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Les Herbes d'oubli



Dénominations :


Pierre Rézeau dans un article intitulé "De l'herbe à la Détourne à l'herbe au Tonnerre. Etude de quelques lexies populaires et/ou régionales désignant les plantes dans l'Ouest de la France." (paru In : Cahier des Annales de Normandie n°15, 1983) recense les appellations des herbes d'oubli dans sa région :


Herbe A/DE LA DETOURNE (DETAURNE, DETORNE) : "La croyance à l'herbe qui égare est très répandue : au XVIIè siècle, elle s'appelait 'l'herbe de fourvoiement'. Plusieurs plantes que l'on redoute sans savoir quelle est au juste leur forme, font perdre le sens de la direction, ou font revenir sur leurs pas ceux qui ont posé le pied dessus ; telles sont en Normandie 'l'Egaire', en Saintonge 'l'herbe maudite' appelée aussi 'l'herbe des tournes' (sic.) ; 'l'herbe à adirer' connue en Anjou, où l'on raconte plusieurs histoires qui constatent sa puissance, l'herbe d'oubli en Haute-Bretagne, en Lorraine, etc." (Paul SEBILLOT, Le folklore de France, Paris, Maisonneuve et Larose, 1968, III, 467). Voici quelques exemples parmi ceux que j'ai relevés : "Elle [l'aïeule] nous parlait aussi de l'herbe à la détourne qui faisait perdre le sens de l'orientation à ceux qui avaient le malheur de marcher dessus et les condamnait à errer continuellement jusqu'à l'épuisement complet". "L'herbe de détaurne, d'écarté, herbe magique difficilement identifiable et pour cause ! Elle a le pouvoir de faire égarer celui qui la foule même par les chemins et les sentiers qui lui sont familiers. "Nous avons marché sur l'herbe à la détourne". "Heureusement que vous êtes venus au devant de moi. Je suis là depuis deux heures bientôt ce tantôt. J'étais venu voir aux bêtes, mais quand j'ai voulu m'en retourner, je ne trouvais plus la sortie du champ. J' sais pas comment vous êtes entrés, mais moi j'peux pas sortir (...). 'Il a marché sur l'herbe à la détourne !' Ça se disait autrefois, qu'il y avait une herbe qui, lorsqu'on marchait dessus, avait le pouvoir diabolique de vous faire perdre le sens de l'orientation. Ainsi on raconte les aventures de nombre de paysans qui, restèrent de longues heures prisonniers de leurs champs après avoir marché sur cette herbe par mégarde ou par ignorance .

Mais, comme l'écrit en souriant R. DOUSSINET, "l'herbe de la détourne a perdu son pouvoir et ne fait plus égarer le passant sur le chemin familier" (Charente-Maritime, Paris, Delmas et Cie, 1968, p. 37). Cf. FEW XIII/2, 69a (1).

1) Cartésianisme pas mort ! "On l'a matérialisée par le spiranthe, Spiranthes autumnalis L." (P. BARKAN, "Le français régional de la Vendée" in Société d'émulation de la Vendée, 1965, p. 63.


Herbe D’ÉCARTÉ : Même sens. Cf. supra ex. et ce dialogue entre une charentaise et son mari qui s'est attardé à boire : "Ar dau diâbe [Engennce du diable], o t'en a felu dau temps peur faire 2 kilomètres. - I ai ... i ai dû marcher su l'harbe d'écarté" (Le Subiet, supplément d' Aguiaine, 8 (1974) 196).


Herbe FOLLE : Même sens . "L'herbe folle, qui fait égarer le voyageur, dit-on dans la région confolentaise, est redoutée"


Herbe DE MÉLUSINE : Même sens . "Une croyance analogue se retrouve dans la région saintongeaise avec l'herbe de Mélusine de l'Abbé NOGUES [XlXè s.], plus connue comme l'herbe de détourne. Elle fait perdre son chemin à celui qui la foule aux pieds" (ibid. 259).

