on trouve successivement, au registre inférieur, en commençant au premier ràsi indien, qui est le Bélier : 1. le Bélier (skt. mesa), 2. le Taureau (skt. vrsabha), 3. les Gémeaux (skt. mithuna ; ici un symbole indonésien spécifique, la limule [limulus moluccanus] , dont l'explication — selon R. Heine Geldern — serait que, chez cet animal, mâle et femelle sont inséparables) [...]

 

Claude Jousset. auteur d'un article intitulé "Aggravation lunaire et homéopathie". (In : La Revue d'Homéopathie, 2016, vol. 7, no 2, pp. 53-57) signale la Limule comme un animal particulièrement sensible aux variations de la lune :


Animaux à l'horloge lunaire : Le clair de lune régule les comportements de reproduction des animaux, notamment marins. La limule ou crabe à fer de cheval, crustacé protégé par une carapace guerrière et muni de dix yeux, reproduit les mêmes actions, depuis cinq cents millions d'années : au moment de la pleine lune, lors de la marée la plus haute, les femelles viennent sur le sable, y creusent un trou et pondent leurs œufs que les mâles fécondent, puis regagnent l'eau quand la mer descend. Après cinq semaines d'incubation, à la pleine lune suivante, les larves entrent dans l'eau.

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Comme on peut le lire dans l'article de Charles-Edouard Guilbert-RØed, "La place de la charpente de bois lamellée dans les expositions universelles et internationales depuis 1990." (In : Livraisons de l'histoire de l'architecture, 2017, no 34, pp. 61-70), la Limule devient un symbole architectural lié à la survie des océans :


Un « Pavillon de l’Utopie » est réalisé au cœur de l’Exposition de Lisbonne en 1998 dont le thème principal était « Les océans, un patrimoine pour le futur ». D’une surface de 2 000 m2 ce gigantesque navire est surmonté d’une charpente en bois. Cette coque inversée est composée de 16 portiques en lamellé-collé franchissant jusqu’à 120 mètres de portée. L’usage du bois comme moyen de couverture à la place du béton ou de métal entre en cohérence avec les thèmes majeurs de l’exposition autour des océans et des découvertes portugaises du XVe siècle. Le Pavillon de l’Utopie porte aussi une dimension symbolique, grâce à la représentation des mythes associés au monde de la mer, car le pavillon tient sa forme organique d’un animal marin, le limule polyphemus.

 

Corinne Saminadayar-Perrin et Didier Plassard, auteurs de "Littérature monstre. Introduction." (In : Littérature monstre. Une tératologie de l'art et du social (1848- 1914) (2020) assimilent la Limule à un monstre :


Métaphorique, allégorique ou symbolique, le monstre recèle un fort potentiel critique. Au-delà des questions politiques et sociales, il ouvre sur un questionnement anthropologique radical. Il figure souvent les instincts et les pulsions barbares confinées dans les sous-sols de la civilisation, dans les caves de la modernité (comme la bête humaine tapie dans les tréfonds de chacun) : l’épouvantable Caqueux (1) ou le terrifiant Imânus (2) figurent les violences aveugles d’un peuple abandonné à son ignorance archaïque par le siècle des Lumières. Sous le masque d’Ubu, il retourne comme un gant l’héritage néo-classique et idéaliste dont se nourrit le symbolisme, dévoilant la férocité des appétits, la bassesse des instincts, les tréfonds obscurs de la conscience. « S’il ressemble à un animal, il a surtout la face porcine, le nez semblable à la mâchoire supérieure du crocodile, et l’ensemble de son caparaçonnage de carton le fait en tout le frère de la bête marine la plus esthétiquement horrible, la limule » (3).


Notes : 1) « Sa face plate, au nez camard, luisait comme si on l’eût frottée d’huile, et son dos rond, son encolure épaisse, avec ce dandinement machinal, faisaient penser à quelque bête, à un ours difforme et monstrueux » (Elémir Bourges, Sous la hache [1884], anthologie Le Roman noir de la Révolution, Paris, Nathan, « Complexe », 1989, p. 953).

