Étymologie :
Xavier Delamarre, dans un article intitulé " ἨΡΙΔΑΝΟΣ, Le « fleuve de l'ouest »." (In : Etudes Celtiques, vol. 36, 2008. pp. 75-77) propose une étymologie pour la déesse à la faveur d'une interrogation sur l'Éridan :
Le nom de l’Éridan, fleuve mythique attesté depuis Hésiode (Théogonie 337), désigne chez les Anciens le grand fleuve qui limite à l’ouest le monde habité. Il est l’objet d’un mythe poétique qui raconte que les Héliades, transformées en peupliers sur ses rives, pleurent leur frère Phaéton tombé du char du soleil, et versent des larmes qui sont les gouttes d’ambre qu’on trouve dans le fleuve. Il y a un autre Éridan, moins célèbre, qui désigne une rivière d’Attique, affluent du Kephisos, dont Pausanias dit (1.19.3) « qu’il a le même nom que le fleuve celtique ».
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On sait que les Celtes comme les anciens Indo-Européens s’orientaient face au soleil levant ; ils avaient donc devant eux l’Est (are-, irl. air), à leur droite le Sud (dexsiuo-, irl. dess), à leur gauche le Nord (teuto-/touto-, irl. túath), et derrière eux l’Ouest (ēri-, irl. íar).
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Il faut voir sans doute le même préfixe ēri- ‘west-’ dans le nom du théonyme Aericura, Erecura bien attesté dans la Celtique, c'est-à-dire Ēri-cūrā, avec un deuxième terme -cura de sens incertain. À comprendre peut-être ‘Vent-d’Ouest’ s’il faut rapprocher -cura du latin Caurus, Corus, gotique skura windis, norrois skúr ‘averse’ (anglais shower), lituanien šiaurys ‘vent du nord’, v. slave sĕverŭ, etc. (IEW 597). Il y a un Deus Arecurius en Bretagne à Corbridge (RIB-1123) qui pourrait être un ‘Vent d’Est’, Are-cūr-io- ; voir aussi Ate-curus Docnimari en Norique (AE 1950-108), ‘Grand-Vent’.
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L’Ēri-danos serait donc simplement un (grand) Fleuve de l’Ouest nommé ainsi par les Celtes d’Europe Centrale : soit le Rhin (désigné plus tardivement par la métaphore poétique du ‘flot’ *Rēnos) soit le Rhône (‘le grand fleuve ’Ro-dānos). Il est probable que les Grecs du temps d’Hésiode ont appris l’existence de ce ‘fleuve de l’ouest’ au travers de leurs contacts avec les Celtes balkaniques et ont adopté la désignation indigène, comme cela est fréquent en toponymie. Le mythe de l’origine de l’ambre, matière qui faisait l’objet d’un commerce actif, est un indice que ces contacts étaient de nature commerciale : quand on échange des biens, on échange souvent aussi des histoires. Quant à la difficulté de localisation géographique par les Anciens, elle s’explique tout simplement par le fait que ce qui était un fleuve ‘de l’Ouest’ pour les Celtes d’Europe Centrale ne l’était évidemment plus pour des populations installées dans sa proximité ou au-delà, vers l’Océan. L’assonance avec l’Éridan attique est sans doute fortuite ou motivée par des circonstances qui nous échappent.
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Symbolisme :
Selon Jules Toutain, auteur d'un article intitulé "Statuette d'Herecura trouvée à Alésia." (In : Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1943-1944, 1948. pp. 343-353) :
Au total, quelle qu'ait été l'ingéniosité des érudits dans leurs efforts pour expliquer le nom d'Herecura ou Aerecura, aucune des solutions proposées n'emporte une adhésion certaine. Si vous voulons déterminer le véritable caractère de la déesse, c'est aux documents épigraphiques et archéologiques seuls qu'il faut avoir recours.
Parmi les documents archéologiques, deux groupes sont à distinguer, d'une part les images de Cannstatt, d'autre part la peinture du cimetière de Prétextât.