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Symbolisme :


Selon Jacques Albin Simon Collin de Plancy, auteur du Dictionnaire infernal, ou bibliothèque universelle, sur les êtres, les personnages, les livres, les faits et les choses : qui tiennent aux apparitions, à la magie, au commerce de l'enfer, aux divinations, aux sciences secrètes, aux grimoires, aux prodiges, aux erreurs et aux préjugés, aux traditions et aux contes populaires, aux superstitions diverses, et généralement à toutes les croyants merveilleuses, surprenantes, mystérieuses et surnaturelles. (Tome troisième. La librairie universelle de P. Mongie aîné, 1826) :


HERBE QUI ÉGARE.- Il y a, dit-on, une certaine herbe qu'on ne peut fouler sans s'égarer ensuite de manière à ne plus retrouver son chemin. Cette herbe, qui n'est pas connue, se trouvait abondamment aux environs du fameux château de Lusignan, bâti par Mélusine ; ceux qui marchaient dessus erraient dans de long circuits, s'efforçaient en vain de s'éloigner, et se retrouvaient dans l'enceinte redoutée, jusqu'à ce qu'un guide préservé de l'enchantement les remît dans la bonne voie.

 

Dans Le Folk-Lore de la France, tome troisième, la Faune et la Flore (E. Guilmoto Éditeur, 1906) Paul Sébillot recense nombre de légendes populaires :


La croyance à l'herbe qui égare est très répandue : au XVIIe siècle elle s'appelait « l'herbe de fourvoiement ». Plusieurs plantes que l'on redoute sans savoir quelle est au juste leur forme, font perdre le sens de la direction, ou fout revenir sur leurs pas ceux qui ont posé le pied dessus ; telles sont en Normandie « l'Egaire », en Saintonge « l'herbe maudite » appelée aussi « l'herbe des tournes » ; « l'herbe à adirer » connue en Anjou, où l'on raconte plusieurs histoires qui constatent sa. puissance, l'herbe d'oubli en Haute-Bretagne, en Lorraine, etc. En Basse-Bretagne l'Herbe, ar Iotan, est habitée par un esprit qui fait perdre le chemin ; elle répand la nuit une lueur phosphorescente égale à celle des vers luisants mais on peut faire cesser sa puissance en retournant son vêtement ; dans le Léon, celui qui est monté sur l'herbe qui trouble la vue doit, pour retrouver sa route, changer ses sabots de côté. En Franche-Comté le dicton veut que l'on perde son chemin si on a marché sur du plantain.

[...]

Dans une version des environs de Moncontour de Bretagne, l'homme avait pris l'herbe d'oubli, qui fait comprendre le langage des animaux quand on ne sait pas qu'on l'a ; son pouvoir cessa quand un passant lui eut dit qu'il l'avait touchée.

[...] En Haute-Bretagne, si on a de l'herbe d'oubli dans sa manche, on peut se faire suivre partout par la personne à laquelle on la fait sentir.

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Patrick Prado dans un article intitulé « Le Jilgré (datura stramonium). Une plante hallucinogène, marqueur territorial en Bretagne morbihannaise », (Ethnologie française, vol. 34, n°3, 2004, pp. 453-461) s'interroge sur les herbes d'égarement en lien avec le jilgré breton :


■ L’herbe d’égare

Les effets du jilgré dans le contexte que nous retraçons n’ont rien à voir avec les descriptions classiques. Le délire visuel, les hallucinations ne sont jamais évoqués au cours de notre enquête, les sensations kinesthésiques, en revanche, oui. En Bretagne, le jilgré n’est pas une plante hallucinogène. Dès 1818, l’aliéniste Jean-Étienne Dominique Esquirol proposait la définition suivante de l’hallucination : « Un homme qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée de ses sens, est dans un état d’hallucination » [Esquirol, 1818]. Dans ce sens, les personnes sous l’emprise du jilgré, loin d’être hallucinées, contrôlent au contraire une partie de la situation, celle qu’ils ne contrôlent pas étant très précise et toujours pareillement décrite : le jilgré est une plante d’égarement. Plus précisément, elle est une plante qui empêche son consommateur de rentrer chez lui, non qu’il ne reconnaisse pas le chemin et les voies d’accès à son domicile, mais il ne peut pas les emprunter. Plus précisément encore, il ne parvient pas à franchir certains seuils : limite de parcelle, entrée de chemin creux, gué, portail, barrière ouverte ou fermée, a fortiori la porte de la maison. Nous n’épiloguerons pas ici sur les significations sociales, domestiques et psychanalytiques à donner à ces précisions comportementales, mais il est important de savoir qu’elles sont homogènes, et que leurs pratiques sont souvent liées à la présence des animaux accompagnateurs : le chien, le furet (alors souvent domestiqué), le cheval. Cet égarement, qui se produit pourtant dans un territoire balisé, n’a rien à voir avec un autre phénomène beaucoup plus complexe et non lié au jilgré, qui survient dans un état « normal », sans prise d’aucune sorte d’adjuvant, plante, alcool ou autre, et dont nous avons repéré la trace dans les deux mêmes « pays » sous le nom breton de boemerezh, dont la traduction la plus proche est aussi « égarement » mais, cette fois, non pas du fait d’avoir perdu son chemin, mais plutôt d’avoir été brusquement saisi par un charme, une « bohème » qui vous égare dans les lieux que vous connaissez le mieux. Nous développerons ailleurs cette notion. C’est pourquoi, si nous voulions faire savant, ce serait, plutôt que d’égarement, de girotopie (c’est l’espace qui est courbe) ou de girodromie (c’est le déplacement qui s’arrondit) que nous devrions parler, la circularité et la répétition du trajet effectué sous l’emprise du jilgré ayant un caractère récurrent.