2) « Il avait en lui on ne sait quoi d’inexprimablement horrible. Imânus, dérivé d’immanis, est un vieux mot bas-normand qui exprime la laideur surhumaine, et quasi divine dans l’épouvante, le démon, le satyre, l’ogre […] De là ce surnom difforme, l’Imânus » (Victor Hugo, Quatrevingt-treize [1874], Paris, GF, 2002, p. 258). Ce personnage épouvantable est le descendant du monstre Cacus dans l’Enéide, « immanis pecoris custos imanior ipse » – la formule désignait déjà Quasimodo dans Notre-Dame de Paris [1831].

3) Alfred Jarry, « Les paralipomènes d’Ubu » [1896], Tout Ubu, Paris, Le Livre de poche, 1962, p. 165- 166.

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Littérature :


Selon A. Carey Taylor, auteur de "Le vocabulaire d'Alfred Jarry. (In : Cahiers de l'AIEF, 1959, vol. 11, no 1, pp. 307-322) :


Jarry nous propose aussi une étymologie du nom Ubu : « Je ne sais pas ce que veut dire le nom d'Ubu, qui est la déformation en plus éternel du nom de son accidentel prototype encore vivant : Ybex, peut-être, le Vautour. Mais ceci n'est qu'une des scènes de son rôle. S'il ressemble à un animal, il a surtout la face porcine, le nez semblable à la mâchoire supérieure du crocodile, et l'ensemble de son caparaçonnage de carton. le fait en tout le frère de la bête marine la plus esthétiquement horrible, la limule » (28).

Bien entendu, cette citation ne nous autorise pas à prétendre que la forme Ubu dérive directement du nom Ybex. Nous savons que dans la légende perhêbertique on a beaucoup hésité sur le nom du personnage principal, qui s'appelait à tour de rôle Heb, Eb, Hébé et Ebé, et parfois aussi Hébance ou Hébouille. Mais cette citation, où il insiste sur les mots i/bex et limule, nous met sur la piste et indique que Jarry tendait à croire que la voyelle u (qui se trouve, par exemple, dans le verbe huer) était mieux faite que toute autre pour exprimer ce qu'il y a de méprisable dans le veule personnage auquel il donnait sa forme définitive. Ce qui a provoqué finalement le choix de la forme Ubu, c'est peut-être aussi qu'un autre des professeurs du lycée s'appelait Béhu.

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Jacques Frédéric Temple a écrit un roman autobiographique intitulé Le Chant des Limules (Éditions Actes Sud, 2003) dans lequel la Limule représente le travail de mémoire :


Le narrateur de ce récit est né dans le Sud de la France juste après la Première Guerre mondiale. Grand amoureux de la nature, il fait avec quelques amis, le voyage jusqu’à Long Island dans l’espoir d’apercevoir un oiseau rare : le balbuzard. Le soir, habité par les images et les bruissements du jour, il revisite le temps de son enfance, se souvient de son oncle qui déjà l’initiait aux plaisirs de la botanique, de la géologie ou de l’ornithologie, évoque sa passion pour les peuples indiens, partage ses souvenirs de guerre, ses amours littéraires. Un matin, il découvre une limule sur le sable. Cet étrange animal issu d’un autre âge, le plonge soudain dans l’émerveillement des aurores du monde…

 

Enrica Schiavo confirme ce symbolisme dans un article intitulé "Frédéric Jacques Temple : l'arbre voyageur." (Università Ca' Foscari Venezia, 2013) :


Dans une véritable quête des personnages de ses œuvres, Temple a trouvé enfin les témoins parfait de sa remémoration, rétrospection et du travail de la mémoire : des limules. La limule, limulus polyphemus, de la famille de Limulidés, est un animal marin et un organisme simple doté de l'extraordinaire capacité de nager avec le ventre en l'air pour se retourner après à terre. Sa première apparition remonte à l'âge primaire et elle s'est donc préservée pendant les millénaires.


C'est pourquoi, sur ces rivages palustres de Peconic Bay, j'avais reçu, comme un don du ciel, ce rendez-vous avec les si lointaines limules qui me parlaient mieux que les hommes. (Le Chant des Limules p. 17)

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