La divinité, représentée par les statuettes de Cannstatt et désignée par le nom d'Herecura dans les inscriptions qui s'y trouvent gravées, est invoquée par ses fidèles comme la déesse qui leur procure les fruits du verger, correspondant ainsi à la Pomona de la vieille religion romaine. La peinture du cimetière de Prétextât nous montre dans Aeracura la souveraine du monde infernal, devant laquelle comparaissent, comme devant le dieu qui trône auprès d'elle, les mortels qui viennent de quitter la vie terrestre. Cette conception s'exprime dans les dédicaces communes à Herecura et à Dis Pater, qu'il est impossible de ne pas rapprocher des textes qui unissent les deux noms de Dis Pater et de Proserpine. [...]
Quoi qu'il en soit du sens et de la portée que l'on peut attribuer à ces inscriptions de l'Istrie, il n'en reste pas
moins établi par la peinture du cimetière de Prétextât et par l'association d'Aeracura avec Dis Pater dans quelques documents épigraphiques que notre déesse était tenue pour la souveraine du monde infernal. Et c'est suivant toute apparence à cette conception que répond le diadème porté par les deux statuettes d'Alésia et de Bavai. L'une et l'autre ne sont pas seulement les mieux venues, les plus finies, les plus artistiques parmi les images de notre déesse, elles traduisent en outre le double caractère d'Herecura, à la fois protectrice des vergers et reine des Enfers. Et peut-être la physionomie plutôt grave que juvénile donnée à la déesse dans ces deux figures s'explique-t-elle par ce second trait de sa physionomie.
« Reste un document qui paraît s'écarter un peu des textes précités. C'est une inscription taurobolique de Thibilis en Numidie, C. I. lat., Ν III, 5524. Elle est ainsi conçue : Terrae Matri Aere Curae Matri deum Magnae Ideae Popilia M. fil. Maxima taurobolium, aram posuit, movit, fecit. Aerecura se trouve ici assimilée à la grande déesse phrygienne, à la fois Terra Mater et Mater Deum, qui, d'après M. Fr. Cumont, « absorbait les morts dans son sein et les faisait participer à sa divinité ». Cependant, ni M. Fr. Cumont ni M. H. Graillot ne commentent ce texte. Il nous semble qu'ici Aerecura est moins la déesse des fruits que la déesse des morts. C'est la seule inscription où elle soit rapprochée de Cybèle, malgré le nombre considérable des documents épigraphiques qui nous renseignent sur le culte de la Grande Mère des Dieux. Elle s'ajoute, semble-t-il, aux documents où la déesse est associée à Dis Pater pour attester son caractère chtonien.
Que Herecura ait revêtu ce caractère, on ne saurait le contester, mais nous croyons qu'il est exagéré de voir en elle une déesse de la mort, la souveraine inexorable du monde souterrain, plutôt que la déesse bienfaisante de la fertilité. [...]
A la vérité, il semble que ce soit une notion très générale, que celle d'une divinité personnifiant avec plus ou
moins d'ampleur la force productrice de la terre, considérée, d'autre part, comme régnant, auprès d'un dieu tenu pour son époux, sur le monde souterrain où elle accueille les morts. Cette notion a pris chez les peuples, où elle se rencontre, des formes différentes et la divinité a reçu des noms divers. Il ne paraît pas douteux que le culte d'Aeracura, Herecura, dans l'empire romain ait subi l'influence du culte grec d'Hadès-Korè, Pluton-Perséphone, devenus à Rome Dis Pater et Proserpina. A nos yeux, il ne reste d'incertain dans ce petit problème d'histoire religieux que l'origine même du nom d'Herecura ou Aeracura.
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Dans Des Dieux gaulois, Petits essais de mythologie (© ARCHAEOLINGUA Foundation, 2008) Patrice Lajoye nous renseigne davantage sur les caractéristiques de la déesse infernale :
Aerecura, déesse des Enfers celtique ?
Dans leurs récits sur la guerre civile, Appien et Dion Cassius mentionnent tous les deux la destruction par Octave d’un temple consacré à Héra dans la ville italienne de Pérouse. Pourtant, aucune dédicace à cette déesse grecque n’a été retrouvée dans cette cité. Par contre on a pu y rencontrer un monument à la mystérieuse Aerecura.