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Roland Mogn et François de Beaulieu, dans un article intitulé "Les plantes magique de Bretagne" et paru dans la revue Penn ar Bed n°212 en novembre 2012 proposent une longue notice sur cette herbe magique :


Grégoire de Rostrenen, dans son Dictionnaire de 1732, est le premier qui évoque les propriétés de la plante : « Oublie : plante rampante qui ressemble à de la mousse verte entortillée, et qui, dit-on, égare ceux qui la nuit marchent dessus, leur faisant oublier leur chemin, ar saoüzanenn, ar savanenn, ar savanne. ». Ces mots signifient être surpris, déconcerté, effrayé. La plante a déjà été évoquée, hors Bretagne, dans la Lettre pour les Sorciers écrite vers 1650 par Cyrano de Bergerac. On la retrouve citée par des folkloristes dès 1861, que ce soit en Normandie, en Berry ou en Bretagne. Pour cette région, c’est R.-F. Le Men qui l’évoque en 1870 dans la Revue celtique : « Ar ioten – Ar Ghéoten = l’herbe d’égare : Vous tournerez toute la nuit dans un cercle infranchissable et ce n’est qu’au lever du soleil qu’il vous sera possible de retrouver votre chemin ». La plante est aussi bien connue dans les pays germaniques sous le nom d’Irrkraut (dans ce cas pour désigner le Pteridium aquilinum) dont la signification est identique.

Parmi des dizaines de mentions, notons pour mémoire quelques témoignages de la fin du XIXe siècle. Lionel Bonnemère parle de « l’herbe royale, qui pousse sur la lande de Rohan près de Saint-Mayeux (Côtes-du-Nord), bien que personne ne l’ait jamais vue, fait perdre la route de jour et de nuit, même à l’homme qui est à cheval, si le sabot de sa monture se pose sur elle » (Revue des Traditions populaires, t. V). Dans la partie bretonnante des Côtes d’Armor, on connaît un moyen facile de retrouver sa route ; il consiste à toucher, quand on pense avoir marché sur la plante magique, un morceau de bois ou de fer. Ailleurs, on conseille de retourner sa veste ou ses poches. L’herbe permet aussi d’entendre le langage des animaux (Sébillot), de déjouer les tours des magiciens (cf. trèfle à quatre feuilles), de retrouver les objets perdus. Elle pousse « là où une jument a mis bas son premier poulain » ou un poulain « né par le siège » (Cf. trèfle à quatre feuilles).

On aurait tort de croire que, depuis, l’herbe d’oubli soit tombée… dans l’oubli. Il est encore des personnes âgées qui peuvent conter comment elles ont erré une nuit entière dans des terrains qu’a priori elles connaissaient parfaitement bien. Albert Poulain d’ailleurs, a recueilli en Haute-Bretagne de multiples témoignages récents qui occupent quatre pages de son extraordinaire livre Sorcellerie, revenants et croyances en Haute-Bretagne. De même, Daniel Giraudon (2010) a recueilli de multiples exemples, tant dans le Trégor qu’en pays gallo. Non seulement il a relevé de multiples termes pour désigner la plante magique, mais aussi des verbes pour désigner l’effet qu’elle produit.