Un nom à l’orthographe multiple
En cherchant bien, les dédicaces à cette déesse méconnue sont nombreuses : Pérouse et Aquilée pour l’Italie ; Cannstatt, Sulzbach, Freinsheim, Rottenburg, Stockstadt et Mayence pour l’Allemagne ; Verespatak pour la Roumanie ; Mautern et Petronell pour l’Autriche ; Belley (Aube) pour la France ; Tongres pour la Belgique ; Fliehburg Vranje pour la Slovénie. Aussi surprenantes sont les deux inscriptions algériennes : à Annûna et Constantine.
Certains ont pu penser qu’il s’agissait d’une divinité illyrienne. Cependant, la distribution de cette déesse est on ne peut plus celtique, malgré les deux inscriptions africaines. Elle pourrait se superposer à celle de Grannos, par exemple. (1).
Son nom, quant à lui, est doté d’une orthographe extrêmement variable : Aeraecura, Aerecura, Aericura, Eracura, Erecura, Ercura, Heracura, Herecura, Herequra, et même Veracura ! Seul le suffixe –cura reste stable. Il semble qu’en fait nous soyons dans le même cas de figure que celui d’Esus, lui-même orthographié Esus, Aesus, Hesus ou Aisus. Pour la suite de cette étude, nous conserverons l’orthographe Aerecura, la plus courante dans les publications, bien que la plus appropriée serait Erecura. Le sens du nom est toutefois pour le moins obscur.
De curieux partenaires
Aerecura est régulièrement accompagnée d’un parèdre, sur les diverses inscriptions que nous lui connaissons : Dis Pater à Aquilée, Sulzbach et Petronell (avec Cerbère dans cette dernière localité) ; Pluton, surnommé Jupiter infernal à Mautern. Tout concours à faire de cette déesse une divinité infernale de premier plan. Dis Pater, rendu si célèbre par le texte de César qui nous dit que les Gaulois prétendent descendre tous de lui, n’est jamais autant présent que sur ces inscriptions. Les dédicaces à Dis Pater en territoire celtique sont autrement rarissimes.
Héra, une erreur d’auteurs grecs ?
Nous l’avons vu, Appien et Dion Cassius parlent tous deux d’un temple d’Héra, et non d’Aerecura. S’agit-il d’une erreur de ces deux auteurs, assimilant la déesse gauloise à la déesse grecque uniquement par homophonie ?
Pas nécessairement. Sur l’inscription de Mautern, en Autriche, « Eracura » est surnommée « Junon infernale ». On sait bien que Junon est l’équivalent latin d’Héra. Cette assimilation peut expliquer les formes Heracura et Herecura. Elle peut aussi expliquer la présence régulière d’Héra sur le territoire gaulois, où les théonymes grecs sont pourtant si rares. Ainsi, des dédicaces à cette déesse ont été retrouvées à Roussas (Drôme), Bouillac (Tarn-et-Garonne), Grenoble ou Vienne (Isère), et Mauléon (Deux-Sèvres). Il faut sans doute ajouter à cette liste l’inscription de la Chapelle de la Madeleine à Tardets-Sorholus (Pyrénées-Atlantiques), qui mentionne une mystérieuse divinité nommée Herauscorristeha. Les auteurs du Ausführliches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie proposent de décomposer ce nom en « Hera V(otum) S(olvit) Corritsehe », ce qui est très plausible.
Une divinité infernale
L’inscription de Roussas s’avère être très intéressante. Il s’agit d’une tuile gravée découverte dans une tombe du IVe ou du début du Ve siècle. Le document est très tardif, donc. On peut y voir la représentation d’un personnage juchée sur un animal fantastique (cerf ou paon ?). L’inscription est très simple : FERA COM ERA ; « Avec la cruelle Héra ». On notera la graphie « Era ». Ainsi donc, cette Héra gauloise a un rôle funéraire que n’a pas la Héra grecque, ce qui en fait une déesse tout à fait différente.