L’importance de l’herbe d’oubli est telle qu’elle a même accédé aux honneurs de la bande dessinée et de la littérature. Elle fournit les titres du tome 8 des Chemins de Malefosse de Bardet et Dermaut paru en 1995 (mais le dessin de la feuille ferait plutôt penser à un Stachys) et, surtout, aux mémoires de Louis Guilloux publiées en 1984. L’écrivain briochin s’en est bien sûr expliqué, non sans en rajouter un peu dans le fantastique : « Il m’arrive de ne plus très bien savoir où j’en suis. J’ai peur de poser le pied devant moi, peur du monde et peur de la solitude. Il me semble parfois ne plus vivre que dans la suite de moi-même. Aurais-je mis le bout du pied sur cette “herbe d’oubli” dont il est question dans les vieux contes bretons, une herbe que les méchants répandent sous les pas de qui ils veulent perdre ? Le malheureux voyageur rentrant chez lui à la nuit tombée, impatient de retrouver tout son monde, pose, sans le savoir, le pied sur cette herbe maléfique et perd aussitôt son chemin. Les Korrigans toujours alertes qui le guettaient surgissent de partout, le prennent par la main et l’entraînent dans une ronde sans fin : on le retrouvera au matin mort d’épuisement au coin d’un champ de blé. »

Quelle est donc cette étrange plante aux pouvoirs si puissants ? Faut-il suivre Lucien Jeny qui notait en 1905 dans la Revue du Berry et du Centre que « l’herbe d’égarement n’a pas de nom en botanique, mais reste comme une production surnaturelle semée par la foudre, par le feu du ciel, ou éclose la nuit de la Saint-Jean, dans les ardeurs du solstice d’été » ? Ne faut-il pas plutôt revenir aux sources et prêter crédit au père Grégoire de Rostrenen qui nous parlait d’une sorte de « plante rampante qui ressemble à de la mousse verte entortillée » ?

En allant aussi aux sources de la botanique bretonne, en l’occurrence les Flores publiées par Ferrary avec l’aide de Le Gall (1836), Le Gall (1852) et Lloyd (1879), on découvre que les scrupuleux savants avaient noté le nom vernaculaire d’herbe d’oubli dans leurs notices sur les lycopodes. Médecin et botaniste, Ambroise Viaud-Grand-Marais (1833-1913) a, par contre, recueilli en 1877 une tradition à l’île d’Yeu à propos du spiranthe d’été nommé herbe de la détourne et qui fait perdre son chemin. Mais il ne faut pas s’arrêter là.

Les noms vernaculaires cités par Ferrary (1780-1842) dans sa flore sont de deux sortes : les noms savants (un par taxon), souvent une traduction mot-à-mot du nom linnéen, et les noms vulgaires (quelques uns, dispersés). Ces noms sont déjà connus et répandus dans la France entière et présents dans d’autres publications et la simple mention « vulgairement herbe d’oubli » ne veut pas dire qu’il s’agit d’un collectage qui, dans les Côtes-du-Nord, aurait aussi dû donner des termes bretons. Les noms vulgaires cités par Ferrary ne présentent pas les caractéristiques des noms collectés sur le terrain : par exemple, ils ne comportent aucune forme dialectale. Ce sont des noms connus et répandus dans la France entière. De plus, il y a des erreurs. Par exemple, le Scolopendrium officinale est appelé « langue de serpent », alors que c’est le nom de lophioglossum vulgatum. Dans le cas de la flore de Le Gall, on constate qu’il fournit, en illustration des noms linnéens, 98 noms vernaculaires. Or, 95 d’entre eux sont des noms français connus, un nom est une traduction mot-à-mot du breton (fleur de lait = bokedeuleah = Primula vulgaris Huds.) et deux noms seulement sont originaux : oublie et herbe d’oubli, attribués au Lycopodium clavatum. Ces termes n’auraient pu, au mieux, être en usage qu’en Haute-Bretagne. Quant à Lloyd, qui n’a pas non plus opéré un collectage de noms vernaculaires, il donne « herbe de retourne, des égarés » qu’il a pu emprunter lui aussi. Il faut faire une mention à part de Mabille (1866) qui écrit plus longuement et subtilement « il y a une tradition populaire sur cette plante, que les paysans appellent ‘‘herbe de retourne’’ ; d’après cela on la croirait plus commune. Peut-être prennent-ils une mousse pour elle. »

Il faut bien admettre que dans la grande majorité des cas, les folkloristes ont souligné l’impossibilité de déterminer quelle plante se cachait derrière le nom d’herbe d’oubli.