Le surnom « Junon infernale », la parédrie avec Dis Pater, tout comme la présence d’Aerecura (« Verecura ») sur une tablette de malédiction où diverses divinités infernales sont nommées (Dis Pater, donc, Cerbère, les Larves) s’expliquent.
Une survivance médiévale ?
L’existence d’une déesse infernale nommée tantôt Aerecura, tantôt Héra, en Gaule explique peut-être la persistance du nom « Héra » dans certaines traditions médiévales du Palatinat, région d’Allemagne dont le substrat antique est celtique. Carlo Ginzburg a ainsi bien noté que dans cette région, et jusqu’au XVe siècle, Héra est considérée comme une maîtresse de l’Autre Monde.
Note : 1) On notera cependant que Pérouse n’est pas en territoire celtique, même s’il est possible que des Gaulois aient dominé cette partie de l’Ombrie.
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Gérard Poitrenaud, dans "Un dieu père meurtrier" (In : Cycle et Métamorphoses du dieu cerf (Toulouse : Lucterios, 2014, pages 161-172) évoque Erecura :
Une dédicace à Sulzbach près d’Ettlingen atteste que Dis pater était vénéré en compagnie d’Aericura : In h.d.d deae sanctae Aericurae et Diti Patri veterius Paternus et Ajectia Paterna (CIL XIII, 6322). Le dieu déroule le rouleau de la vie. Son être infernal ressort du chien à trois têtes qui l’accompagne. La déesse tient une clé. Cette déesse accompagne le dieu au maillet à Oberseebach (Esp. 5564). Également orthographiée Aerecura, Aera Cura ou Herecura (CIL VI 142), elle est représentée sous les traits des Matres ; ce qui confirme que la fertilité du sol faisait partie de ses attributions. Bertrand cite une dédicace montrant que les Romains l’assimilaient à Déméter ou à Cibèle : TERÆ MATRI ÆRECVRAEMATRI DEVUM MAGNÆ IDEAE. Équivalant à Proserpine en tant que déesse de la mort et de la fertilité, elle est représentée avec des corbeilles de pommes, en compagnie d’un jeune garçon ou d’un loup, ce qui montre encore une fois le lien entre Dis pater et le loup ; et peut-être aussi qu’on lui sacrifiait un jeune garçon qui représentait le dieu fils. De Vries compte une vingtaine d’inscriptions en Allemagne du sud et dans le nord-ouest des Balkans ; donc en dehors de la Gaule. Sur la stèle de Schönbuch, la déesse est assise avec un torque épais autour du cou. Elle porte une grande robe avec une ceinture et tient une corbeille de fruits dans son giron ; tandis que la stèle de Stuttgart Bad-Cannstadt la montre assise et habillée pareillement, mais sans torque. Elle tient une corbeille de pommes posée entre ses mains et donne l’impression d’être enceinte. La dédicace de la statue de Corbridge (Northumberland) mentionne un dieu Arecurius (DEO ARECURIO APOLLINARIS) assimilé à Apollon, mais présentant des attributs de Mercure : il est représenté nu avec un manteau de majesté sur l’épaule. Son corps musculeux évoque plutôt Hercule qu’Apollon. Mais on sait que l’Apollon celte peut être représenté ainsi. On reconnaît des attributs qu’on a vus avec Cernunnos : il tient une bourse dans la main gauche et touche de la main droite ce qui peut être un serpent à tête de bélier. L’archaïsme du serpent à tête de bélier confirme sa qualité de dieu-ancêtre. La correspondance des noms permet d’avancer que le dieu et la déesse forment un couple divin. La question est de savoir si les traits d’Arecurius sont transposables à celui que César nomme Dis pater. Comme les noms d’Arecurius et d’Aerecura avec leurs variantes phonétiques sont dérivés des mêmes racines et ne se distinguent que par le genre, on peut penser que le nom signifie « héros (ou héroïne) du rivage » ou « venu de la mer » ou plus simplement « seigneur de la mer ».
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