Le fait de marcher sur certaines plantes peut avoir d’autres conséquences dans d’autres pays. En Irlande, marcher sur le féar gortach (Briza media L. et plantes assimilées) provoque immédiatement une sensation de faim et de faiblesse au point que l’on peut s’écrouler sur place. Même propriété pour le Hungerblümchen allemand et le Hungerkraut alsacien (petites Brassicaceae, genres Arabis, Erophila). Les anglais ont aussi leur hungerweed (Ranunculus arvensis L.). Ces plantes ont l’énorme avantage d’être, au moins partiellement, identifiées.

Il y a aussi les plantes, souvent médicinales, qu’il ne faut ni enjamber ni piétiner. Par exemple, une femme enceinte qui enjambe un pied de rue (Ruta graveolens L.) avortera (Rolland). L’objet de la croyance, apparemment anodine, est ici de désigner les plantes efficaces utilisées en dehors du cadre de l’Église. Le Ruta graveolens est un abortif puissant – et dangereux – qui était largement utilisé par les faiseuses d’anges. L’orchidée Spiranthes spiralis (L.) Chevall. est parfois nommée « détourne » en raison de la forme hélicoïdale très particulière de l’inflorescence. Daniel Giraudon signale qu’il existe sur l’estran une algue qui a les mêmes propriétés que l’herbe d’oubli !

La plupart des ouvrages scientifiques insistent sur les risques liés à l’usage des lycopodes qui contiennent des alcaloïdes toxiques et qui peuvent « déterminer assez rapidement des syncopes, suivies d’un coma mortel » selon G.-H. Parent (1964). Cet auteur ajoute : « une décoction, même à faible dose, peut engendrer des convulsions et du délire, débutant par une narcose ». Bien sûr, les homéopathes ont mis ces propriétés à l’œuvre, pour soigner… les troubles de la mémoire. Par ailleurs, des ethnologues ont signalé l’utilisation du lycopode par des peuples de l’arctique pour favoriser les voyages chamaniques vers l’au-delà. Il entre d’ailleurs dans les pouvoirs du chaman d’entendre le langage des animaux. Les propriétés « narcotiques » des lycopodes seraient-elles l’origine de l’herbe d’oubli ? L’hypothèse est tentante mais fragile.

L’herbe d’oubli est, très probablement, un nom donné à une plante magique qu’il n’est pas possible d’identifier trop précisément, même s’il n’est pas exclu qu’elle ait pu, dans certaines parties de la Bretagne, être exclusivement associée aux lycopodes. On verra qu’elle partage d’ailleurs quelques propriétés avec l’herbe d’or. La légende n’a pas besoin d’une plante réelle pour fonctionner et de nombreux exemples montrent que les mythes se nourrissent et se complexifient en s’empruntant des éléments les uns aux autres.

Le lycopode inondé peut, dans certaines parties de la Bretagne, avoir été considéré comme l’herbe d’oubli, mais l’idée d’une plante qui égare a une distribution beaucoup plus large en Europe et concerne d’autres espèces, ce qui en fait plutôt un mythe :

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Dans sa thèse intitulée Etat des lieux de la consommation des plantes et champignons hallucinogènes en France (soutenue en 2018 à l'Université d'Angers), Claire Marionneau donne un sens plus concret à la notion d'herbes d'égarement :


Plantes d’égarement : Les plantes d’égarement ont pour vocation de provoquer une perte des repères psychiques et spatiaux. Les prises sont vécues comme une expérience solitaire car les usagers communiquent peu entre eux pendant les hallucinations. Le datura est la plante la plus emblématique de cette catégorie.

Les plantes d’égarement permettent, en favorisant une activité de rêve, de se déconnecter de l’environnement extérieur. Malgré un état de semi-inconscience, l’activité psychique est soutenue. Les usagers privilégient souvent une consommation seuls ou dans un environnement calme et confortable afin de profiter pleinement des effets.

Ces plantes déroutantes sont également utilisées pour modifier la perception de l’environnement, les personnes se perdent dans un espace qui leur est pourtant familier. Elles ont par exemple une impression de girotopie : l’espace devient courbe. Peuvent également survenir des hallucinations corpo-réifiées.

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Mythes et légendes :


Charles Thuriet, auteur de Traditions populaires du Doubs (Librairie historique des Provinces, Emile Lechevalier, 1891) rapporte la légende locale suivante :


L'HERBE A LA RECULE (Canton de Besançon)


Nous avons trouvé l'herbe qui égare dans les traditions populaires de l'arrondissement de Saint-Claude. Nous trouverons à Broye-les-Pesmes l'herbe à la reprise. A Besançon, cette herbe qui égare s'appelle l'herbe à la recule ( ou l'hercule).

Si un homme s'égare dans un bois dont il connaît bien tous les sentiers, c'est qu'il a marché sur l'herbe qui égare. Et, dans ce cas, il aura beau faire, rabattre les chemins, revenir sur ses pas, il ne pourra s'orienter ni se reconnaître. Le père Chaillot, ancien garde vente au bois de Chailluz, faillit périr à quelques centaines de pas de sa baraque, si ses voisins n'étaient accourus à ses cris et ne l'avaient ramené chez lui.


(D' PERRON, Superstitions médicales de la Franche Comté, p. 22. )

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Pierre Dubois, auteur de La Grande Encyclopédie des lutins (Hoëbeke, 1992) propose une description détaillée de la Tourmentine, en tant qu'être appartenant au monde des lutins :


Je peux l'évoquer par des jeux de clair-obscur. (Umberto Eco, La Production des signes)


Bladé raconte qu'un homme qui s'était endormi au pied d'un sapin dans une forêt, de la Grande Lande, une nuit de la Saint-Jean, se réveilla à minuit en entendant des cris qui partaient du haut des arbres et de sous terre. Il vit tomber des esprits d'aspects divers, mouches, vers luisants, etc., et de terre, avec des lézards, des grenouilles ou des salamandres, sortaient des formes d'hommes et de femmes, hautes d'un pouce et vêtues de rouge, portant des fourches d'or à trois pointes. Et ces esprits chantaient en dansant :


Toutes les herbettes

Qui sont dans les champs

Fleurissent et grainent

Le jour de la Saint-Jean.


Jadis les forêts grouillaient d'une « vie différente » aussi bien de jour que de nuit. L'air du sous-bois bruissait d'elfes, d'esprits, de génies ailés, et le sol remuait d'une foultitude furtive et multicolore. Aussi le promeneur qui délaissait les grandes allées et s'enfonçait dans les layons risquait-il de tomber sous les charmes du petit Peuple. Si sa tête ne « revenait » pas son sort était réglé. Il disparaissait ! Mai si quelques grâces obtenues au berceau le singularisait, nymphes et elfes danseurs l'entraînaient dans des rondes qui se risquaient de lui user les pieds jusqu'à mi-mollet et le laisser pour mort.

Ou encore il passait son chemin sans rien deviner des présences naines, car au plus léger bruit de pas, les guetteurs sifflaient le repli général. Et des milliers de prunelles pointues surveillaient, entre les plantes et les ramures, le gêneur jusqu'à son départ...

Mais il n'était pas sauvé pour autant, car il pouvait encore croiser la Tourmentine qui poussait également durant la nuit du solstice d'été, dans le sillage des cercles féeriques : née de l'oiseau mélodieux dont le chant efface le temps et de la nymphe de l'Ortie, « la Plante d'Oubli », « l'Herbe à la Retourne », « la Lutine d'Égarement » qui, dès qu'on avait marché dessus, vous perdait à jamais.

« Celui qui foule la Tourmentine est "enfantômé" et n'a plus conscience de lui-même. » Il peut faire et refaire cent et cent fois le même trajet sans rien reconnaître. il tournera en rond tout le reste de sa vie à moins qu'un heureux hasard ou le bon vouloir des Sylvains et des Sidhe ne le conduise à la Parisette qui rompra le maléfice.

Vers le commencement du siècle dernier, des jeunes gens se perdaient dans un coin particulier de la forêt de Chûtrin, attirés par les herbes sorcières auxquelles ils ne pouvaient échapper ; les Êtres sans Âge venaient alors choisir des époux parmi les mieux faits.

Il est probable que Morgane, pour perdre les faux amants au fond du Val sans Retour, utilisait des cercles de Tourmentines.

L'Herbe d'Égarement a souvent servi de prétexte aux vadrouillettes et dévergondées pour expliquer bien des retards à leurs pères impatientés !


Taille : Une vingtaine de centimètres.


Aspect : Boule d'herbe rêche de couleur verdâtre. Quatre gros yeux à fleur de terre. Le corps-racine

enfui dans les lichens possède huit longues pattes grêles couvertes de longues radicelles.

Pas de bouche mais une sorte de poche-estomac ballottant au milieu des tubercules.

Habitat : La Tourmentine existe toujours dans toutes les forêts sauf dans les sapinières et autres

endroits plantés de conifères.

Nourriture : Lombrics, insectes, elfes-nains.


Mœurs : Bannies par Flore, elles vivent en bandes à l'écart des autres esprits sylvains. Elle déteste

et combat sans cesse la Parisette dont elle jalouse la beauté.

Activités : Egarent les gens et les emprisonnent en touchant leurs chaussures. En mai, au temps du

muguet et des jacinthes, on peut les entendre émettre un son imitant la flûte.. Il existe

de nombreuses variétés de Tourmentine.

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Selon Véronique Barrau et Richard Ely, auteurs de Les Plantes des Fées et des autres esprits de la nature (Éditions Plume de Carotte, 2014),


"Certains interdits existent au royaume des fées et quiconque les transgresse se voit exposé à une sanction inévitable. Bien souvent, celle-ci se traduit par l'oubli, l'égarement soudain. Dans le Somerset, il est bien connu que les aulneraies sont domaines de fées. Y pénétrer de nuit est s'assurer de disparaître de ce monde. Peut-être passez-vous dans la dimension féerique ou devenez-vous tout simplement invisible ? Une vertu partagée avec l'herbe d'or bretonne, l'aour-yeoten qu'on aperçoit de très loin, brillant au milieu de la plaine mais qui dès qu'on s'en approche, disparaît soudain à nos regards Pourtant, celui qui parvient à mettre la main dessus pourra s'en servir pour se rendre invisible à volonté ou découvrir quelque trésor bien caché jusqu'alors. Il en va de même pour les enfants qui seraient attirés par l'azur flamboyant des jacinthes des bois. La tentation est grande de courir au milieu de ces tapis poussant sous les hêtraies mais le danger ne l'est pas moins ! C'est là territoire des fées et elles s'empresseraient de déboussoler les bambins qui ne retrouveraient plus le chemin de leur chaumière.

Ces herbes-fées habitées d'un lutin comme l'Ariotanou de nature féerique se retrouvent partout. On l'appelle l'Egaire en Normandie ; l'herbe-qui-égare dans le Jura ; l'herbe d'engaire dans le Berry ; l'herbe des tournes en Saintonge, etc. En Allemagne, c'est l'Irkraut dont se méfient les promeneurs sur les sentiers réputés hantés par les elfes. En Russie, c'est la Zabutko qui effraie. Une jeune fille, après l'avoir consommée, reçut des fées le don de comprendre le chant des herbes. Son seul interdit était de ne jamais révéler à voix haute le nom de cette plante sous peine de perdre la mémoire, ce qui bien entendu arriva.

Pour terminer, évoquons encore l'histoire de ce brave garçon alsacien qui, après avoir marché sur une herbe d'égarement dans la forêt d'Obermoder, avait été ravi par les fées qui lui avaient fait voir mille merveilles. Une fois revenu chez lui, le jeune homme ne désirait plus qu'une chose : s'en retourner de l'Autre Côté. Hélas, les dames cruelles ne permettent pas aux pauvres humains que nous sommes de vivre une seconde fois cette plénitude émerveillée. L'entourage du garçon le savait bien, sa mère l'avait mis en garde, sa fiancée avait cueilli pour lui un brin de romarin qu'elle avait attaché à son vêtement pour le protéger. Rien n'y fit. L'entêtement du jeune homme le mena finalement à la folie. Après lui avoir fait perdre son chemin, les fées lui avaient fait perdre la raison !

Un pied sur la tourmentine, ou herbe d'égarement, et vous voilà parti pour des errements sans fin. Seul remède efficace contre cette malédiction, la parisette, Paris quadrifolia L., une petite plante discrète de nos bois."

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Voir aussi : Les Herbes de Féerie.

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